13 | ET SURTOUT, JOYEUX NOËL

UN PIÈGE. Une embuscade. Assise à la grande table de la salle à manger, entre tante et frère ainé, Aloïs dardait sur ses huîtres un regard furieux. Elle haïsssait les repas de famille, ces grandes cérémonies où tout le monde se sent obligé d'étaler son bonheur, sa réussite sur les jolies assiettes fleuries et de poignarder les échecs et les plaies des autres à l'argenterie. "Merde. Merde. Merde. Merde. J'aurais jamais du venir."

Aloïs aurait mille fois préféré passer ses vacances à l'internat, avec Lou, qui répétait en boucle les mots "dictat de Noël!" "capitalisme" et "petits bourgeois", l'index pointé vers le plafond. Elle clamait à qui voulait l'entendre qu'elle ne rentrait pas chez elle pour les vacances pour ses raisons politiques. Il était évident qu'elle mentait, mais personne ne lui avait posé la question. Peut-être parce qu'il était amusant de voir Lou s'échauffer toute seule.

Si Aloïs était restée au lycée Arthur Rimbaud, elles auraient pu faire un poker. Puis aller chez Lorenzo boire quelques verres. S'offrir des cigarettes et des fous rires en guise de cadeaux.

Mais Aloïs était coincée entre son frère Sylvain et sa tante Marie, et ne pouvait que se maudire d'être montée dans ce stupide train, avec les grappes d'élèves qui quittaient la gare pour retourner dans les petites villes jalonnant la ligne ferroviaire.

Ne souhaitant pas croiser les regards, elle s'obstinait à toiser méchamment ses huîtres. Elle ignora tout bonnement le raclement de gorge de son oncle, qui se pencha en avant pour mieux s'adresser à eux.

-Alors, les études, ça marche tous les deux?

Martin regardait avec attention son neveu et sa nièce, un air de bienveillance illuminant ses grands yeux bleus. Avec ses rondeurs encore juvéniles et son nez en trompette, il était la réplique quasi-exacte d'Aloïs, ce qui d'ailleurs agaçait la jeune fille au plus haut point.

Elle aurait mille fois préféré être comme son frère: le mouton noir. Alors que la grande majorité des membres de la famille Lalouette arborait une peau laiteuse et une chevelure incroyablement claire, Sylvain affichait une longue tignasse brune, bouclée, indomptable, et de longs cils de suie ourlant ses yeux noisettes.

Le contraste était d'autant plus frappant quand il se trouvait au côté d'Aloïs: elle, son visage de petite fille et ses orbes pâles, lui, la mâchoire carrée et le regard vif. Ils se ressemblaient autant que les étoiles ressemblent à la Lune.

-Nickel, répondit Sylvain. Tu sais, je suis en prépa maintenant. C'est un peu dur, mais je gère.

La jeune fille vit, du coin de l'oeil, sa mère se rengorger, ce qui l'exaspéra au plus au point. Elle adressa un froncement de nez à son frère, grimace discrète qui tira un sourire au jeune homme.

Le regard de Martin se tourna vers elle. Aloïs ne comptait pas répondre mais Sylvain lui envoya un coup de pied à travers la table, le genre de coup incroyablement douloureux mais parfaitement invisible que seuls les grands frères savent donner. Elle se composa donc un sourire étincelant et parfaitement forcé, qu'elle colla sur ses lèvres peinturlurées.

Sa mère avait absolument tenu à ce qu'elle se maquille, aussi avait-elle recouvert sa bouche d'un rouge de velours, si sombre qu'il en paraissait noir. Son rictus était si loin de ses habituels éclats de rire tonitruants que son visage paraissait transformé.

-Ça va, répondit-elle sobrement.

Une petite quinte de toux ponctua sa phrase et tous les regards se tournèrent vers le père. Yeux de rapace, visage anguleux, un sourire ironique sur les lèvres. Ce visage détesté et pourtant si familier.

-Je ne sais pas si on peut réellement dire "ça va" quand on compte partir faire de l'art, lâcha-t-il, un brin moqueur.

Il avait dit "art" comme s'il était agi de quelque chose de particulièrement grossier et honteux. Aloïs sentit ses joues s'embraser et baissa à nouveau son regard meurtrier vers son assiette.

-Chéri... C'est Noël, souffla sa mère dans un murmure parfaitement audible jusqu'à l'autre bout de la table.

Le père leva au plafond un regard exaspéré, comme si le simple fait de le rabrouer était une injure pure et simple.

-Non mais j'aimerais savoir tout de même! Suis-je le seul à trouver ce comportement totalement immature? Ou est-ce que je suis vraiment le seul à prendre les choses au sérieux?

Le silence était total. Plus personne n'osait toucher à sa fourchette de peur que le tintement contre l'assiette ne provoque une explosion. Aloïs avait rentré la tête dans les épaules, tendue et impuissante. Elle ne disait rien à son père depuis dix-sept ans, ce n'était pas aujourd'hui qu'elle allait commencer. Mais son frère, lui, tapa du poing sur la table, faisant sursauter les assiettes et s'exclamer la grand-mère.

-C'est vrai Al! Tu veux pas faire le même métier que papa? Tu veux pas gagner plein de fric et faire une jolie famille de branleurs?

-Sylvain!

Le père, gonflé de colère, excédé par l'insolence de son fils, coutumière depuis un an ou deux.

-C'est vrai, les artistes c'est quoi? Des ingrats qui foirent leurs études et qui se droguent... Comment tu dis déjà, papa? "Le cancer de la société"? Ou "les parasites"? Je sais plus, tu veux pas le répéter?

-Sylvain, tu arrêtes maintenant! Et toi aussi! hurla madame Lalouette en pointant une fourchette menaçante sur son mari.

Puis, sans plus de cérémonie, elle rejeta sa serviette sur la jolie nappe blanche et quitta la pièce à grands coups de talons. La table en resta bouche bée. Jamais Aloïs ne se serait doutée que sa mère aurait été capable de s'emporter. C'était le rôle de son mari, les crises de colère. Le silence, c'était son rayon et les sujets de dispute, celui de Sylvain.

-On mange, lâcha monsieur Lalouette, visiblement secoué.

Tout le monde piqua docilement du nez vers son assiette. Seule Aloïs resta parfaitement droite, les yeux rivés sur la serviette abandonnée sur la table.

-Al. Tu manges, répéta son père, la voix légèrement tremblante.

Mais Aloïs, poussée par un élan de révolte qu'elle ne connaissait pas, le toisa avec le même dégout que les huîtres.

-Tu sais que je voulais vraiment faire les Beaux Arts? articula-t-elle en triturant sa fourchette.

Monsieur Lalouette ne répondit pas, mais se raidit légèrement sur sa chaise. Il ne baissa pas les yeux, lèvres serrées, sourcils haussés.

-Je voulais vraiment faire les Beaux Arts, répéta Aloïs, sa voix dérapant légèrement dans les aïgus.

-Ce n'est pas un métier "peintre"! martela son père pour la sixième fois depuis le début des vacances. Un travail, ce n'est pas un loisir, ce n'est pas une passion. Je veux que tu es une belle vie, une vraie vie! Tu peux devenir avocate et faire de la peinture à côté. On ne peut pas céder à tous tes caprices de petite fille!

-Laisse tomber, souffla-t-elle. Tu comprends pas, de toute manière. Tu comprends pas parce que tu t'en fous. Tu t'en fous, c'est tout. Mais moi, je voulais vraiment faire les Beaux-Arts.

Elle tremblait. Elle n'aurait pas su dire si c'était de rage, de tritesse ou de fatigue. Le père et la fille se fixèrent, en silence, si semblables et si éloignés en même temps. Aucun des deux ne se sentaient capables de se jeter des atrocités, aussi se frappaient-ils du regard. L'échange silencieux était si violent que la grand-mère Adeline, dans une vaine tentative de diversion, brandit le champagne comme une épée et l'agita devant son fils, en renversant au passage sur le pantalon de son mari.

-Qui veut du champagne?

Aloïs aurait voulu hurler, longtemps, très longtemps, déverser ses paroles comme un poison, pour les empoisonner tous, avec leurs huîtres déguelasses et leurs sales gueules. Mais sa gorge se mit à couiner et elle fondit en larmes. Elle continua à parler, des gargouillements inintelligibles s'échappant de ses lèvres, jusqu'à ce que Sylvain quitte la table. Il se leva si vite que sa chaise se renversa sous le choc, heurtant le carrelage dans un bruit perçant.

-Je suis désolé, mais je peux pas supporter ça.

Il vida sa coupe de champagne d'un trait, ébouriffa les cheveux d'Aloïs, toisa son père de haut en bas avant de sortir de la pièce, sur les traces invisibles de madame Lalouette. Ils entendirent ses pas s'évanouir dans le couloir, ponctués des sanglots hachés de sa petite soeur.

-Et surtout, joyeux Noël! hurla-t-il, une main sur la poignée.

Et Sylvain claqua la porte, laissant derrière lui une Aloïs brûlante de chagrin, éperdue d'admiration et dévorante de colère.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top