01 | LES SMS SONT DES APPELS AU SECOURS

ACCULÉE CONTRE LE MUR, tortillant de l'index ses lacets abimés, Maxine triturait son téléphone. Elle se mordit la lèvre et arracha un petit lambeau de peau avant de composer le numéro. Elle plaqua l'appareil contre son oreille en retenant son souffle. Elle entendit sonner, un instant de flottement puis;

" Salut,
j'écoute jamais ce truc, mais si ça te fait plaisir, laisse un message. "

Elle écrasa du pouce le téléphone illuminé et l'envoya valdinguer sur le tapis. L'appareil s'écrasa avec un claquement furieux. Cinquième appel en moins de trois minutes. Un record.

Maxine n'avait jamais eu la moindre patience. Attendre rimait pour elle avec "déception." Dans la majorité des cas, tu patientes gentiment pendant des heures et, au final, apprendre quelque chose que tu ne voulais pas savoir. Attendre, c'est juste chiant, conclut-elle mentalement.

Après divers bonds dans la chambre trop exigüe à son goût, baillements à décrocher la mâchoire, jurons sonores et explosions silencieuses, elle recomposa. Attendit. Bascula sur le répondeur. Pesta.

Le même manège depuis quinze heures.

La jeune fille se leva, se dirigea vers la fenêtre entrouverte, écarta les rideaux pâles doucement agités par la brise d'octobre et jeta un regard dans la rue absolument déserte. Un autre coup d'oeil à son téléphone lui indiqua seize heures dix-neuf.

Avec un soupir impuissant, Maxine se laissa mollement glisser sur le tapis. Elle étira ses longs membres bruns, ses grands yeux noirs rivés sur les poutres du plafond.

Elle aurait aimé rester immobile, les bras en croix, les paupières closes, comme les héroïnes de cinéma quand les choses tournent mal. Mais son chignon s'enfonçait désagréablement dans sa nuque. Elle changea donc de position avec une grâce pachidermique, roulant plusieurs fois sur elle-même à la manière d'un rouleau compresseur.

Elle finit par s'allonger sur le ventre, le menton écrasé dans les fils multicolores de son tapis, le regard perdu quelque part entre la porte et l'étagère.

Maxine attrapa du bout des doigts le téléphone. Composa encore le numéro.

" Salut,
j'écoute jamais ce truc, mais si ça te fait plaisir, laisse un... "

Elle poussa un grognement rageur et balança le petit appareil rouge. Geste inutile mais incroyablement agréable. Ce dernier fit un magnifique dérapage sur le parquet avec un grincement horrifié, se heurta au pied du bureau puis se tut.

Maxine se mit à marteler consciencieusement le sol du bout de sa chaussette trouée, provoquant un bruit sourd et régulier, un peu décalé du "tic-tac" de la pendule. Ce geste répétitif et passablement agaçant avait au moins le mérite de tromper l'ennui. Un peu.

Pas réellement, pour être honnête: elle sursautait à la moindre pétarade dans la rue, se précipitait à la fenêtre quand un moteur vrombissait et tendait l'oreille quand un éclat de voix retentissait.

À seize heures quarante-cinq, Maxine ne bougeait plus. Elle s'était couchée en chien de fusil, un oreiller, arraché à son lit, écrasé sous sa joue, un polochon plaqué sur le ventre. Elle avait l'impression que son cerveau fonctionnait beaucoup trop vite. Ou beaucoup trop lentement. Une avalanche de questions stupides bloquaient le flot de ses vrais problèmes. Pourquoi les serviettes hygiéniques existent à la vanille mais pas au parfum chocolat?

-Salut fillette!

Maxine sursauta, s'arracha à la contemplation d'une chaussette solitaire prenant la poussière sous son bureau et releva la tête si vite que sa nuque protesta douloureusement

-Salut l'adulte, marmonna-t-elle avant d'enfoncer son visage dans l'oreiller.

L'adulte était une jeune fille, appuyée nonchalamment au chambranle de la porte. Du mascara se mélangeait aux cernes violacés qui s'étalaient sous ses yeux trop grands pour son visage émacié. Du rouge à lèvres collait encore un peu à ses lèvres gercées.

-Je t'attends depuis exactement deux heures et huit minutes. Je t'ai appelée six fois et t'ai laissée deux messages. T'abuses No, conclut Maxine en se hissant sur les coudes.

Nolwenn rit un peu en secouant la tête, provoquant un vague mouvement, semblable à celui de la houle, dans ses courtes boucles brunes.

-T'aurais au moins pu m'envoyer un texto, insista l'autre.

-Ma parole, on est sous un régime dictatorial communiste, s'esclaffa Nolwenn. Pour ton information, je n'avais plus de batterie. Et, selon moi, les SMS sont des appels au secours. Pas de vagues informations.

Maxine haussa les sourcils et lâcha un "pfff..." dédaigneux. Elle ignora le sourire qui éclaira le visage émacié de son amie, se tourna sur le dos et plaqua l'oreiller sur son nez.

-T'es complétement tarée, gloussa Nolwenn.

Maxine souleva son oreiller à bout de bras. Ses sourcils étaient froncés dans une expression contrariée, mais un léger rictus flottait sur ses lèvres:

-Tu pourrais quand même t'excuser.

Nolwenn soupira et fit claquer ses talons sur le parquet. Elle s'agenouilla devant le tapis et ébouriffa le chignon ténébreux de la métisse.

-Je suis beaucoup trop fatiguée pour te faire une scène. Donc: je m'excuse. Contente?

-Très.

No leva les yeux au ciel, envoya valser ses talons d'un mouvement expert de la cheville, rajusta son soutien-gorge et s'allongea sur le tapis. Maxine se déhancha de manière à caler sa nuque sur le ventre de la brune.

-C'est quoi le motif du retard aujourd'hui?

L'intéressée ne répondit pas tout de suite. Elle bailla, tritura les cheveux de son amie, passa une main dans sa propre tignasse puis sur sa peau trop pâle.

-Gueule de bois.

Maxine hocha la tête, pas vraiment surprise. No avait souvent la gueule de bois depuis que sa mère avait déménagé.

L'année dernière, madame Rousseau avait fait ses valises et inscrit sa fille à l'internat. Elle s'était trouvée un copain, qui travaillait comme médecin bénévole dans un centre de désintoxication. Il avait une villa à la campagne et une maison de vacances en Corse. Ou en Espagne, Nolwenn ne savait plus. Et s'en foutait d'ailleurs.

Maxine se souvenait vaguement de madame Rousseau. C'était une fille jolie, peut-être trop, mère très jeune, qui portait exactement les mêmes vêtements que Nolwenn. Les autres la regardaient tous, car elle ne ressemblait pas aux autres mamans. Elle travaillait, sans plaisir ni intérêt, parce qu'il le fallait. C'était "une bonne mauvaise mère" comme disait souvent sa fille, avec un rire acide. À alerter la DDASS, pensaient les voisins. Une femme incertaine, scrutée de près par Nolwenn, qu'elle-même regardait à peine.

-J'ai pas envie d'y retourner, soupira No en fermant les yeux.

Ses paupières étaient bleutées, striées de veines mauves. Il y restait quelques paillettes qui scintillaient quand elle battait des cils.

-Où?

Maxine ne savait pas si Nolwenn parlait des soirées, de sa chambre, de l'appartement de sa mère (sans sa mère) ou d'autre chose.

-Le lycée. J'ai pas envie de reprendre.

-Pourquoi?

Nolwenn haussa une épaule et rouvrit les yeux. Elle avait l'air encore plus fatiguée que quand elle les avait fermé.

-Je sais pas trop. Les cours. Les profs. Les autres. L'internat. Ça me soûle.

Maxine cessa de la regarder. Elle fixa le plafond, les poutres pas tout à fait droites et un peu trop épaisses. Une idée inquiétante émergeait lentement dans son esprit.

-Tu comptes pas arrêter tes études quand même?

Un silence suivit sa question. Maxine se redressa et planta ses grands yeux noirs dans les orbes étrangement pâles de Nolwenn.

Elle n'avait pas l'air triste, ou torturée. Elle n'avait pas le visage d'une fille en pleine remise en question. Ses traits fins étaient tirés par la fatigue, mais elle avait gardé cette expression qui la caractérisait, un peu blasée, complétement détachée, celle qu'elle affichait en permanence.

Elle soupira, attrapa ses chevilles et plia ses jambes trop maigres en tailleur. Elle haussa de nouveau les épaules devant le regard insistant de Maxine.

-Je sais pas. De toute façon, je m'en fous.

C'était ça, le problème avec Nolwenn.

Elle se foutait de tout.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top