Chapitre 49
J'attends au rez-de-chaussée du Conseil dans un couloir étroit. Arcadio est sur le point de m'interviewer. J'entends sa voix nasillarde de l'autre côté de la porte épaisse. J'ai dû renfiler ma tenue officielle de Dell et je ne me sens toujours pas à l'aise.
Il a été décidé qu'on nous filmerait dans l'ordre. C'est pourquoi, Daerôn, le troisième vainqueur de la course, attend à mes côtés. Je fais preuve d'une énorme maîtrise de moi pour ne pas l'accuser, une nouvelle fois. J'évite son regard un peu trop insistant, je feins ses soudaines inspirations lorsqu'il souhaite m'adresser la parole. Je n'ai aucune envie de discuter gentiment avec l'homme qui a la possibilité de m'assassiner avec ou sans regrets. Je me fiche bien de savoir si c'est pour obéir à son père.
Dailleurs, même s'il n'a pas l'intention de me tuer, je n'ai pas envie de lui adresser la parole. Je crois que son attitude m'a déçue... Je pensais avoir un allié, mais j'ai été bien trop idiote. Le voir, dans ce costume noir, qui lui va parfaitement, me rappelle à quel point j'ai été naïve.
— Félicitations pour votre victoire. C'était bien joué, me félicite-t-il d'une voix douce.
Je préférerais qu'il se mette en colère. Comme ça, j'aurais une raison de faire exploser la mienne. Même si je sais que je ne dois m'en prendre qu'à moi-même
Mais en entendant son vouvoiement, je fronce les sourcils. Nous devons nous vouvoyer entre candidats, uniquement lors des cérémonies politiques, dans lesquelles le protocole du respect et de la politesse est en vigueur. Il me semble que l'interview d'Arcadio n'en est pas une. Je lève un sourcil et me force à regarder ses yeux dorés insistants.
— Est-ce une cérémonie officielle des Jeux ?
— Non, mais il semble que le vouvoiement soit le seul moyen efficace pour communiquer avec vous, déclare-t-il tandis qu'il croise les bras.
Mais à quel jeu, joue-t-il exactement ?!
Je l'observe quelques instants pour essayer de me calmer. Sa cravate si bien nouée autour de son cou fait ressortir la forme carrée de sa mâchoire. Sa flamme brûle toujours à son côté et semble me narguer pour me rappeler le court moment d'intimité que nous avons partagé sur l'île.
— En effet, ça me fait me sentir moins proche de vous, je rétorque amèrement.
Je suis en train de rentrer dans son jeu. Je me mords les lèvres. Je ne devrais pas faire ça
— Je vous répète que j'ignore ce que mon père à l'intention de faire, vous concernant.
— Et je vous répète que je n'en ai rien à faire que vous le sachiez ou non !
Je ferme les yeux pour me ressaisir.
— Alors pourquoi me fuyez-vous ? demande-t-il alors qu'il se rapproche de moi.
— C'est pourtant simple. Le sort vous a désigné pour me tuer, ce qui réduit ma sympathie a votre égard.
Il soupire d'agacement. Sa mâchoire se contracte.
— Je ne... Je n'en ai pas l'intention ! J'ignore qui...
— Pas ou plus ? je demande avec un regard assassin.
— Je n'en ai jamais eu l'intention ! Pourquoi doutez-vous de moi alors que je pourrais vous offrir ma protection, hausse-t-il le ton.
— Contre votre père ? je demande, suspicieuse.
— Contre le sort qui vous attend, réplique-t-il alors qu'il soutient mon regard.
— Je croyais que vous ignorez ce que votre père souhaite faire de moi ?
— Je sais ce qui arrive aux delliens, affirme-t-il.
— Alors peut-être, pourriez-vous me renseigner sur les meurtres de Dell ?
Il sert les dents et s'approche encore. Il m'oblige à reculer et lorsque je rencontre le mur, il le frappe de son poing. Je n'ai plus aucune échappatoire.
— J'ignore qui a pu faire une chose pareille... souffle-t-il comme si cela lui pesait sur la conscience.
Avant qu'il ne poursuive sa phrase, je le coupe.
— Vous ignorez beaucoup de choses pour l'héritier d'un dictateur. A votre place, je minquiéterai.
Soudain, la porte s'ouvre et je m'éloigne aussi loin que possible de Daerôn. Arwen se tient dans l'encadrement de la porte et nous regarde à tour de rôle, Daerôn et moi.
— Au suivant, dit-il, le regard tourné vers le prince de feu.
Lorsque vient enfin mon tour, je commence à angoisser sérieusement. Quels genres de questions Arcadio va-t-il me poser ?
Avant, Luther m'aurait fait une réunion préparatoire, on aurait répété ce que j'aurais dit, réfléchi à la stratégie à adopter... Maintenant, je dois me débrouiller seule. Je veux me battre par mes propres moyens. Je veux montrer que je suis forte, que je peux me défendre. Cette interview est comme une épreuve. Je dois choisir mes mots, mes armes, pour en sortir victorieuse.
Arcadio m'invite à entrer de son ton enjoué habituel. Quand je rentre dans la pièce, il fait noir et l'illusionniste est complètement avachi sur un fauteuil d'un vert douteux. Il me demande de m'asseoir en se massant les tempes d'un air las. J'imagine qu'il n'est pas toujours autant excentrique et que c'est son rôle devant la caméra. Pourtant, maintenant assise en face de lui, je lui trouve un air morose. De grands cernes violets encerclent ses yeux noirs, ses pommettes sont creusées et ses paupières semblent lourdes. Il demande au cameraman, qui n'est autre que son acolyte Irmo, de faire une pause, le temps que la maquilleuse vienne lui repoudrer le visage et lui donner un teint moins cadavérique.
Puis, il me sourit malicieusement et je regrette aussitôt le personnage distant qu'il était quelques secondes plus tôt.
— Elwing Lomino, dit-il tandis qu'il se rapproche de moi et qu'il croise les doigts devant lui. Ça fait longtemps, n'est-ce-pas ?
Je me contente de relever la tête soudainement mal à l'aise. Je ne suis pas près d'oublier ce qu'il m'a fait subir dans l'amphithéâtre avec Rassna.
— La candidate la plus intrigante des Jeux, reprend-t-il. Es-tu prête à répondre avec honnêteté aux questions que je m'apprête à te poser ?
— Oui.
Je m'interroge sur ce qu'il s'apprête à faire, à présent. Je ne sais pas si je dois le considérer comme un ennemi ou non.
Il fait signe brièvement à Irmo de reprendre le tournage. J'ignore si le public nous regarde, tous les deux l'un en face de l'autre, dans cette pièce sombre, assis dans des fauteuils miteux. Mais l'illusionniste noir a sans doute plus d'un tour dans son sac et la salle doit resplendir de charme à l'écran.
— Notre chère Elwing ! C'est un plaisir de pouvoir te retrouver avec nous.
— Je ne vous dirai pas que ce plaisir est partagé, mais merci, je déclare d'un ton cassant.
Arcadio se met à rire joyeusement et je dois bien avouer qu'il sait très bien jouer la comédie.
— Ton humour est charmant, ma chérie ! Plus sérieusement, beaucoup voient en toi, le chemin vers la rébellion et d'autre celui de la trahison envers la politique de la Deuxième couronne. Qu'en penses-tu ? Comment te considères-tu ?
Il fallait bien que la politique entre dans la partie. Cependant, je ne m'attendais pas à ce qu'Arcadio attaque, tout de suite, sur ce terrain-là.
— Je n'ai pas cette ambition, malheureusement. Je crois que le public m'accorde un peu trop d'importance.
— Pourtant, tu es l'unique candidate dellienne à avoir été aussi loin ! Ton parcours est impressionnant ! Cela ne te surprend pas ?
— Evidemment ! Pour tout vous dire, j'ignore encore pourquoi je suis encore en vie.
Arcadio me sourit faussement, puis il prend un air un peu plus sauvage et féroce. Ce qui n'augure rien de bon.
— Il est vrai que ton innocence a été prouvée dans l'affaire de Dell, bien que certains reprochent aux autorités compétentes de t'avoir exclu de celle-ci un peu trop rapidement. Mais nous aimerions savoir ce qu'il s'est réellement passé.
Me faire rappeler la mort de mes camarades est un coup bas. Il veut que je me souvienne du sort qui m'est réservé.
— Les sélectionnés auraient été empoisonnés. Je n'en faisais pas partie, mais comme j'ai eu la chance de m'en sortir, j'ai dû participer aux Jeux.
— Tu insinues que ce n'était pas ton choix ?
— Si, bien sûr ! Mais pas dans ces circonstances.
Maintenant, sa curiosité est piquée et il va me demander pourquoi je voulais participer. Il va s'en mordre les doigts, le pauvre.
— Et quelles circonstances étranges ! Mais dis-nous, quelles étaient tes motivations, à l'époque ? Ont-elles changé ?
Je lui lance un sourire carnassier. Il voulait mener cette interview ? C'est moi qui vais prendre les commandes.
— Je voulais défendre l'honneur de Dell, représenter ma planète, revendiquer ses droits... Mais maintenant, je me rends compte que certaines planètes sont dans une situation plus délicate que la mienne. Pourtant, je continue de penser que Dell ne mérite pas ce qu'elle doit subir tous les ans.
Arcadio s'éclaircit la gorge, visiblement agacé que je l'ai mis dans une situation embarrassante.
— Regardons, à présent, les commentaires de nos internautes !
J'admire sa façon de passer d'un sujet sérieux à un autre plus léger. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot.
Plusieurs messages apparaissent sur un écran posé entre nos deux fauteuils. Certains sont remplis de haine, mais la majorité est remplie d'admiration et de messages d'espoir.
« Elwing est certainement la candidate la plus courageuse que je n'ai jamais vue » _ Atlas102
« Elle mérite de gagner les Jeux et de repartir saine et sauve ! » _ Ferys412
« Elwing, est la preuve que nous ne devons pas nous laisser berner par ces Delliens inutiles et calculateurs. Une fois qu'elle aura gagné, elle détruira tout ce que nous avons construits pour garder la paix ! #tueuse »_rEcarla44
— Tu as dû le remarquer, Elwing, tu ne fais pas l'unanimité. Comment le vis-tu ?
— Je ne m'attache pas à l'opinion des gens qui ne me connaissent pas et qui ignorent mon vécu.
— Ton honnêteté te perdra, ma chère ! rit-il amèrement.
Je lui souris à pleines dents. Il semblerait que mon plan fonctionne. Plus je suis honnête, plus les gens pourront sidentifier à moi et plus ils pourront me soutenir.
— Maintenant, Elwing, nous aimerions savoir ce que tu penses de tes nouveaux amis Conquérants.
Je le dévisage silencieusement. Il sait que si je réponds à sa question, les autres pourraient subir les représailles d'Aegnor. Cette fois, je dois jouer la carte de l'hypocrisie et je n'aime pas l'utiliser.
— Participer aux Jeux m'a effectivement permis de mieux connaître les autres candidats. Mais peut-on être réellement proche d'une personne qui est prête à vous tuer ou vous blesser pour sa propre survie ?
— C'est une réflexion intéressante. Mais ça ne révèle rien sur toi, ta personnalité. Raconte-nous ton histoire.
— Mon histoire ? Elle n'est pas encore terminée et vous souhaitez déjà que je vous en raconte les détails ? Souhaitez-vous rédiger un testament pour ma famille, Arcadio ?
— Le public souhaiterait vous connaître un peu mieux, déclare-t-il, les dents serrées.
— Je suis née sur Dell dans la contrée des forêts, une région verdoyante au climat tempérée. Ma mère et moi vivons dans une petite chaumière à l'écart de la ville. J'ai enchaîné les petits boulots pour renflouer nos économies et m'occuper de nos petites dépenses. Et puis à ma majorité, j'ai voulu participer aux Jeux. C'était un moyen pour moi d'échapper à ma routine et de représenter ma planète.
— Bien ! Le temps imparti est terminé ! Ce fut un plaisir de partager ces quelques instants avec toi ! rigole-t-il encore une fois.
Il a prononcé sa phrase si brutalement que j'en ai sursauté sur mon siège. Il me congédie rapidement tandis qu'il m'adresse qu'un regard intrigué. La caméra s'arrête de tourner, mais il me retient par le bras.
— Tu ne sais pas dans quoi tu t'es embarqué, ma grande ! Tu as cru remporter cette manche, mais tu as oublié avec qui tu jouais. Aegnor déteste lorsque ses pions décident de reprendre la partie sans lui.
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