03 | ÉCHEC ET MATHS
MADAME MOREAU, une femme d'une cinquantaine d'années, aux paupières lourdes et au chignon serré, enseignait les mathématiques à une bande d'adolescents apathiques depuis plus de vingt ans. Si elle n'appréciait pas la jeunesse, qu'elle jugeait dégénérée, violente et sans respect, cette dernière la lui rendait bien.
Affalée sur sa table, le front plaqué contre son cahier, Nolwenn dormait. Ou, pour être tout à fait honnête, faisait semblant. La voix soporifique de madame Moreau lui donnait une envie furieuse de fermer les yeux et de ne plus jamais, ô grand jamais, les rouvrir. D'un autre côté, le débit mécanique de chiffres, formules et autres propriétés l'obsédaient, tambourinant contre ses tempes, sans qu'elle puisse pour autant en saisir la signification.
Assise à côté d'elle, écrivant frénétiquement sur son cahier, Aloïs dardait sur le tableau un oeil passionné. Ses cheveux clairs glissaient sur ses joues au rythme de ses calculs et de ses marmonnements. Ses doigts aux ongles peinturlurés de bleu faisaient la navette entre les touches, aux inscriptions à demi-effacées, de sa calculatrice et son cahier à petits carreaux avec une rapidité déconcertante.
-Mademoiselle Rousseau... Pouvez-vous vous tenir convenablement?
Nolwenn soupira et, avec une lenteur ostentatoire, redressa la nuque, releva les épaules et déplia la colonne vertébrale. Son dos se colla désagréablement au dossier de la chaise tandis qu'elle s'efforçait de soutenir sans ciller le regard noir de la professeur.
-Je suppose que vous demander de prendre le cours serait déplacé? ironisa l'enseignante.
Nolwenn haussa une épaule. Madame Moreau porta la main à son front comme saisie d'une violente migraine et décida que la décision la plus sage était d'ignorer cette élève fermée à tout effort. Elle se tourna donc vers le reste de la classe et reprit son interminable charabia.
-J'ai faim, marmonna Nolwenn. T'as pas à manger?
Aloïs répondit par une mimique désolée avant de replonger dans les méandres obscures des mathématiques. No soupira, tapota de l'index la page vierge de son cahier et jeta un coup d'oeil à la montre de sa voisine. Encore une demi-heure à tirer... Elle ne tiendrait jamais.
Elle entreprit de compter les secondes. Puis le nombre de stylos dans la trousse d'Aloïs. Puis les pages de son cahier. Puis les carreaux. Elle avait atteint 490 lorsque madame Moreau l'interpella de nouveau:
-Mon cours vous dérange-t-il?
Nolwenn jugea mal avisé et grossier de répondre "oui". Elle garda donc le silence, lèvres serrées. De toute façon, son regard frondeur et ses sourcils ironiquement haussés parlaient pour elle. La professeur poussa un profond soupir, chercha une solution pour se débarasser de sa migraine qui revenait au galop. Elle finit par la trouver. Elle pointa son index sur la porte.
-Dehors.
Nolwenn resta stoïque. Elle attrapa trousse, cahier et sac, lança un demi-sourire à Aloïs et quitta la salle à grandes enjambées. Elle prit tout de même le soin de claquer la porte derrière elle.
La jeune fille traversa le couloir, ses chaussures couinant sous le linoléum, hésitante sur sa destination. Le bon sens (et le règlement) auraient du l'envoyer directement à la direction ou à la vie scolaire. Sa fatigue (et une pressante envie de fumer) la dirigèrent vers les toilettes.
Une fois la porte soigneusement refermée derrière elle, Nolwenn se sentit tout de suite mieux. Elle sortit de sa poche un paquet de tabac, du papier à rouler et un briquet. Ses doigts maigres s'agitaient dans un mouvement routinier et mécanique. Son pouce glissa naturellement sur la roulette et la cigarette retrouva sa place habituelle entre ses lèvres. Nolwenn tira sa première bouffée avec un soulagement évident. Elle recracha doucement la fumée, qui s'éleva en tournoyant vers le plafond.
Ses pensées s'enroulèrent autour d'elle comme la nicotine, à la fois nonchalantes et toxiques. Elle se mit à penser à madame Moreau, son teint cireux et ses réflexions. Au principal, ses joues rougeaudes et sa mine à la fois sévère et désolée quand elle franchissait la porte de son bureau. À sa mère et à sa belle maison, bien que cela n'eut strictement aucun rapport avec sa situation actuelle. Madame Rousseau était juste une mère-fantôme qui hantait sa fille un peu trop souvent.
Elle s'assit sur la cuvette et, sans qu'elle puisse trop savoir pourquoi, une profonde envie de pleurer la saisit. C'était si soudain, si absurde et si violent qu'elle faillit y succomber.
Mais Nolwenn ne pleurait jamais. Ou du moins, elle évitait. Pleurer est un signe de faiblesse. Devise cruelle et simpliste mais utile dans les moments difficiles. Elle ne pouvait, et ne voulait, pas se permettre d'être faible
La brune ferma les yeux, serra les paupières, compta jusqu'à neuf, très lentement. La petite boule de sanglots s'évapora dans l'air, comme la fumée. Nolwenn battit des cils pour chasser d'éventuelles larmes survivantes, se leva, tira une dernière fois sur sa cigarette et la jeta dans les W-C. Le mégot s'éteignit avec un léger "pschiit", recouvert par une exclamation de joie:
-Échec et mat! J'ai gagné!
Nolwenn sursauta, poussa la porte de sa cabine et jeta un coup d'oeil vers les lavabos. Adossée au mur devant un échiquier, Maxine arborait un sourire gigantesque tout en battant des mains et martelant le carrelage de ses pieds. Lui tournant le dos, sa chevelure flamboyante tombant en boucles serrées sur ses épaules, Swann pointait un index vengeur sur la poitrine de la métisse, tout en répétant "Tu as triché! Tu as triché!"
Nolwenn, malgré la fatigue et la tristesse, laissa échapper un bref éclat de rire. Swann pivota sur elle-même, les fesses sur les talons, et arbora un sourire presque aussi grand que celui de Maxine en croisant les yeux clairs de la jeune fille.
Swann avait toujours adoré No. Elle l'avait toujours admirée. Elle la trouvait terriblement belle. Moins que Lou, c'était certain. Mais elle avait une élégance et une assurance rare chez les adolescentes. Avec ses longs membres fins, sa courte chevelure noire et ses poses félines, elle ressemblait à une mannequin. Elle était grande, No, aussi. Et pas seulement en taille. Elle sortait le soir dans les bars branchés. Elle fumait et pas seulement du tabac. Elle se faisait offrir des verres. Elle se trouvait toujours un garçon, plutôt mignon et pas très gentil, pour la raccompagner chez elle, pour rester dans son appartement quelques jours ou quelques semaines. Et puis quand il partait, No ne pleurait pas. Elle disait juste "OK." avec une telle désinvolture que tout le monde en restait bouche bée.
Oui. Swann admirait Nolwenn pour cette force, ces yeux délavés et cette maturité qu'elle savait pertinemment ne pas posséder.
-Vous faites une partie d'échecs? s'enquit la brune en pointant un index négligeant vers le plateau noir et blanc posé sur le carrelage.
-Elle a triché, répliqua immédiatement Swann.
-Tu ne devrais pas être en cours, No? demanda Maxine en envoyant un coup de pied dans le mollet de la rouquine.
Swann évita la converse de son amie avec un glapissement. Nolwenn haussa les épaules et détourna les yeux.
-Je me suis fait exclure. Par Moreau.
La réaction des deux jeunes filles fut unanimes. Elles n'eurent même pas besoin d'échanger un regard.
-Encore?
Si l'exclamation de Swann était plutôt amusée, Maxine était sérieuse, presque sévère.
Nolwenn répondit par "hé oui" à l'enthousiasme forcé, regrettant amèrement d'avoir abandonné sa cigarette dans les toilettes. Elle aurait bien fumé encore un peu, pour s'occuper les doigts et les poumons.
-T'as fait quoi? s'enquit Swann en se relevant.
Nolwenn regarda la rousse se frotter les cuisses, époussetant pull et pantalon dans un réflexe machinal, et envia pendant un instant sa vie si simple et la douceur de ses traits.
-Rien, répondit-elle. Elle m'aime pas, c'est tout.
Maxine lui sourit, tout en rangeant les pions noirs et blancs dans leur boîte. Elle faisait ça quand elle ne savait pas quoi dire: elle souriait.
-De toute façon, je comprends rien en maths, lâcha Nolwenn avec un rictus un peu amer.
-Aloïs et moi on peut t'aider, si tu veux, proposa Maxine en passant une main dans ses cheveux bouclés. Tu verras, les maths, c'est pas si difficile...
-Non.
La réponse fusa comme une détonation et le silence résonna bruyamment. Les deux jeunes filles se fixèrent, d'un drôle de regard, ni agressif ni violent mais pourtant provocateur. C'était un drôle de duel, les yeux quasi-translucides de No contre les orbes étrangement sombres de Maxine.
Ce fut Swann qui rompit le charme, avec un rire nerveux et un mauvais jeu de mot:
-Échec et maths.
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