14 | EFFACE TON ÉNORME SOURIRE NIAIS
DÉCEMBRE TOUCHAIT À SA FIN mais il ne neigeait toujours pas. Il faisait simplement un froid de canard, qui obligeait Lorenzo à pousser au maximum les petits radiateurs du repère des âmes perdues. La salle était bondée, ce qui n'était pas bien difficile vu son exïguité. Des guirlandes aux reflets argentés pendaient encore du plafond, et un sapin en plastique vert pomme trônait toujours fièrement à côté du comptoir, soigneusement recouvert d'affreuses boules de Noël.
Assis à une table à quelques centimètres de la porte des toilettes, David et Lou sirotaient respectivement un demi-citron et un coca avec une paille. Ils parlaient avec véhémence de choses et d'autres, changeant de sujet avec une rapidité presque inquiétante. Mais la conversation revenant régulièrement sur le tapis concernait la pluie de devoirs qui s'était abattue sur le crâne des terminales.
-Sérieusement, j'ai trois mille trucs à faire en philo, soupira David en se massant les tempes, alors que la seule chose que je connais c'est la phrase "être ou ne pas être, telle est la question?"
-Arrête, la philo, c'est génial! protesta Lou.
Et les deux adolescents se mirent à débattre, objectant chacun que l'autre était influencé par sa filière, échangeant des phrases du type "T'es une hippie de L, évidemment que t'aimes Kant!" ou encore "Je n'aime pas Kant, petit scientifique de mes deux!" et un sacré paquet d'injures..
Alors que David faisait mine, pour la énième fois de la soirée, de s'arracher les cheveux, son téléphone vibra. Il l'extirpa de son blouson et la lumière bleutée de l'écran illumina son visage.
-Je peux savoir pourquoi tu souris comme un benêt? questionna Lou en replongeant le nez dans sa paille.
Le garçon ne répondit pas. Il continua de fixer l'écran de son téléphone, les yeux si exorbités qu'ils semblaient sur le point de tomber sur le plancher, les lèvres légèrement entrouvertes en un sourire gargantuesque.
-Tu me fais vraiment flipper, s'inquiéta la blonde. Tu vas pas faire un AVC ou un truc comme ça? Parce que j'ai aucune envie de t'empêcher d'avaler ta langue, ou de te faire du bouche à bouche.
Silence radio sur toutes les zones. On aurait dit que l'appareil avait occulté toutes les facultés mentales du jeune homme. Lou en profita pour lui voler une gorgée de bière, puis claqua ses mains contre le bois de la table.
-Ho! Tu me réponds, sombre idiot?
-Hm?
La jeune fille roula des yeux exaspérés, ignorant du mieux qu'elle pouvait le grand sourire de David.
-Alors? Il se passe quoi?
Le garçon éteignit son téléphone, le rangea dans sa poche et porta son verre à ses lèvres. Seulement, il éclata de rire avant d'avoir pu boire la fin de son demi-citron.
-Swann m'a envoyée un message, exulta-t-il, incapable de cacher sa joie plus longtemps.
-Sérieux? s'exclama Lou en lâchant sa paille. Elle s'est peut-être trompée de destinataire... Mais non je rigole! C'était une blague, relax. Pas d'humour ces matheux, hein... Alors? Elle dit quoi? Allez, dis, elle dit quoi?
La blonde semblait aussi ravie que David, qui ralluma son appareil en se tortillant sur sa chaise.
-Elle me souhaite une bonne année, elle dit qu'elle aurait aimé être avec nous et elle dit que je lui manque. Et elle dit aussi que je dois te surveiller parce que tu ne tiens pas l'alcool, ajouta-t-il avec un regard moqueur pour la jeune fille.
Lou eut une exclamation qu'elle voulait à la fois méprisante et indignée mais qui ressemblait plus au grincement d'une porte mal huilée.
-Efface ton énorme sourire niais, ou je risque de dégobiller tout mon coca.
Mais David était incapable d'étouffer le puissant sentiment d'allégresse qui montait en lui: Swann lui souhaitait une bonne année, Swann pensait à lui, Swann voulait être avec lui. Et ça, ça vallait bien toutes les taquineries de Lou.
-Hé, Simplet, regarde! C'est Garance, là-bas!
David eut un petit froncement de sourcils, le temps de se souvenir qui était "Garance". N'étant ni dans la classe de Lou, ni dans celle de Maxine, il ne partageait pas les mêmes professeurs que ses amis, et le regrettait d'ailleurs profondèment -rien n'est plus agréable que de pouvoir recopier les devoirs de ses condisciples dans les couloirs un mercredi matin.
Le professeur de français venait en effet de garer sa voiture devant l'ancienne station-essence, et s'avançait vers le repère des âmes perdues, courbé en deux pour résister au vent glacial, ses cheveux clairs comme secoués par des mains invisibles. L'homme eut à peine le temps de poser la porte d'entrée que Lou agitait déjà les bras dans sa direction, en de grands mouvements anarchiques qui manquaient à tout moment de renverser son verre vide et David.
-M'sieur Garance! s'époumona-t-elle. Venez avec nous!
Le concerné hésita un instant. Cette fraction seconde fut trop longue pour la blonde, qui avait déjà bondi sur ses pieds pour lui saisir la manche et le traîner d'autorité jusqu'à leur table.
-Lui, c'est David, expliqua-t-elle en se rasseyant à côté de lui. Faites gaffe, c'est un terminale S... M'sieur, c'est trop cool que vous soyez là! J'ai toujours rêvé de dévergonder un prof!
La peau pâle de monsieur Garance rosit légèrement et, pour la première fois depuis qu'ils le connaissaient, il parut incapable de trouver une jolie citation adaptée à la situation.
-Pas dans le sens sexuel, s'empressa de préciser David. Je crois que Lou parle d'un point de vue plus... métaphysique. Et alcoolisé, ajouta-t-il en la voyant appeler à grands cris Lorenzo.
Le barman s'approcha d'eux, son plateau calé sur la hanche, mâchonnant sa moustache dans un demi-sourire qu'il avait toujours quand il servait un élève d'Arthur Rimbaud. C'était plus fort que lui, les adolescents l'amusaient, avec leurs certitudes et leurs doutes, leurs avenirs à peine tracés et leurs passés pas complément remplis.
-Bières? proposa Lou, visiblement ravie et survoltée, en se tournant vers ses deux camarades.
-Non, merci, refusa monsieur Garance. Je ne suis pas sûr que boire devant ses élèves soint inscrit dans le guide du parfait professeur... Ni même dans le réglement d'Arthur Rimbaud.
David commanda donc trois bières, juste pour le plaisir d'enfreindre une potentielle interdiction. Très vite, les verres furent suivis d'une deuxième tournée, puis, après un tour aux toilettes, d'une troisième.
On se mit à rire encore plus fort et à discuter de plus en plus. Il apparut que le véritable nom de monsieur Garance était Nils, qu'il allait sur ses trente et un ans et que les poches de son manteau étaient bourrées de livres de poche.
-Moi, plus tard, je veux faire la révolution, chantonna Lou tout en sirotant le fond de verre de David.
Le jeune homme marmonna un "n'importe quoi" peu convaincant, puisqu'il lorgnait l'écran de son téléphone depuis six bonnes minutes, trop occupé à regarder une photo de Swann, postée il y avait quelques minutes sur les réseaux sociaux.
-Quand je le dis, on me croit pas. Mais c'est vrai, je la ferais! Moi, je pense que la vie, c'est une histoire de lutte des classes... Suffit de regarder autour de soi.
-Vous avez déjà lu Karl Marx? s'enquit monsieur Garance.
-C'est le mec avec la superbe barbe? Non.
Le professeur de français hocha lentement la tête, faisant tinter les glaçons au fond du verre plaqué contre sa tempe.
-Vous devriez. Pour faire la révolution, ça peut-être utile.
-Vous croyez? demanda David, légèrement suspicieux. J'suis pas sûr qu'un livre aide à faire bouger les choses...
Nils esquissa un demi-sourire allègre, qui ressemblait un peu à celui qu'il avait adressé à Iphigénie Deschamps quand elle lui avait demandé si ce qu'ils faisaient était vraiment au programme.
-Je crois que nos avis vont diverger sur son point... Je pense que le savoir est la meilleure des armes que l'être humain possède. Chaque révolution est appuyé par les livres; Karl Marx a inspiré la révolution russe. Indignez-Vous de Stéphane Hessel a entrainé un grand nombre de manifestations partout dans le monde. Les mots sont le support de la vérité. Les mots conserveront toujours leur pouvoir. C'est pour ça que les mots peuvent changer le monde.
Monsieur Garance avait expliqué ça sans se départir de son sourire qui creusait une fossette sous sa paupière droite, ni de son ton allègre qui donnait l'impression qu'il allait éclater de rire d'un moment à l'autre.
Lou paraissait ravie, malgré le mal de tête qui s'insinuait lentement dans son cerveau et qui lui donnait l'impression de traverser une faille spatio-temporelle.
-M'sieur? souffla-t-elle. Vous voudriez pas nous adopter? On fait le ménage, la vaiselle et on a des jolis sourires.
-Adopter une bande de révolutionnaires surexcités et alcooliques alors que j'habite dans un lycée au fin fond de la campagne? Je crois que c'est ce qu'on appelle un choix irrationnel non? s'esclaffa Nils.
-Non, ça veut juste dire qu'on vous a dévergondé, lâcha David avec un grand sourire.
Et ils éclatèrent de rire.
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