12 | TU BLUFFES MARTONI
LA CHAMBRE 6, du tout petit à gauche du lycée Arthur Rimbaud, ressemblait trait pour trait à celle de Lou, à quelques différences près. Ici, l'air embaumait la bougie parfumée et aucune jeune fille ne somnolait sur le parquet, ne squattait le lit ou ne bossait sur le bureau. C'était plutôt Lou qui monopolisait la couchette inférieure, mâchonnant un chewing-gum du coin de la molaire, dardant un oeil distrait les cartes glissées entre ses doigts. Assis sur un gigantesque pouf écarlate, sa chevelure brune dressée sur son crâne comme s'il venait de fourrer ses doigts dans la prise électrique, Ismaël louchait sur son propre jeu, critique et légèrement sceptique.
-T'as misé quoi déjà? demanda-t-il.
-Un paquet de Marlboro, un porte-clef-lampe-torche-ouvre-boîte en forme de cochon fluorescent et une paire de chaussettes, énuméra-t-elle avec un sourire angélique. Tu suis?
Ismaël se mordit la lèvre, pesant le pour et le contre. Il ne fumait pas, n'utiliserait sans doute jamais un porte-clef en forme de cochon, ne manquait pas de chaussettes et ne possédait qu'une paire de trois. Sauf que Lou bluffait, il était prêt à le parier.
-Je suis. Et je relance de deux, dit le jeune homme en sortant de sa poche deux badges, l'un clamant "Je suis un gosse modèle", l'autre représentant Casper le fantôme.
-Je vois, souffla Lou.
Elle se contorsionna un peu pour glisser ses doigts dans la poche arrière de son jean, fouilla un instant et en sortit deux pièces d'un euro qu'elle jeta sur le tapis avec une désinvolture charmante. Ismaël posa la somme identique sur le parquet. Les deux jeunes gens se fixèrent en silence. Un sourire gargantuesque traversa alors le visage de Lou.
-Tu bluffes Martoni!
Et sur cette célèbre réplique de la Cité de la Peur, elle claqua son carré de neuf sur le matelas tandis qu'Ismaël pestait en rejetant sa paire de trois.
-J'étais sûr que tu bluffais! gémit-il en regardant Lou raffler la mise.
-Amateur, répliqua-t-elle. Aide moi à épingler mes badges.
Elle repoussa ses cheveux blonds pour mieux dégager le tissu rayé de son pull. Ismaël accrocha Casper sur son épaule gauche tandis qu'elle accrochait l'autre pin's sur son sein droit.
-T'es même pas une gosse modèle, marmonna le brun en regardant la jeune fille former lentement une bulle de chewing-gum rose pâle entre ses lèvres.
-Bien sûr que si! C'est écrit là, regarde! s'exclama-t-elle en tapotant son badge.
Ismaël se contenta de lui envoyer la paire de chaussettes à la figure. Lou répliqua par un violent lancer d'oreiller. Avec un hurlement guttural, le jeune garçon se jeta sur la blonde et la bataille commença.
Lou aurait pu gagner la guerre si Ismaël n'avait pas usé d'une arme fourbe, traître et bien connue: les chatouilles. La jeune fille gargouilla un pitoyable appel au secours, se débattant comme une forcenée, hurlante de rire, le brun à la califourchon sur son estomac.
Si quelqu'un était entré à ce moment, il est probable qu'il eut cru assister à une scène incroyablement romantique d'un couple de lycéens hilares. Mais ce n'était pas le cas.
Lou et Ismaël avaient la chance de vivre une amitié particulière, le genre de relation simple et heureuse qu'ont les enfants. Ensemble, ils se comportaient comme à la fois comme des gosses mal élevés, un petit couple de retraités et deux adolescents un peu tarés. Beaucoup restaient persuadés qu'ils finiraient par tomber amoureux l'un de l'autre. Mais c'était faux. Lou aimait Ismaël et Ismaël aimait Lou, plus que le chocolat, moins que Le Seigneur des Anneaux, mais autant qu'un membre de leur famille.
-T'as déjà fait ta valise? s'étrangla soudain la blonde qui, se tordant comme un beau diable, avait fini par échapper à l'emprise du garçon.
-Pourquoi "déjà'? C'est demain les vacances, fit remarquer Ismaël.
Lou écrasa son chewing-gum contre sa dent de sagesse en soufflant un "merde, c'est passé vite!" Elle avait toujours eu du mal avec les dates, surtout depuis que ses parents avaient divorcés. Un week-end chez l'un, un week-end chez l'autre, les vacances chez machin, les prochains chez bidule... Elle s'embrouillait dans les jours, les heures et les semaines.
-On est bien en décembre, là? Le vendredi avant les vacances?
-Oui m'dame.
-Donc, j'ai pas besoin de faire ma valise, conclut-elle avec soulagement.
Ismaël, avec toute la stubilité (étrange mélange entre stupidité et subtilité) d'un meilleur ami, réclama à grands cris de plus amples détails.
- Je devais passer le réveillon chez mon père. Sauf qu'il bosse à l'étranger. Alors je le passe ici, résuma Lou avec un éclat de rire.
-Et t'es triste? s'enquit le jeune homme en regardant attentivement les yeux amusés de la blonde, comme s'il craignait d'y voir des larmes.
Elle haussa les épaules en rajustant son badge "je suis une gosse modèle."
-Pas tellement. Un peu, c'est sûr. Mais moins que No, par exemple.
-Quoi, No?
Depuis que Nolwenn leur avait annoncé sa décision d'arrêter d'un jour ou l'autre les cours, ils guettaient ces faits et gestes comme si elle était une bombe sur le point d'exploser. On aurait dit qu'elle pouvait se volatiser en un battement de cils.
-Elle devait passer Noël "en famille", mais finalement sa mère ne veut pas. Une histoire de grève de train, d'après ce qu'elle raconte, mais No est sûre qu'elle bluffe.
Lou ponctua sa phrase d'une bulle de chewing-gum et d'un haussement d'épaules. Ismaël garda le silence, sans trop savoir quoi dire. C'était un sentiment vraiment bizarre de ce dire que Nolwenn ne reviendrait peut-être pas en cours après les vacances. Qu'elle disparaîtrait définitivement de leurs vies de lycéens.
Lou sembla se décider à meubler le silence. Elle faisait souvent ça, Lou. Détourner l'attention sur elle, ses conneries et ses éclats de rire.
-Swann aussi, elle rentre chez elle, expliqua-t-elle. Elle va enfin rencontrer la copine de sa soeur. Paraît qu'elle a des dreadlocks de malade...
Le garçon esquissa un sourire et lança à la blonde une des ces habituelles oeillades pétillantes.
-C'est David qui va être triste...
-Il rentre pas? interrogea Lou, un peu surprise.
-Non, ses parents vont voir sa grand-mère en Russie, et il a peur de l'avion.
La jeune fille battit des mains, ravie de ne pas être la seule élève de terminal à passer son réveillon à Arthur Rimbaud. Certes, David passait le plus clair à parler de Swann, mais il n'en restait pas moins drôle et incroyablement gentil.
-Et Maxine, elle reste? s'enquit Ismaël.
-Mais non, elle rentre chez elle. Elle est trop contente. Tu m'étonnes, sa famille est géniale... Une fois, j'ai même demandé à ses parents de m'adopter. Devines quoi? Ils ont refusé!
-Aucune personne saine d'esprit n'adopterait une fille qui possède un porte-clef cochon fluo, philosopha le garçon avec sagesse.
La jeune fille ouvrit de grands yeux effarés et agita le dit-cochon devant le visage du brun, comme pour le convaincre de la gentillesse de l'animal en plastique.
-Il fait aussi ouvre-boîte et lampe torche! D'ailleurs, tu sais si Aloïs reste à Arthur Rimbaud? s'enquit-elle, passant du coq à l'âne, si brusquement qu'Ismaël, encore sur le cochon, mit quelques instants à comprendre de quoi elle parlait.
Il finit par hausser les épaules. Aloïs ne parlait pratiquement plus depuis le fameux appel durant la réunion des mômes fièvreux. Elle se contentait de noircir des feuilles entières à grands coups de fusain, délaissant même ses devoirs de maths. Ses dessins avaient perdu leurs réalismes et leurs traits soigneusements estompés. Aloïs dessinait des bouches fermées, des visages aux yeux vides ou de simples traits, immenses et rageurs.
-Elles vont pas bien, en ce moment. No et Aloïs, dit simplement Lou en rajustant Casper sur son épaule.
Ismaël l'approuva d'un grognement et renversa la tête en arrière, ses cheveux éparpillés sur le jeu de cartes.
-C'est fatiguant d'être jeune, quand même... soupira-t-il.
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