Chapitre 35

Ma vie entière ne tient plus qu'à un claquement de doigts. Je suis consciente de ses moindres faits et gestes, mais je n'ai aucun pouvoir sur eux. Je sens sa respiration chaude dans mon cou et un frisson de dégoût parcourt ma peau. Ses yeux, entourés d'un trait de khôl noir, scrutent ce que je viens de taper sur le clavier. Puis, il ordonne au temps de s'écouler normalement d'un sourire mauvais. Cela n'a duré que quelques secondes, pourtant, j'ai l'impression d'avoir été bloqué pendant de longues heures.

Je ne perdrais pas. Pas cette fois.

J'appuie sur le bouton de validation du code et repousse Saeros de toutes mes forces. Il bouscule Daerôn qui s'apprêtait à lancer une flamme contre son adversaire. Sa trajectoire est déviée et vient enflammer les feuillages laissés par Ardalôn. Pendant ce temps, Aram en profite pour encercler l'héritier en courant à pleine vitesse. Daerôn perd tout son oxygène et tombe à genoux.

La trappe m'aspire tout entière et la dernière chose que je vois est Daerôn en train de se faire asphyxier.

Je prends ma tête entre mes mains et je me demande si je n'ai pas commis l'irréparable. Et si javais involontairement créé un accident mortel ? Tuer le prince de feu reviendrait à déclarer ouvertement la guerre à son père. Je ne peux pas faire endurer ça à mon peuple.

J'atterris dans un tunnel sombre au bout duquel brille la lumière du jour. Je m'y dirige à grands pas, trop effrayée par mes propres pensées. Je débouche sur une cavité rocheuse dans laquelle se trouve un grand lac d'eau claire et limpide. Un trois-mâts y flotte tranquillement. Sur ses voiles, je distingue l'emblème officiel des jeux. Je monte les marches qui mènent au pont. Les candidats qui ont été rapides et qui ont deviné le code sont déjà là. Je me demande combien réussiront. Certains semblent vouloir s'approcher de moi, mais je ne veux pas leur faire confiance, pas encore. Je suis trop perturbée parce qu'il vient de se passer.

Je me cale dans un coin et me terre dans un silence apaisant. J'ai besoin de me calmer et de me relaxer. Je ferme les yeux pour faire le point sur ma situation encore précaire.

J'ai réussi le troisième Jeux. J'en suis à plus de la moitié. C'est une petite victoire pour moi, pour Luther, pour ma planète. Cependant, mes pensées négatives reprennent vite le dessus. Je suis à cran. Je ne peux m'empêcher de songer à l'état dans lequel j'ai laissé les candidats dans l'antre du totem. Je ne devrais pas m'en préoccuper. Ils ne semblent pas se soucier du mien.

Je n'entends pas les pas légers d'Ardalôn qui s'installe à mes côtés.

— Toujours vivante ? demande-t-il.

J'imagine son sourire alors que je n'ouvre pas encore les yeux. Je me tourne vers sa voix et me décide à lui répondre.

— Merci pour ton aide, j'élude rapidement.

— Oui, dommage que tu ne m'aies pas écouté, me reproche-t-il.

— J'ai quand même réussi, je réponds avec l'envie irrésistible de lui tirer la langue.

Ce sont sans doute les nerfs qui commencent à me lâcher.

— La prochaine fois, ton impulsivité te jouera des tours, rétorque-t-il, les paupières plissées comme s'il me disputait.

Je le fusille du regard.

— Tu comptes m'aider pour chaque épreuve ? je lui demande avec un air de défi.

— En réalité, je ne devrais pas le faire, avoue-t-il tandis qu'il se masse les tempes. Mais je n'arrive pas à te laisser sans défenses.

— Je ne suis pas sans défense. En plus, tu as dit toi-même que m'aider peut s'avérer dangereux pour toi. On a de la chance que les juges des Jeux n'est encore rien dit !

— On peut surtout les remercier d'avoir tout permis pendant cette épreuve, grimace-t-il.

Je laisse le silence s'installer entre nous, alors que je découvre d'autres candidats sortir du tunnel.

— Je vais devoir partir, annonce-t-il dans un chuchotement.

Je tourne la tête vers lui, les sourcils froncés d'incompréhension.

— Comment ça tu vas partir ? Tu dois continuer. Tu as réussi les épreuves !

— Je sais. Mais les planètes naines ont le droit de se retirer au bout de trois jeux. Après notre arrivée à Camorr, je quitterai la compétition.

— Tu es sûr ? Tu es puissant, plus puissant que d'autres. Tu pourrais gagner ! j'affirme.

— Mais à quoi ça me servirait ? Ma vie n'est pas en danger et ma planète n'a pas besoin de gagner pour être en paix avec les autres.

Je comprends son choix. Il n'a pas besoin des Jeux, sa planète non plus. Il y participe uniquement par devoir, mais ce n'est pas important pour lui.

— Ma planète a besoin de moi, déclare-t-il dans un souffle.

— Je ne comprends pas.

Il relève la manche de son avant-bras droit et je vois un tatouage représentant un arbre. Le tatouage bouge et les feuilles de l'arbre renaissent. Qu'est-ce que cela signifie ?

— Quelque chose se prépare sur Hauméa. Elle m'appelle. Je suis relié à ma terre. Je dois vraiment y aller.

— D'accord, dis-je tandis que je détourne la tête. Alors adieu, Ardalôn.

— Arrête de rendre des choses si dramatiques, se moque-t-il. Je suis sûr que nous allons nous revoir.

— Je vais mourir, j'affirme d'une voix claire.

— Tu vas vivre. J'en suis convaincu.

Il se tourne pour rejoindre les autres sur le pont. Je remarque que Nathaniel et Lindorie les ont également rejoints. Je croise aussi le regard brûlant de Daerôn alors qu'il pose les yeux sur moi. Arwen est là aussi.

Aram, Séko et El semblent être les seuls absents.

La Loi des Conquérants et des Jeux à encore frappée... Les plus forts sacrifient les plus faibles pour continuer.

Je nappréciais pas particulièrement Aram et je n'ai jamais parlé aux autres, mais je ne peux m'empêcher de ressentir de la douleur en pensant à eux. Reviendront-ils vivants de cette île ?

Le bateau démarre doucement alors que je serre les poings. L'étau se resserre. Combien de temps pourrais-je encore tenir ?

Je me lève pour m'appuyer contre la rambarde contre laquelle j'étais adossée. Je sursaute alors que je sens une nouvelle présence à mes côtés. Arwen me sourit et plonge son regard dans le mien. Pendant un court instant, je n'entends plus rien et le paysage devient flou autour de nous.

— Tu as déjà visité Camorr, la capitale de Namus ? demande-t-il sans me donner de détails sur ce qui s'est produit dans la grotte du totem.

— Non, je n'ai pas eu cette chance.

— Tu vas voir, c'est impressionnant ! Tout est en ivoire, en marbre et en or ! s'enthousiasme-t-il.

J'aimerais lui demander plus de détails sur la réunion des Conquérants, mais j'aperçois Lindorie me lance un sourire complice à l'autre bout du bateau. Nathaniel à ses côtés me jette un regard plein de sous-entendus. Je lève les yeux au ciel et m'apprête à les rejoindre.

— Elwing ? m'interpelle Arwen tandis qu'il me saisit la main.

Je lui adresse un regard surpris.

— Je te ferai visiter Camorr. Je viendrai te chercher après notre arrivée.

Je hoche la tête sans vraiment savoir ce que fait mon cerveau. Pourquoi ai-je accepté ? Est-ce si grave de vouloir lui faire confiance ? Il m'a quand même révélé le sort qu'Aegnor réservait aux miens pendant les Jeux. Je devrais lui laisser une chance de montrer ses bonnes intentions à mon égard.

Nous quittons enfin la cavité et Titan vient éblouir mon visage. Ses reflets dorés viennent miroiter sur la surface lisse de l'eau et le bruit régulier des vagues. Je reste avec Lindorie pendant que notre bateau s'éloigne de l'île. C'est un véritable soulagement que de la quitter !

Soudain, une violente secousse nous bouscule et nous tombons à terre. Certains crient par surprise, mais Nathaniel ne semble pas étonné. Il ferme les yeux et se concentre.

Un fort vent glacial gonfle les voiles et nous entraîne brusquement vers le large. Le capitaine du bateau, un Namusien, raffermit sa poigne sur le gouvernail circulaire. Les organisateurs des Jeux qui se trouvent sur Camorr, ne semblent pas avoir été avertis de la tempête qui se prépare.

Je m'approche difficilement de Nathaniel qui serre les poings en silence. Le vent fait tanguer le bateau de gauche à droite et je crois que je vais vomir. Mes cheveux s'emmêlent et fouettent mon visage crasseux.

Je parviens à peine à respirer comme si mon nez et ma bouche n'arrivaient pas à gérer ce surplus d'air.

— Nathaniel ! Qu'est-ce qui se passe ?! je crie péniblement.

Il ne me répond pas et respire profondément en fermant de plus en plus fort ses yeux.

— Nathaniel ! Réponds-moi !!

Il ouvre soudainement les paupières et je sursaute à la couleur de son iris. Elle est d'un bleu fluorescent.

— L'épreuve n'est pas terminée, déclare-t-il.

— Quoi ?!

Je hurle tandis que je peine à m'accrocher au cordage du mât pour ne pas tomber lorsqu'une énorme vague passe par-dessus le pont.

— C'est presque impossible de sortir de ces courants marins.

Je le regarde, horrifiée par ses paroles. Je me rappelle qu'il nous avait appris que les courants qui entouraient l'île étaient violents et qu'on ne pouvait pas s'échapper.

Alors pourquoi s'enfuit-on à bord d'un bateau ?!

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