05 | VIEILLE TOUPIE
RARES ÉTAIENT LES PERSONNES qui fréquentaient le couloir B. Coincé entre l'administration et la cour de récréation -qui se résumait à un carré de béton trop exïgu pour des adolescents- il était étroit, peu éclairé et une puissante odeur de plastique l'emplissait entièrement. Pour couronner le tout, il était plus dangereux que les autres couloirs du lycée Arthur Rimbaud, la principale et ses adjoints surveillant les alentours comme les molosses leur os. Les élèves l'évitaient donc soigneusement.
Pourtant, les adolescents étaient parfois contraints de pousser la lourde porte de bois sombre percée d'une petite fenêtre, sur laquelle était apposée une plaque indiquant "secrétariat"
Un pied contre le mur, l'autre basket plantée sur le sol, Swann dardait ses prunelles aux reflets ambrés sur des détails aussi dépourvus d'intérêt, comme la lézarde dans le mur, le néon clignotant ou l'empreinte d'une bouche peinturlurée de rose sur le mur d'en face.
La porte du couloir s'ouvrit à la volée et se referma avec fracas, laissant entrer une Maxine écumante de colère. Ses joues étaient aussi écarlates que sa jupe et ses lèvres brillantes étaient serrées si étroitement qu'elles semblaient avoir disparu. Ses yeux sombres lançaient des éclairs de fureur et son chignon semblait plus échevelé que jamais.
-Le prochain qui me fait une réflexion sur ma jupe, je lui arrache les deux yeux, grogna-t-elle en balançant rageusement son sac.
Swann haussa un sourcil. Maxine ne s'énervait que rarement et jamais elle n'aurait martelé un mur de coups de bottines comme elle le faisait actuellement s'il n'y avait pas eu une bonne raison.
-Qu'est ce qu'elle a, ta jupe? s'étonna Swann.
La métisse répondit par un grognement furieux qui n'expliquait en rien la situation. Swann regarda le vêtement avec plus d'attention, sans réussir à trouver ce qui clochait.
-Qui est-ce qui t'as fait une réflexion? finit-elle par lâcher, prudemment.
-Mais tous! s'écria Maxine en claquant ses mains contre ses cuisses. Ils sont là, à lorgner dessus... On dirait que je me balade à poil!
Swann eut une mimique compatissante. Son silence sembla légèrement calmer la brune, qui passa une main lasse dans ses cheveux bouclés.
-Je te jure, ce bout de tissu déclenche la troisième guerre mondiale, gémit-elle en appuyant son front contre le mur.
Un "tac-tac" de talons aiguilles caractéristique retentit alors derrière elles. La principale, madame Grimard, était une belle femme froide à la chevelure impeccablement coiffée et au visage de marbre. Elle s'arrêta devant les deux jeunes filles et darda un oeil glacé sur Maxine.
-Duval: qu'est ce que c'est que cette tenue?
La principale désigna de l'index la jupe écarlate, le chignon trop bas d'où s'échappaient de longues mèches de cheveux bouclés et les lèvres brillantes. Maxine préféra ne pas répondre et se contenta de toiser la directrice, son visage dépouillé de toute expression.
-Vous êtes priée de vous plier au réglement intérieur mademoiselle Duval. Et le règlement interdit les mini-jupes, le maquillage outrancier ou les coiffures extravagantes. Vous me ferez le plaisir d'aller vous changer.
-Vieille toupie, souffla Maxine dès que la paire de talons aiguilles se fut éloignée
Aussi démodée que fut l'insulte, elle n'en était pas moins vraie et fut largement approuvée par Swann. Sa colère légèrement redescendue, Maxine s'engouffra dans le secrétariat. Elle en ressortit quelques minutes plus tard, visiblement soulagée qu'aucun des fonctionnaires présents dans la salle n'aient fait attention à sa jupe.
Les deux jeunes filles rejoignirent la cour de récréation, dans laquelle s'entassaient un nombre impressionnant de lycéens. Swann remarqua très vite que plusieurs petits groupes se retournaient sur elles et, plus précisèment, sur les jambes nues de Maxine. Une insulte fusa, suivi d'une série d'éclat de rire. Swann vit la mâchoire de la brune se contracter, mais elle poursuivit son chemin en faisant mine de ne pas avoir entendu.
-T'as dit quoi, là? lança une voix brutale, glaciale.
Les deux amies se retournèrent d'un mouvement quasi-identique. Nolwenn faisait face à un garçon aux cheveux blonds soigneusement peignés.
-J'ai dit: "salope", dit l'adolescent, provoquant les ricanements de son groupe d'amis.
Nolwenn tourna ses yeux gris vers une fille aux cheveux bouclés qui hennissait de rire derrière sa main.
-Ça te fait rire? lança-t-elle.
L'autre cessa immédiatement de glousser. Il faut dire que le visage anguleux de No, crispée par la colère, était particulièrement effrayant et étrangement sombre. Mais, en plus d'un regard meurtrier, la jeune fille avait une réputation de dure-à-cuire qui, aujourd'hui, jouait en sa faveur.
Tout le monde savait que Nolwenn venait d'un milieu moins favorisé que la majorité des élèves. Tout le monde se souvenait de la fois où elle avait giflé si violemment un terminale qu'il avait gardé l'empreinte de sa main pendant trois jours. Et tout le monde savait que Nolwenn se fichait de tout, de l'autorité comme du réglement.
Bien qu'il la dépassa de plusieurs centimètres, le sourire ironique du blond s'effaça quand No avança vers lui. Swann vit le moment où elle allait, lui aussi, le frapper, et elle attendait ce moment avec un certain plaisir.
-Laisse tomber No, dit précipitamment Maxine, saisie du même préssentiment que son amie, en avançant d'un pas.
Elle saisit la bandoulière pendante du sac de la brune et la tira dans sa direction. Nolwenn hésita un instant. Elle contempla le garçon un long moment, qui sursauta quand elle se décida enfin à parler.
-Pauvre con, souffla-t-elle, avec une moue dégoutée.
Son crachat atterit exactement entre les deux chaussures du blond. Nolwenn n'attendit pas de voir sa réaction: elle pivota sur ses talons et s'éloigna à grands-pas, sans chercher à savoir si Maxine et Swann la suivaient.
Les deux jeunes filles emboitèrent pourtant le pas de leur amie, qui ne s'arrêta qu'au pied de l'escalier qui menait vers les salles de chimie. À la plus grande surprise de Swann, elle décocha un regard furieux à Maxine.
- Depuis quand tu ne peux pas porter une jupe dans un lycée sans te faire emmerder?
Pourquoi tu m'as empêché de le frapper? Ce mec est un connard fini!
-Parce que tu sais très bien que tu ne peux pas retourner chez Grimard sans te faire exclure, répliqua séchement la métisse.
L'autre leva les yeux au ciel et pinça les lèvres. Swann avait l'horrible impression d'être exactement là où elle n'aurait pas du être. Normal quand on est avec Maxine et Nolwenn, pensa-t-elle un peu amèrement.
Maxine et No étaient liées par une relation étrange, qui faisait un peu penser aux rapports passionnels des vieilles pièces de théâtre. Elles s'aimaient autant qu'elles se détestaient et se ressemblaient autant qu'elles s'opposaient. Leur amitié était une sorte de montagne russe perpétuelle.
-Merci, lâcha Maxine.
-Je t'en prie, répliqua Nolwenn un peu plus sèchement qu'elle ne l'aurait voulu.
Swann se racla la gorge en priant silencieusement pour que la cloche sonne, pour qu'Aloïs ou Lou débarque, une blague au bout des lèvres. Mais rien ne se passa et le silence s'éternisa, plus lourd que le plomb.
-Faut que j'aille me changer.
Et Maxine tourna les talons. Swann lança à No un regard de reproche, en priant pour que la brune reçoive le message. Elle le comprit, et avant que la métisse ne tourne à l'angle du mur et elle s'écria:
-Max!
L'autre ralentit, s'arrêta, pivota, lança un "Quoi?" vaguement agacé. Nolwenn interrogea Swann, qui l'encouragea d'un hochement de tête.
-Merci.
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