Je sors de la grotte en titubant. Mes membres deviennent bleus et je crois que je ne m'en remettrai pas. Alors Daerôn court vers le poteau et tire sur la corde.

— Tu crois qu'on peut faire ça ?! crie Nathaniel de l'autre côté.

— Personne n'a dit le contraire, répond le prince de feu, les épaules haussées.

Lindorie me rejoint et me serre dans ses bras, mais je reste figée. Mes membres sont devenus si insensibles que je ne sens plus mes pieds ni mes doigts. Ils sont comme des glaçons et vont sans doute se briser d'un moment à un autre.

Elle me soutient et me force à m'asseoir. Je n'ose pas bouger. Chaque mouvement me brûle de l'intérieur.

Daerôn se précipite et prend mes doigts entre les siens et souffle dessus. Son souffle est chaud.

Je lâche un soupir d'aise et je mords mes lèvres en une grimace coupable. Je suis trop faible pour le repousser et il en profite.

Quand je peux enfin bouger mes mains, je le repousse brusquement.

— Je t'ai dit de ne pas me toucher !

— D'accord, je ne te toucherai plus, répond-il simplement.

Mais il n'arrête pas pour autant. Il ne cesse pas de diffuser sa chaleur pour me réchauffer. C'est un supplice que je dois endurer. Celui de voir mon assassin me soigner pour mieux me tuer ensuite.

— Arrête. Arrête de vouloir me soigner. Arrête de vouloir me protéger.

— Je ne peux pas. Alors maintenant, reste calme pour que la chaleur se diffuse mieux, reprend-il calmement.

— Tu ne comprends rien

Je le laisse faire parce que je sens que mon corps reprend vie. Je tire l'indice que j'ai glissé dans ma poche et le lis.

Et la magie renaît.

*

Nous devons nous rendre au plus vite au lieu de la prochaine épreuve : les montagnes des assoiffés. Je veux être seule.

Juste un peu.

Mais c'est impossible.

Lindorie tire le sablier et le hasard la désigne à nouveau. Elle doit faire une épreuve de funambulisme et je ne peux pas la regarder faire sans avoir envie de vomir. J'ai accompli un exploit avec le saut en haut des falaises. J'ai affronté ma phobie pour eux. Je ne peux m'arrêter de penser que j'ai mis ma vie en danger pour eux et que l'un d'entre eux va me tuer...

Je dois me calmer pour que la colère ne me dévore pas tout entière. Je devrais plutôt encourager Lindorie qui marche sur un fil invisible au-dessus de la mer entre deux petites collines. Mais c'est au-dessus de mes forces.

Je me demande si elle a déjà tué des delliens, je me demande si elle a aimé le faire ou si elle s'en veut terriblement.

Mais lorsquelle termine enfin l'épreuve et tire sur le sablier, je me force à la prendre dans mes bras pour la féliciter.

S'embrase le feu ardent...

Je n'ai même plus envie de me torturer l'esprit à déchiffrer l'indice, à le lier aux autres pour y trouver un sens.

La dernière épreuve se situe sur la plage des noyés, tout au nord, sur les rochers. Aucun de nous ne parle alors que nous marchons en file indienne. Je n'ai rien à leur dire et eux, sont trop concentrés pour s'occuper de moi. Le silence est à la fois bénéfique et pesant. Quelque chose a changé depuis que je suis revenue. La confiance à disparue.

Nous arrivons devant le dernier poteau et un message nous y attend, inscrit sur le papyrus.

« Cher(e)s candidat(e)s, vous arrivez à la fin de vos épreuves et il ne vous reste qu'un seul indice à trouver pour résoudre l'énigme finale. Une fois, tous les indices récupérés, vous devrez vous rendre au centre de l'île afin de vous échapper. Mais avant, vous devrez faire preuve d'une confiance inébranlable envers les membres de votre équipe. Deux d'entre vous passeront l'épreuve ultime. Deux fois plus de chance de réussir ou deux fois plus de chance d'échouer. Ça dépend de votre esprit d'équipe. Bonne chance à tous ! »

Je soupire encore. Nous n'avons plus d'esprit d'équipe. Je n'ai plus qu'à prier pour que ce soient Lindorie et Nathaniel qui passent ensemble. Ce sont les seuls à être unis.

Le prince d'eau tire la manivelle pour la dernière fois et j'entends le cliquetis mécanique des chiffres qui tournent. Le mécanisme s'arrête et pointe le chiffre 1 : Daerôn.

Nathaniel réitère la manœuvre et j'arrête de respirer quand l'aiguille pointe le numéro 5. Moi.

La trappe s'ouvre pour nous donner les dernières instructions.

« Les deux candidats vont devoir se placer de part et d'autre de ce balancier. Ils devront faire preuve de confiance pour équilibrer leur poids pour ne pas tomber. L'indice se trouve en contrebas. Il n'y a aucune possibilité d'échange de coéquipiers. »

Tout, mais pas ça.

Tout, mais pas le vide.

Pas Daerôn.

Rien.

Je ne veux rien.

Faire confiance à Daerôn signifie accepter le sort qu'il me réserve et je ne peux m'y résoudre.

C'est lui confier ma vie à nouveau. J'ignore ce qu'il en fera.

Je prends ma tête entre mes mains pour m'empêcher de flancher. Je dois penser à ma survie avant tout.

Pour survivre, je dois faire confiance à ce prince mystérieux, ce prince de feu dont j'ignore les véritables intentions à mon égard.

Pour survivre, je dois ravaler ma fierté et passer l'épreuve à ses côtés. Je dois le faire. Pas pour moi, mais pour ma survie.

Alors je l'accompagne sur le chemin bordé de galets jusqu'au balancier en bois. Il se place au milieu pour trouver l'équilibre et me tend la main. Je la regarde et observe son visage. Il a l'air serein et concentré.

Je réalise qu'il a besoin de moi pour réussir l'épreuve. Il ne me tuera pas maintenant.

J'attrape sa main et il me hisse à ses côtés. Aussitôt, le balancier commence à pencher.

— Oublions cette tension qui pèse entre nous, je vais chercher l'indice. Accroche-toi et écoute-moi ! s'écrit-il.

— Comme si j'avais le choix ! je rétorque, les yeux levés au ciel.

— Quand je fais un pas en avant, fais-en un, en arrière, ordonne-t-il.

Il avance doucement et je recule de la même façon, oubliant le plateau qui vacille sous mes pieds. Oubliant qu'un simple geste brusque peut nous faire basculer sur les rochers pointus à quelques mètres en dessous.

Il fait un pas, j'en fais un.

Je me concentre sur le rythme de ses jambes, je me cale dessus. Nous nous éloignons de plus en plus et il se penche aux bords. Il s'accroupit et s'allonge ventre à terre pour chercher l'indice. La balance tremble brusquement et j'essaye de garder l'équilibre.

Il se relève et je vois à sa mine que quelque chose n'est pas normal. Il se tourne vers moi, le regard brûlant. Il a l'air agacé.

Je l'interroge du regard. Il commence à avancer vers moi. Alors je fais de même pour garder l'équilibre de la balance. Quand il arrive enfin devant moi, je croise les bras avec un air de défi sur le visage, mais il me contourne pour me dépasser.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Il y a un problème ?

— L'indice se trouve de l'autre côté, répond-il aussitôt.

— Quoi ?! Pourquoi tu ne me l'as pas dit ? Je serai allé le chercher ! je crie, paniquée.

Le sablier continue de vomir ses grains et sa moitié sera bientôt remplie.

— Je ne veux pas que tu affrontes deux fois le vide.

Son ton est ferme et je me sens vulnérable. Il ne veut pas que je fasse à nouveau face à ma phobie. C'est frustrant de voir à quel point il se donne du mal pour que je lui fasse confiance encore une fois.

Je m'apprête à lui répondre désagréablement quand il avance rapidement, ne me laissant que le choix de reculer à la même vitesse que lui.

— Je vais sauter jusqu'au bord. Je compte sur toi. Tu crois que tu peux y arriver ?

J'ai juste envie de l'étriper et de le détester.

— 1, 2 et 3 ! crie-t-il tandis qu'il bondit vers le bord du balancier.

Je saute à mon tour et le balancier vacille dangereusement du côté de Daerôn. Je crie en le voyant basculer de l'autre côté.

Dans le vide.

Je regarde, horrifiée, de mon côté. Je crains le sentiment de satisfaction qui envahit mon cœur alors que je ne sais pas s'il est blessé ou s'il a besoin de mon aide.

La balance devrait se pencher de mon côté s'il est tombé. Pourtant, elle reste stable et je ne comprends pas pourquoi.

J'essaye de m'approcher un peu plus du côté de Daerôn. Et soudain, le plateau se relève vertigineusement. Je suis propulsée vers le bord et je m'agrippe de toutes mes forces pour ne pas tomber à mon tour.

De l'autre côté, Daerôn est accroché du bout des doigts, l'indice coincé entre ses dents. Je souris, malgré nos désaccords, soulagée qu'il soit en vie.

Il se hisse en haut à la seule force de ses bras et j'essaye de l'imiter. Mais mes muscles perdent de leurs forces. Je commence à glisser et je vois mes doigts perdre leur appui. Je vais tomber. Je vais m'écraser sur les rochers. Je ferme les yeux et j'entends Daerôn se relever à l'autre bout.

— Ne bouge pas Elwing !

J'essaye de changer de position pour empêcher mes doigts de se détacher du bois du balancier. Mes bras me brûlent et je vais bientôt devoir lâcher. Je gémis de douleur. J'attends. Et je crois que Daerôn va s'en aller en me laissant m'accrocher désespérément à la vie. C'est comme ça qu'il va me tuer. Il ne va pas m'aider.

J'entends du mouvement sur le plateau et je sais qu'il est en train de partir en me laissant moi et mon cœur meurtri. Je n'imaginais pas qu'il serait aussi lâche.

Je refuse de pleurer. Je refuse d'accepter mon sort. Mes poignets me font atrocement souffrir et je ne sais plus quoi faire à part lâcher prise.

Soudain, une main apparaît suivie du visage souriant de Daerôn. Je le regarde, méfiante. Comment a-t-il réussi à venir jusqu'à moi sur ce fichu balancier ?

Il prend mes mains et me hisse sur le plateau. Mes jambes sont flageolantes lorsque je suis à nouveau sur le balancier. Je manque de m'écrouler, mais Daerôn me soutient par la taille. Je respire par intermittence. Je regarde derrière Daerôn et vois un énorme rocher qui a stabilisé nos deux poids. Je m'écarte de lui vivement et cours pour revenir sur la terre ferme alors que le cordon du sablier à déjà été tiré. Les règles du dernier jeu n'interdisaient pas que les autres équipiers nous viennent en aide. Nathaniel a dû porter le rocher et le donner à Daerôn pour que le balancier s'équilibre.

Nous lisons le dernier indice : du trio parfait.

Et je me rends compte d'une chose.

Il ne m'a pas laissé. Il est venu pour me chercher.

Devrais-je encore me méfier de lui ou lui accorder ma confiance pour de bon ?