04 | HEUREUX SOIENT LES FÊLÉS
LES ÉLÈVES QUI avaient croisé le nouveau professeur de français se comptaient sur les doigts de la main, mais tous se vantaient déjà de l'avoir vu et de lui avoir parlé. La description variait selon les jours, les humeurs et le nombre d'interlocuteurs. Aussi, personne ne savait plus à quoi il ressemblait réellement. Le remplaçant jetait également le trouble dans la salle des professeurs: tout le monde restait perplexe devant son ostentation à éviter les autres enseignants. Le premier cours de français était donc attendu avec une impatience qui n'avait rien de feinte.
En s'engouffrant dans la salle de classe, tous les regards convergèrent vers l'estrade de bois sombre. Planté à côté de son bureau déjà encombré, un sourire presque invisible flottant sur ses lèvres, monsieur Garance sifflotait entre ses dents un petit air inconnu de tous. Peut-être était-il même de lui.
Monsieur Garance ne ressemblait pas aux autres professeurs de français que les lycéens d'Arthur Rimbaud avaient pu croiser. Pour être tout à fait exact, il ne ressemblait à aucun professeur de l'établissement. Son nom d'abord, celui d'une fleur, tranchait étrangement avec les habituels "Martin" et "Bernard" qui remplissaient le lycée.
Il était impossible de lui donner un âge. On le croyait d'abord presque étrangement jeune, mais, au deuxième coup d'oeil, on pouvait apercevoir de petites rides aux coins de ses paupières, de son sourire et sur son front. Ses cheveux clairs, dressés en épis sur sa tête, donnaient l'impression qu'il venait de quitter son lit. Une cravate dénouée pendait tristement sur sa chemise mal boutonnée. Sur son visage aux joues blêmes s'étalaient une constellation de tâches de rousseur qui accentuaient sa pâleur et la vivacité de ses yeux clairs.
-Asseyez-vous.
Il avait une voix douce, au timbre mélodieux et une pointe de malice au fond des mots, comme s'il était sur le point de faire une excellente plaisanterie. Les élèves se laissèrent tomber sur leurs chaises dans un brouhaha que l'action en elle-même n'expliquait pas. Nolwenn fouilla son sac, en tira un cahier aux coins déjà pliés et une stylo machonné. Mais le professeur leur fit signe de ranger leurs affaires. Un peu perplexe, les adolescents obéirent en se lançant des regards obliques. Seule Aloïs, qui avait oublié la quasi-totalité de ses cahiers, poussa un soupir de soulagement.
Monsieur Garance lui lança une oeillade pétillante et se pencha par-dessus son bureau pour saisir la anse de son cartable de cuir usé. Puis, avec un sourire presque enfantin, il pivota sur ses talons et, sifflotant, quitta la salle de classe.
Les élèves restèrent cloués sur place, leurs yeux grands ouverts rivés sur la porte, comme paralysés. On aurait dit que tous les adolescents s'étaient brusquement retrouvés dans le conte de la Belle au Bois Dormant. Ils échangeaient des regards inquiets sans oser murmurer le moindre mot. Un éclat de rire les fit sursauter.
-Vous venez ou vous prenez racine?
Appuyé au chambranle de la porte, les sourcils haussés, souriant sereinement, monsieur Garance désignait du pouce le couloir qui s'étendait derrière lui. Les pieds des chaises grincèrent douloureusement sur les lattes du plancher quand les élèves se levèrent.
Hésitante, Aloïs jeta un regard derrière elle, comme si quitter le terrain connu de la salle de classe pouvait se révéler être un acte dangereux. Nolwenn était juste contente de ne pas rester une heure "le cul vissé sur une chaise." Lou était, elle, plus concentrée sur les fous rires à répétitions d'Ismaël, son voisin de table, pour réfléchir à ce qu'impliquait réellement la demande de monsieur Garance.
Pourtant, à la fin du cours, tout le monde était désarçonné. Jamais aucun professeur n'avait passé une heure entière à leur faire réciter de la poésie et à la bousculer comme un metteur en scène dispose son comédien. Si Aloïs était passablement perplexe, Lou était enchantée. Nolwenn avait prétexté un mal de tête pour se rendre à l'infirmerie, ce que tout ceux qui la connaissaient un peu avaient traduit par "besoin urgent de nicotine."
-T'en as pensé quoi, du prof, toi? chuchota Aloïs, assez doucement pour ne pas se faire entendre de monsieur Garance, mais suffisament fort pour que Lou puisse saisir sa question.
Plantée devant la porte de la salle de français, la jeune fille attendait Lou qui, dans un acte de bonté qui ne lui ressemblait absolument pas, récupérait les affaires de Nolwenn en plus des siennes.
-Génial, souffla la blonde en glissant la bandoulière de son sac sur son épaule.
-Il est un peu fêlé, non? dit Aloïs, avec un peu moins d'enthousiasme que son amie.
Une voix résonna derrière elles, les faisant sursauter, une voix musicale qui ne pouvait appartenir qu'à une seule personne.
-Heureux soient les fêlés car ils laisseront passer la lumière. Michel Audiard.
Monsieur Garance les contemplait avec un sourire amusé, son sac de cuir serré contre son ventre. Aloïs devint écarlate et plongea son regard très loin sous terre, quelque part entre les égouts et le centre de la planète. Elle articula silencieusement quelques excuses que Lou balaya d'un grand rire bruyant. Le professeur leur sourit, tourna sur ses talons et retourna dans sa salle en sifflotant.
Pouffant de rire, les deux jeunes filles prirent presque machinalement la direction des toilettes. Les cabinets du lycée, bien que rarement utilisés pour leur fonction première, étaient leur lieu de rendez-vous, leur endroit secret, leur coin fumeur ou de paradis. Entre chaque cours et à chaque pause, elles avaient pris l'habitude de s'y rendre pour rejoindre les autres, discuter un peu avant de retrouver l'atmosphère confinée de la salle de classe.
Lou poussa la porte portant la mention "WC", la claqua derrière Aloïs et apostropha immédiatement Nolwenn, assise sur un lavabo.
-J'ai porté ton sac! s'exclama-t-elle en laissant immédiatement le dit sac tomber sur le carrelage.
-Et je suppose que tu veux que je te paye? ricana la brune.
Lou répondit par un sourire innocent auquel même le coeur le plus froid n'aurait pas pu résister. No leva les yeux au ciel.
-Dans la poche avant de mon sac, il y a des chewing-gum. Goût ananas.
La blonde retroussa le nez en une moue dégoutée tandis que Maxine, occupant la troisième cabine en partant de la gauche, éclatait d'un rire sonore.
-Ananas? Qui achète des chewing-gum goût ananas? s'étonna Aloïs.
-Moi, dit Nolwenn en haussant une épaule.
Lou s'agenouilla, ouvrit le sac, fouilla la poche et en sortit une petite boîte jaune agrémentée d'ananas, étrangement semblable aux autres boîtes de chewing-gum. Elle en sortit prudemment un, l'examina attentivement et le glissa entre ses lèvres. Sous les éclats de rire d'Aloïs et de Maxine, elle le mâcha lentement avant de faire la grimace.
-Mais c'est immonde, ton truc, gémit-elle.
La porte s'ouvrit et se referma dans un claquement sec sur la chevelure écarlate de Swann.
-Qui a vu le prof de français ici? J'ai cours avec lui dans exactement... quatre minutes, dit-elle après avoir consulté sa montre.
-Dis pas bonjour surtout! cria Maxine.
Le bruit de la chasse d'eau couvrit le "Salut!" forcé et tonitruant de Swann. La métisse sortit des toilettes tout en rajustant sa ceinture. Elle claqua un baiser sur la joue droite de chacune des filles présentes -mis à part Nolwenn, qu'elle avait déjà salué, et Lou, avec qui elle partageait sa chambre.
-Pour répondre à ta question, ouais, on a eu cours avec lui, dit cette dernière en recrachant son chewing-gum dans un mouchoir.
Aloïs se chargea de résumer le cours le plus étrange de sa vie et, les joues rosissantes, la scène qui s'était déroulée devant la salle de classe.
-Qu'est ce qu'il a dit déjà? Heureux soit les tarés? Un truc comme ça...
-Heureux soient les fêlés car ils laisseront passer la lumière.
Les quatre jeunes filles se tournèrent avec surprise vers le lavabo sur lequel Nolwenn était assise.
-Comment tu le sais? s'étonna Swann.
Nolwenn n'avait jamais aimé apprendre. Travailler était pour elle un calvaire et lire presque une torture: elle préférait écouter Maxine lui résumer les leçons qu'elle n'avait pas comprises. Entendre Nolwenn retenir une citation de qui qu'elle fut était aussi probable que de voir Aloïs ranger sa chambre.
-Ma mère adorait cette phrase, dit-elle simplement.
Le silence aurait pu tomber. Une atmosphère pesante, lourde et poisseuse auraient pu recouvrir les toilettes. Les jeunes filles auraient pu se lancer des coups d'oeils gênés. Nolwenn aurait pu fondre en larmes, Lou aurait pu lâcher une de ces répliques acerbes et blessantes dont elle avait le secret, Maxine aurait pu poser une question indiscrète, naïve et touchante, Aloïs aurait pu tenter de reprendre la parole avec une blague de mauvais goût, Swann aurait pu souffler des paroles réconfortantes. Mais la sonnerie retentit.
Et rien de tout cela ne se produisit.
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