Chapitre 51

Nous reprenons notre chemin, les Trax toujours en tête. La forêt me parait, tout de suite, plus terrifiante et plus morbide Sindar a parlé d'épreuves, tout à l'heure, et je me sens stressée.

Nous arrivons finalement devant un lac gelé. Le paysage est à couper le souffle, mais je reste méfiante. L'eau du lac est un miroir du ciel et reflète la grisaille et la neige qui tombent en flocons si bien qu'on ne sait pas si elle vient tapisser le sol ou remplir les nuages. Nous nous arrêtons sous les ordres de la princesse de glace.

— Nous sommes dans la forêt sacrée, répète-t-elle. Avant d'atteindre Le Repère, vous devez vous purifier. C'est la règle. Chaque étranger doit s'y soumettre.

— En quoi consiste cette purification ? demande Hélios, resté silencieux depuis un moment.

— C'est très simple. Vous devez traverser le lac.

Les yeux de Daerôn s'embrasent et des flammes jaillissent sur ses avants-bras. Il a l'air en colère.

— Depuis quand, rendez-vous obligatoire toute cette mascarade ?!

Sindar sourit d'une manière suffisante et croise les bras. Elle hausse un sourcil à l'intention du prince des flammes.

— Depuis que les clans ennemis se sont rebellés contre Nessa, depuis que ton Père a décidé de venir nous envahir il y a deux ans. Depuis que la Fièvre Blanche fait des centaines de victimes tous les trimestres ? Qu'en penses-tu, cher Daerôn ?

Je n'aurai jamais pensé que Sindar, la petite princesse, éprouvait autant de mépris et de haine pour l'héritier. Daerôn est de plus en plus furieux. J'ai même l'impression de voir de la fumée s'échapper de ses oreilles.

— Tu veux me rendre faible, avant la finale, répond-il avec un regard noir.

— Bien sûr que non. Tu parles comme si tu étais le seul à devoir passer le lac. Mais je te signale qu'ils doivent tous le faire, rétorque-t-elle, un doigt pointé vers nous.

— Certains d'entre eux sont plus faibles et ne pourront pas traverser, ajoute-t-il en me jetant un regard.

— Ne t'occupe pas de moi. J'ai déjà dû traverser un bac d'eau glacée sur l'île et je m'en suis très bien sorti, je lance.

— Je ne serai pas capable de te réchauffer après, dit-il tandis que son regard se fait plus insistant.

— Ça tombe bien parce que je ne t'ai rien demandé.

Daerôn semble s'être résigné à traverser puisqu'il se dirige à grand pas vers le lac. Il se penche pour regarder l'eau et trempe sa main. J'ai presque envie de le pousser, mais je ne suis pas le genre de personne qui profite des faiblesses des autres à mon avantage ou par simple cruauté.

Sa main ressort complètement sèche, mais bleue.

Se pourrait-il que le froid ait autant d'effet négatif sur un kalis que la chaleur sur les habitants de Cléone ou d'Ouranix ? Tous les peuples des pôles sont-ils en danger au contact de température extrême ? Et si Daerôn attrapait la fièvre noire à cause du froid ?

Pourquoi est-ce que je m'en soucie autant ?

— Tu as omis de nous parler de la créature qui habite ce lac, déclare Daerôn, calmement.

— Oh, j'ai oublié de vous prévenir ? Veuillez mexcuser, répond-elle avec un sourire mielleux.

Cette information change bien des choses en ce qui me concerne. Si un monstre nage dans ces eaux profondes et que je dois le traverser, je risque de ne pas arriver vivante de l'autre côté.

— A quoi ressemble-t-il ? demande Hélios qui s'approche à son tour.

— Ce n'est qu'un gros poisson aux dents acérées, répond Sindar. Je vous attends de l'autre côté avec les Trax.

Puis sans un mot d'encouragement, elle commence à faire le tour du lac en compagnie de ses gardes du corps. Je prends mon courage à deux mains et avance vers la grande étendue d'eau gelée. J'aperçois vite une ombre immense qui nage au fond. Je plonge un doigt à l'intérieur et le retire aussitôt, surprise par la morsure du froid que je ressens immédiatement. Ça risque d'être plus difficile que ce que javais imaginé.

Le poisson, attiré par la chair fraîche de ma main, commence à remonter à la surface. Ses écailles noires brillent aux reflets des rayons de Titan, derrière les épais nuages. Son œil unique me dévisage comme pour me dire : « Tu es mon prochain repas, petite ». Je déglutis péniblement jusqu'au moment où je me souviens que j'ai mon slard et le brandis d'un seul coup. Arwen me retient et se tourne vers moi.

— C'est un animal sacré, je ne crois pas que le tuer soit vu d'un bon œil à notre arrivée. Nous devons faire autrement.

Je me rends compte qu'il fait preuve de sagesse et range mon arme, résignée. Je suis toujours intrépide et quand j'ai peur, je ne réfléchis pas.

— Nous n'avons pas de limites de temps donc nous pouvons réfléchir calmement, déduit Daerôn alors qu'il s'assoit dans la neige.

— Elle a juste dit quon devait le traverser, remarque Hélios.

Ses yeux s'éclairent et il commence à s'élever dans les airs. Puis, il étend les bras et s'envole au-dessus du lac à une vitesse incroyable. Ses mouvements nous envoient des rafales de vent gelé en plein visage. Je pensais qu'on essaierait de trouver une solution ensemble, mais il faut croire que tous ont prévu de jouer solo. Je dois trouver une solution par moi-même.

Daerôn s'est relevé, surpris, et commence à faire les cent pas en se prenant la tête entre les mains. Arwen prend ma main délicatement pour ne pas me surprendre et il me chuchote quelques mots.

— Elwing, je peux persuader le poisson de ne pas te dévorer. Je peux aussi te persuader que tu as chaud pendant que tu marches sur la glace ou que tu nages. Je peux t'aider. C'est toi qui décides.

Je réfléchis à sa proposition. Son pouvoir m'intrigue de plus en plus. Peut-il agir sur les esprits aussi facilement ? Je ne suis pas totalement à l'aise avec l'idée qu'il entre dans ma tête, mais je n'ai pas d'autres solutions à proposer.

— On a qu'à traverser ensemble, je propose alors que je mapprête à poser le pied sur la fine couche de glace qui recouvre le lac.

Arwen m'imite, mais lorsque son pied touche la surface gelée, le sol se brise et je recule vivement afin de ne pas tomber dans leau.

— Vas-y en première et ne t'occupes pas de moi. Je vais agir sur toi et sur le poisson. Tu pourras traverser en sécurité.

Je l'écoute et commence à marcher sur la glace. Pendant ma lente traversée, je me rends compte que le poisson ne bouge pas d'un pouce pour venir me dévorer. Je ne ressens pas le froid, mais juste un léger pincement à l'arrière de ma tête, sûrement dû au pouvoir d'Arwen qui agit sur moi.

Au milieu de ma marche, je réalise que j'ai laissé les deux garçons ensemble. Je me demande ce qu'il se passe entre les deux. Je décide de me retourner calmement au risque de briser la glace. Je les aperçois l'un à côté de l'autre à m'observer tout en ayant une conversation qui semble leur être désagréable à tous les deux.

Je finis par traverser entièrement l'étendue d'eau, saine et sauve. Je décide d'attendre Arwen alors qu'il s'élance sur la glace d'un pas rapide. Quand il me rejoint, nous quittons le lac et poursuivons notre chemin. J'ose jeter un regard en arrière vers Daerôn. La tête entre ses mains, il s'est agenouillé devant l'étendue d'eau et des étincelles jaillissent de ses bras.

Va-t-il réussir à passer le lac ?

*

Arwen et moi, sommes seuls dans la forêt, à présent. Nos respirations s'entremêlent dans le froid et je serre les bras contre ma poitrine pour me réchauffer. Le pouvoir d'Arwen a fini par s'estomper et je ressens de nouveau l'emprise de la neige sur mon corps.

— Elwing... commence Arwen alors qu'il sarrête.

Je me stoppe également, mais espère que nous reprendrons notre marche rapidement.

— J'ai besoin de savoir ce que le mérol ta dit, reprend-il.

— Comment sais-tu qu'il ma parlé ? je demande, étonnée.

— Je les connais mieux que personne. Je suis leur geôlier sur Larn. Le gardien de leur prison. Je sais qu'ils peuvent contrôler tes pensées pour mieux te tourmenter.

J'inspire profondément pour mettre de l'ordre dans mes propos. Je m'étais faite à l'idée que plus jamais je n'aurais à parler de cette expérience traumatisante.

— C'est ma voix que j'entendais. Elle... Elle disait qu'elle allait me tuer parce que j'étais égoïste, que je me préoccupais plus de ma propre survie que de celle de mon peuple.

Il lève la tête pour souffler d'agacement. Puis il me regarde et pose ses mains sur mes épaules.

— Elwing, oublie ce qu'elle t'a dit. Les mérols vont chercher les plus sombres penchants chez leurs victimes et les leur révèlent. Mais tu n'es pas comme il le prétend. C'est normal que tu penses à ta survie. C'est un instinct naturel. Tu ne dois pas te concentrer sur ses paroles.

— Tu veux dire que ce qu'il a dit est vrai ?

— Je veux juste te dire que c'est la méthode qu'ils utilisent pour transformer leurs victimes. Ils les poussent au plus profond de leur retranchement inconscient. Et une fois qu'ils te le révèlent, ils t'obligent à y penser jour et nuit et finalement, tu crois ce qu'ils te disent et tu agis en conséquence. Tu deviens une personne différente : cruelle, folle et dépourvue de sentiments. Tu deviens comme eux.

— Mais peut-être qu'il a raison. Peut-être que je suis trop égoïste.

— Bien sûr que non, tu le sais, affirme-t-il, une main sur ma joue. Tu n'es pas comme ça. Tu es courageuse, battante et généreuse. Et je suis sûr que tu n'es pas indifférente au sort des delliens. Je ne sais pas jusqu'où tu vas aller, je ne sais pas ce qui arrivera ensuite, mais je suis certain que ton peuple est fier de toi. Tu n'as pas à t'inquiéter. Tout va bien se passer.

Sur ses paroles encourageantes, il m'enlace, me réconforte et me chuchote des mots apaisants à l'oreille. Cest étrange, mais je me sens vraiment bien quand je suis avec lui.

— Pourquoi es-tu leur geôlier, Arwen ? Personne ne peut le faire, à part toi ?

— C'est compliqué, avoue-t-il tandis qu'il se masse la nuque. Il faut avoir un esprit fort et impénétrable. Je me suis entraîné pendant des années pour faire cette tâche.

— Mais tu es obligé de le faire ?

— Non, mais c'est important pour moi. C'est un moyen de me rendre utile et, peut-être, d'avoir enfin l'attention de mon père.

Je le regarde pleine de compassion. Je comprends. Ça ne doit pas être évident d'être l'héritier d'un père qui ne se soucie pas de son enfant. Je prends son visage entre mes mains et lui adresse un regard bienveillant. Il me sourit et pose ses mains sur les miennes. Le chant des oiseaux nous accompagne et le vent siffle dans nos oreilles alors que nous décidons de reprendre notre chemin.

Nous n'avons pas encore croisé ni Sindar, ni les Trax, ni Hélios et encore moins Daerôn. Je commence même à croire qu'il est resté de l'autre côté du lac et n'a pas cherché à le traverser.

Après une dizaine de minutes, la forêt laisse place au silence pesant et mysterieux de la vie citadine de Nessa. Sindar et les Trax sont là, à nous attendre en compagnie d'Hélios et de Thylipsis Vras. Cette dernière porte encore une longue tresse et a revêtu un long manteau de fourrure écru. J'ai l'impression que ses tatouages aux paupières changent à chaque fois qu'elles clignent des yeux. C'est à la fois effrayant et fascinant.

— Bien, nous allons encore attendre quelques minutes. Puis nous irons au Repère, ensemble, dit-elle d'un ton agacé.

Sindar, sans doute de son avis, lève les yeux au ciel et les Trax grognent pour approuver. Je me place à côté d'Hélios et attends impatiemment que le prince de feu apparaisse.

Alors que nous nous apprêtons à partir, j'entends un bruissement sourd contre la neige. Je me retourne brusquement et plisse les yeux, ma vision étant limitée à cause de la tempête de neige. Une ombre s'est écroulée au sol et rampe vers nous. Mon instinct me dit d'aller l'aider, ma raison aussi, mais mon ressentiment et ma rancune me l'interdisent.

Je ne sais pas quoi faire.

Je suis tiraillée entre deux petites voix dans ma tête. Finalement, je prends ma décision.

Je cours vers Daerôn et me protège le visage pour éviter la neige et le vent. Je me rapproche de lui à grandes enjambées. Je le découvre, épuisé, une blessure sur son côté qui dégouline d'un sang noirâtre sur la neige éclatante. Je grimace de dégoût et de pitié. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait mal de le voir comme ça. Ses bras présentent aussi de graves brûlures.

Que sest-il passé dans ce lac ?

Je l'aide à se relever doucement. Sa respiration est saccadée et son front se perle de transpiration. Pourtant, son corps est glacé. Il s'appuie entièrement sur moi et ses yeux se ferment de fatigue.

A-t-il lutté contre la créature sous-marine ? L'a-t-il tuée ?

Nous marchons d'un pas chancelant vers les autres. Ses cheveux mouillés viennent me chatouiller le front. La peau de son visage et de ses mains est complètement bleue. Il a dû nager dans le lac. Je ne sais pas si je vais pouvoir le soutenir longtemps.

Nous arrivons, enfin, devant les autres. Ils nous dévisagent d'un air désagréable. Mes vêtements sont tâchés du sang du prince. Arwen ne m'adresse aucun regard.

Essoufflée, je me tourne vers Thylipsis.

— Il a besoin de soins.

Elle me sourit froidement et se tourne vers Sindar. Cette dernière se tourne immédiatement vers Sorè et ordonne qu'il s'occupe de Daerôn. Le Trax s'avance vers le blessé et s'agenouille pour le relever sans delicatesse. Daerôn se laisse faire, mais n'arrête pas de gémir.

Nous nous remettons en chemin tandis que je me mords les lèvres. Les cléoniens sont brutaux dans leurs paroles, froids, distants. Je me demande ce qu'il va se passer sur cette planète inhospitalière.

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