Chapitre 56
On m'a enfermé.
On m'a jeté dans une pièce dans les sous-sols du Repère.
Je n'ai pas crié, je sais que personne ne peut m'entendre. Je n'ai aucune idée de ce qu'ils vont faire de moi. Ça fait deux jours que je suis ici et personne n'a daigné m'apporter à manger ou même me rendre visite. Je pensais voir Ardalôn, Lindorie ou Nathaniel. Je m'attendais même à voir surgir Rassna savourer sa victoire. Mais je suis restée seule dans le noir.
Je n'ai pas réussi à dormir. A cause des migraines, à cause d'Arwen, à cause de Daerôn.
De toute façon, si j'avais voulu me reposer, ça aurait été impossible. Toutes les nuits, j'entends un gémissement lointain.
Ont-ils enfermé Daerôn ? Est-ce cette femme, emprisonnée dans une cage de glace ?
Je m'assois contre un des quatre murs glacés qui m'entourent. Je ne sais pas de quoi je vais mourir en premier : de faim, de soif, de froid ou de folie ?
Ils ne m'ont pas rapporté mes affaires, j'en déduis donc qu'ils n'ont pas l'intention que je reste indéfiniment, ici.
Quand vont-ils me sortir de ce trou ?! J'étais bien trop fatigué pour me battre lorsqu'ils mont emmené ici. Je n'ai plus envie de m'épuiser pour rien. Ma porte est fermée à double tour et je n'ai aucun moyen d'en sortir.
Je me relève et me rends compte que mon dos est complètement trempé. Le mur de glace à fondu. Il laisse quelques pierres tomber et crée un trou assez large pour que j'y jette un coup d'œil. Je me penche en avant et je le vois de l'autre côté de la pièce. Il est dans la cellule à côté de la mienne.
Daerôn.
Il est ligoté à un poteau de fer, bâillonné et semble complètement épuisé. Il ne s'est pas tout à fait remis de la maladie et maintenant, il est maltraité.
Comment Aegnor peut-il tolérer qu'on traite son unique fils de la sorte ? Je croyais qu'il en était très fier.
Daerôn doit certainement exercer, malgré lui, sa maîtrise de la chaleur, dans la pièce. C'est pour cette raison que le mur de glace s'est effondré. Il n'y a pas d'autres explications. Soudain, j'entends des pas résonner et la porte de la cellule voisine s'ouvrir. Je me cache pour que le visiteur de Daerôn ne m'aperçoive pas. Je reconnais pourtant sa voix tendre et tranchante à la fois.
— Je ne suis pas venu faire la conversation avec toi puisque tu ne pourras pas me répondre. C'est dommage dailleurs, j'aurais aimé entendre tes excuses.
Arwen se tient juste devant le prince héritier et s'agenouille pour être à sa hauteur. Daerôn le regarde avec colère, mais ne peut que grogner en sa présence.
— Ton père est vraiment très déçu de toi. Aider une dellienne à survivre, à me survivre ! C'est très humiliant. Tu devras payer pour cela.
Daerôn fronce les sourcils et lui adresse un regard assassin. Je le vois serrer les poings lorsque je m'approche discrètement pour regarder leur échange.
— Tu sais autant que moi qu'elle devait mourir. C'était même toi qui devait t'en occuper. Ton père t'en avait chargé, mais tu as refusé lâchement. J'ai dû faire le sale boulot à ta place, mais je dois avouer que je me suis bien amusé. Sa naïveté est charmante. Tu sais ce que j'ai préféré ? C'est savoir qu'elle me faisait de plus en plus confiance et qu'elle te rejetait, toi, qui as tout fait pour la protéger. Tu n'as pas pu la sauver de l'amour qu'elle a pour moi, rétorque-t-il de sa voix mielleuse.
Je me tais et j'attends la suite tandis que je me mords la langue pour ne pas riposter.
— Enfin, tout cela sera bientôt fini. Ton procès aura lieu cette nuit. Ne t'étonne pas que ton père se range de mon côté. Après tout, il a besoin d'un fils qui soit du même avis que lui. Quant à toi, je ne sais pas ce qu'il te réserve, mais cela risque d'être insupportable. Je te revois à la tombée des étoiles, petit lâche.
Il se relève et quitte la pièce avec un rictus collé au visage. Il prend bien soin de fermer la porte. Je m'adosse contre le mur de pierre pour réfléchir à ce que je viens d'apprendre.
Daerôn devait me tuer, mais il a toujours refusé. Il a désobéi à son père pour moi.
Arwen s'est porté volontaire pour le remplacer. Depuis le début, Daerôn était de mon côté et moi, je l'ai rejeté. J'ai cru qu'il était mon ennemi.
Mais pourquoi a-t-il voulu m'épargner ? Qu'est-ce que je peux avoir de spécial ? Est-ce que cela a un rapport avec ce qui s'est passé pendant mon affrontement avec Arwen ?
Je dois faire quelque chose. Je dois savoir. Alors, avec l'énergie qu'il me reste, je retire les pierres du mur pour agrandir le trou. Je me brise les ongles à les arracher une à une. Puis lorsque le trou est assez grand, j'arrive à me faufiler entre deux barreaux de pierre.
Daerôn me dévisage, paniqué à l'idée quon puisse me voir dans sa cellule. Je me précipite vers lui alors qu'il me lance un regard menaçant afin de m'en dissuader.
Je ne l'écoute pas. Je détache ses liens qui ont déjà bien entaillé ses poignets et je retire délicatement son bâillon. Il s'empresse de cracher au sol et de tousser bruyamment. J'arrache un morceau de son t-shirt en sang pour lui bander les poignets. Il a dû être battu avant d'être enfermé, ici.
— Daerôn, je suis désolée. J'ai été odieuse avec toi.
— Tu as fait ce que tout dellien aurait fait. Tu as cherché à te protéger, déclare-t-il d'une voix rauque et profonde.
— Mais je me suis tournée vers les mauvaises personnes, j'ajoute alors que je m'agenouille devant lui.
Des cernes immenses se sont formés en dessous de ses yeux et un des deux est gonflé. Une plaie ouverte au sang séché vient compléter le tableau.
Son air las est insupportable à regarder. Je touche son front d'une main délicate. Il a de la fièvre.
Il essaye de se redresser, mais il grimace de douleur. Il doit avoir une côte cassée.
Il soupire quand je prends son visage entre mes mains et l'oblige à me regarder.
— J'ai tout entendu, Daerôn. Je sais que tu ne voulais pas me tuer.
Il me dit non de la tête comme si ce n'était pas important. Mais ça l'est et je ne sais pas comment m'excuser. Il arrive à se relever légèrement et je lâche son visage pour l'aider.
— Elwing. Tu es vivante, c'est le principal. Tout n'est pas perdu.
— Mais toi, que vas-tu devenir ?
— Je ne sais pas. Tout le monde pense que je t'ai aidé. Or, c'est interdit.
— Mais tu es innocent ! Tu le sais tout aussi bien que moi !
— Je t'avais dit que tu avais une force en toi, Elwing, sourit-il maladroitement.
— Je n'arrive pas à croire que c'est moi qui ai fait cela ! Comment est-ce possible ?
— Tu le sauras bientôt. Je te le promets.
Daerôn a du mal à respirer, mais il refuse de se mettre debout. Il doit souffrir terriblement. Nous restons quelques minutes à nous regarder sans savoir quoi dire. Ses yeux commencent à se fermer d'épuisement. Alors je rattache ses poignets au poteau de fer et lui bâillonne de nouveau la bouche. Personne ne doit savoir que j'ai pénétré dans sa cellule. Je pourrai subir les conséquences de cet acte ou pire encore, lui pourrait les subir à ma place.
Je regagne ma cellule, essaye de ramasser les pierres tombées au sol pour en faire un amas qui bouche le trou. Je ne pourrais jamais assez remercier Daerôn pour ce qu'il a fait pour moi. Je me sens tellement mal qu'il souffre par ma faute. Notre sort est incertain, pourtant, je ne me sens pas seule. Je n'ai pas peur.
*
Je suis saisi par des bras qui me soulèvent sans douceur. On me met debout sans ménagement. Mon estomac vide se tord et je finis par vomir de la bile. Les Trax qui me traînent à terre pour me faire avancer ne s'en préoccupent même pas. Turner Galos les accompagne et je trouve sa cicatrice de plus en plus effrayante. Il me regarde avec un air à la fois triste et hautain.
— Ne faites pas semblant d'avoir pitié de moi, je m'exclame, les dents serrées. Vous saviez ce qui allait se passer.
— Ne fais pas l'enfant, Elwing. Tout ceci n'est pas un jeu.
Je me mets à rigoler de manière hystérique. Je le juge d'un regard méprisant.
— C'est pourtant le nom que vous donnez à ce genre de situation !
Il soupire d'agacement et me tire les cheveux pour m'obliger à le regarder.
— Je ne rigole pas. La situation est grave. Ton cas désespéré.
Je le fixe puis hurle à pleine voix.
— Où m'emmenez-vous !?
— Tu dois assister au procès de l'Héritier. Maintenant, tais-toi ! ordonne-t-il alors qu'il demande d'un geste de la main qu'on me bâillonne.
Je regrette de ne pas lui avoir craché au visage.
Les Trax me mettent un bout de tissu à lodeur et au goût désagréable dans la bouche et m'obligent à avancer plus vite. Leurs ongles longs me rentrent dans la peau et j'ai envie de crier.
Je n'arrive même plus à respirer. Je me laisse traîner et tente de trouver un moyen de m'échapper.
Quelques minutes plus tard, les Trax me font asseoir sur un banc de pierre dur et froid.
A ce que j'observe, nous sommes dans un tribunal. Le tribunal Elak, le nom d'un des premiers chefs de clan de Nessa. Je me trouve au fond de la salle derrière la barre des témoins. Ma vision est floue, mais je sais que les autres Conquérants et Explorateurs me dévisagent. Je plisse les yeux pour les reconnaître. Je me rends soudain compte que l'ensemble des dirigeants du Cercle est présent. Ils sont assis de manière à distinguer les peuples et les familles.
Alors que je balaye la salle avec des yeux hagards, je croise le regard enflammé d'Aegnor. Tout le monde l'appelle « Seigneur » ou « Votre Majesté » mais, pour moi, il ne mérite aucun titre. Marc se tient fièrement à ses côtés. Je le dévisage d'un regard assassin. Ses mains sont sales du sang de mes semblables.
Je me lève dans le but d'aller lui arracher la vérité de mes propres mains. Mais les Trax m'en empêchent et je deviens comme une furie. C'est le regard soucieux d'Ardalôn que je croise qui réussit à me calmer.
A ma gauche, les quatre organisateurs des Jeux attendent que l'assemblée se taise.
Lorsque le silence s'installe, Silas se lève et désigne la porte qui nous fait face d'un mouvement du bras.
— Qu'on amène l'accusé !
A ses mots, le public se retourne. Daerôn est poussé violemment par un Trax large d'épaules au visage carré et à la masse imposante. Il tombe à terre et ne cherche même pas à se relever. Ils l'ont tellement affaibli, c'est injuste. Je n'ose même pas imaginer les sentiments qui doivent l'assaillir à cet instant.
La honte, l'humiliation et la haine.
Pourtant, personne nose dire quoi que ce soit. Son père le regarde de haut, comme si son fils n'était qu'un tas de déchets.
Daerôn se relève et marche vers la barre des accusés en boitant. Sa plaie s'est rouverte et personne ne prend la peine de lui donner un mouchoir ou un tissu pour qu'il essuie le sang qui coule dans ses yeux. Il s'assoit finalement sans m'accorder un seul regard.
Face à lui, Aegnor le regarde durement. Il finit par se lever et vient planter son regard dans le sien. Daerôn serre la mâchoire, mais le soutient. Ses cheveux sont trempés et collent à son front, son visage est crasseux et ses mains en sang, pourtant, je ne peux détacher mes yeux de son regard de braise qui observe intensément son double, celui de son père.
Je devine qu'un jeu silencieux se joue entre le père et le fils. Un jeu dont ils sont les seuls à connaître les règles.
— Quel pitoyable héritier, tu fais, mon fils ! lance-t-il dune voix forte pour que tout le monde puisse l'entendre.
Aegnor le regarde à nouveau plein de mépris et de déception dans le regard. Je prends le temps d'observer le roi cruel du coin de l'œil. La dernière fois que je l'ai vu, il portait un masque. Aujourd'hui, je peux regarder l'entièreté de son visage. Ses cheveux sont longs et noirs, ses yeux sont rouges et ses pupilles ressemblent à celles d'un reptile. La moitié de son visage est entièrement brûlé et on dirait qu'un mince filet de lave coule sans jamais s'arrêter entre ses chairs mortes et celles qui sont intactes.
A-t-il toujours été ainsi ?
J'essaye d'imaginer l'enfance et l'éducation que Daerôn a dû recevoir lorsqu'il n'était encore qu'un petit garçon. Son père a-t-il déjà eu un geste tendre envers lui ? La-t-il toujours forcé à faire ce qu'il attendait de lui ?
Il ne quitte pas son fils des yeux tandis quil parcourt la scène sur laquelle il se tient. Sa démarche suffit à rendre la pièce étouffante.
— Tu m'as profondément déçu. Je t'ai toujours appris l'obéissance et la loyauté envers ton peuple et envers moi. Mais tu m'as désobéi pour t'amouracher d'une vulgaire dellienne ! Tu me fais honte ! hurle-t-il et ses avant-bras senflamment.
Daerôn fait preuve d'un sang-froid à toute épreuve. Il observe son père d'un air las comme s'il avait déjà vécu ce genre de situation.
— Tu ne réponds rien !? Tout le monde sait que tu es intervenu dans l'affrontement ! Sinon, comment serait apparue cette flamme, hein ! Réponds ! crie-t-il, les bras de chaque côté de la barre où se tient Daerôn.
Les yeux de Daerôn s'embrasent et je comprends qu'un dialogue silencieux est en train d'être échangé entre le père et le fils. Silas Cantwell l'interrompt un peu trop vite.
— Veuillez m'excuser, Seigneur Aegnor, mais nous devons traiter cette affaire de la manière la plus impartiale possible. Nous devons traiter les faits...
— Je suis le Seigneur Aegnor ! J'ai droit de procéder à un jugement comme bon me semble ! le coupe son interlocuteur en colère.
— Bien sûr, votre Majesté, simplement, les Règles des Jeux...
— J'ai créé ces règles, je peux donc les changer quand je le souhaite ! crie le roi cruel. Mon fils m'a ouvertement défié, il doit en subir les conséquences !
— Alors venons-en au jugement, répond Silas d'une voix calme.
C'est bien le seul à ne pas montrer sa terreur devant le dictateur. Aegnor regarde à nouveau son fils, resté silencieux.
— Il sera emprisonné pendant six mois dans la prison des Ombres. Après ce délai, il subira des épreuves pour regagner son statut d'héritier. Qu'il y soit emmené dans les plus brefs délais ! Quant à cette dellienne qui a corrompu le cœur de mon fils, qu'elle soit exécutée sous ses yeux à l'aube.
Un silence pesant suit sa sentence. Puis, tout le monde semble réaliser que le procès est terminé. Les gens se lèvent et saluent Aegnor.
Mes yeux se posent sur Daerôn. Je me sens tellement inutile, là, assise sur ce banc. Lui, m'ignore complètement tandis quon me force à regagner ma cellule.
Peu importe si je meurs, je dois trouver un moyen de libérer Daerôn.
Parce qu'il est innocent.
Parce que c'est ma faute.
Parce que c'est moi qui ai provoqué le feu qui a embrasé Arwen.
Et j'ignore comment.
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