Chapitre 12

Quand j'aperçois, à nouveau, le bâtiment, je suis envahi par un sentiment de panique. J'ai l'impression de remettre un vêtement trop petit, tellement je me sens oppressée et angoissée. Ingwé est encore plus sérieux que la veille, comme si revenir sur les lieux des meurtres allait me tuer.

Je n'ai pas osé l'interroger sur ce que j'ai découvert la veille.

J'ai pris la décision de ne pas retourner sur le campus avant le début des Jeux. Me faire sans cesse interroger par des étudiants à qui je n'avais jusqu'alors jamais adressé la parole, m'a révolté. C'est comme si le fait que j'allais bientôt mourir me rendait soudainement intéressante.

Ingwé nous a conduit au Centre d'entraînement dans une voiture plus ou moins en état de rouler, dégotée dans la première fourrière du coin. Ni vu, ni connu. Je ne sais pas où il a obtenu son permis de conduire, mais je ne serais pas étonnée s'il me disait qu'il l'a trouvé dans une pochette-surprise. Il conduit tellement mal qu'on a dû s'arrêter deux fois pour que je puisse vomir.

Nous entrons par les grandes portes vitrées, restées ouvertes pour accueillir les différents policiers qui enquêtent sur la mort de mes camarades. Aucun d'eux ne se retourne à mon arrivée, trop absorbé par leurs tâches. Je suis bien contente de revêtir à nouveau ma cape d'invisibilité, même si ce n'est que temporaire. Je vais devoir m'habituer aux apparitions publiques.

L'inspecteur qui gère l'enquête souhaite me voir. Je contourne les rubans jaunes qui entourent les différentes scènes susceptibles de contenir des indices. Je m'approche d'une femme d'une quarantaine d'année qui a l'air de posséder une fonction plus importante que les autres.

— Bonjour, nous avons rendez-vous avec l'inspecteur Brexton.

Elle relève à peine la tête de ses notes et m'indique par un mouvement de la main la direction à suivre. Nous suivons la direction donnée en évitant les policiers qui courent dans tous les sens. Plus j'avance et plus le stress me serre la gorge. Un homme assez grand vêtu d'un costume luxueux vient à notre rencontre.

— Bonjour Mademoiselle Lomino. Je suis ravie de votre ponctualité.

Derrière moi, Ingwé pouffe de rire. Je le fusille du regard. Je ne suis pas un exemple dans le domaine, mais il pourrait éviter de le faire remarquer.

L'homme poursuit.

— Je suis l'inspecteur Brexton ! J'ai quelques questions importantes à vous poser concernant les événements. Si vous voulez bien me suivre, nous allons nous installer dans une salle, au calme.

Pendant qu'il me parle, je remarque sa peau rougie par le rasoir et ses cheveux bien peignés. C'est un homme qui prend soin de lui. Il doit avoir une cinquantaine d'années, pourtant, je ne perçois aucun cheveu blanc dans sa chevelure brune.

Brexton nous invite à entrer dans la petite pièce meublée uniquement d'un bureau, de deux chaises et d'une bibliothèque remplie de dossiers.

Je m'assois sur une des deux chaises en bois que me tire Ingwé. Évidemment, en bon garde du corps, il restera debout. L'inspecteur s'installe en face, sort mon dossier de candidature d'un tiroir et l'ouvre avec attention.

— J'ai été informé récemment que vous ne vous étiez pas présenté comme candidate officielle aux Sélections.

— J'avais confié mon dossier à Luther, mais il ne l'a pas donné.

— Pourquoi ? demande-t-il, les sourcils froncés par la méfiance.

Il paraît étrange, en effet, qu'une jeune fille qui ne s'était pas présentée, soit finalement retenue pour les Jeux. Je peux comprendre son incompréhension.

— Luther est un ami proche de la famille. Il m'a entraîné afin que je sois prête pour les Jeux, lorsque j'aurai l'âge requis. Il voulait tellement que je sois choisie, qu'il a préféré laisser mon dossier de côté pour que ma mère ne s'oppose pas à mon inscription. Il avait l'intention de forcer ma sélection en tant que membre du jury.

— Vous avait-il informé de cette idée ?

Il prend des notes et enregistre toute notre conversation.

— Oui, mais il m'a prévenue bien trop tard pour que je m'y oppose. Je n'avais pas l'intention de tromper les autres, je souhaitais être choisie de la manière habituelle.

— Donc Luther ne vous a pas forcé à participer, c'était également votre désir. Quelles sont vos motivations ?

— J'ai toujours voulu aller aux Jeux parce que je déteste l'injustice. Je veux prouver que Dell n'est pas inférieure aux autres planètes.

Il hoche la tête et tourne une page du dossier.

— Selon vos propos, je constate que Luther avait toutes les raisons d'éliminer les candidats pour vous faire sélectionner par le jury. Vous aurait-il dit quelque chose en rapport avec la mort des candidats ?

Je me mords la lèvre. Luther, savait-il ce qu'il se passait lorsqu'il m'a recommandé de ne rien manger ? Il n'aurait jamais tué les autres pour que je sois choisie ! Il était même très inquiet par la situation.

— Il m'a mise en garde après que les premiers candidats sont morts. Il m'a dit de ne rien accepter de qui que ce soit. Mais il n'aurait jamais fait une chose pareille !

— Mademoiselle Lomino, avez-vous mangé ou bu quelque chose juste avant la Sélection ?

Je rassemble mes souvenirs malgré le fait que je sois perturbée par la possible implication de Luther dans ces meurtres.

— Je me suis réveillée en retard. On m'a apporté mon déjeuner dans ma chambre, mais je n'ai pas eu le temps de manger ni de boire quoique ce soit.

L'inspecteur Brexton croise les bras tout en se reculant vers le dossier de son fauteuil.

— Il semble que votre retard vous ait sauvé la vie. Nous avons effectué des analyses. Il semblerait que les candidats aient été empoisonnés par leur déjeuner ce matin-là. Le vôtre ne faisait pas exception.

Je me couvre la bouche d'une main sous le choc. Mon repas était lui aussi empoisonné ! Luther l'avait deviné et c'est pour cette raison qu'il était stressé. Maintenant, Brexton le soupçonne.

— Luther n'aurait pas empoisonné mon repas ! Je vous assure qu'il n'est pas responsable !

— Où étiez-vous la nuit précédente ? me demande-t-il sérieusement.

— J'ai discuté avec Yasmine, une des candidates. Nous étions cachés dans un placard à balais, à l'abri des oreilles indiscrètes. Je lui ai parlé du plan de Luther et du fait que je ne voulais plus participer étant donné mon désaccord. Nous avons parlé jusqu'à une heure tardive, c'est pour cette raison que j'étais en retard le lendemain matin.

— Vous n'étiez pas en compagnie de Luther ? m'interroge-t-il à nouveau, son stylo à la main.

— Non, je ne l'ai pas vu après le dernier cours qu'il a donné.

— Très bien, merci. Je n'ai pas d'autres questions à vous poser. N'hésitez pas à me contacter si d'autres éléments vous reviennent en mémoire.

Je hoche la tête, abasourdie. Luther ne peut pas être responsable. C'est impossible.

— Vous soupçonnez Luther, n'est-ce pas ? dis-je d'une voix tremblante.

— Jusqu'à ce que nous l'interrogions, il reste sur la liste des suspects.

La situation est grave. Quand vont-ils l'interroger ? Il est impossible pour moi de participer sans lui aux Jeux.

Je serre la main de l'inspecteur et sors de la pièce. Une seule pensée se répète dans mon esprit. Si je n'avais pas été en retard ce matin-là, je serais morte comme les autres...

Ingwé me prend le bras et m'entraîne vers la sortie.

Le trajet du retour se déroule en silence. Ingwé me lance des coups d'œil inquiets. Comme si ma situation l'intéressait ! Il ferait mieux de regarder la route peut-être que j'aurai moins la nausée.

— Est-ce que tu as besoin de quelque chose ? me demande-t-il en me regardant complètement.

— Oui. J'ai besoin de réponses. Peut-être que tu peux m'éclairer.

J'insiste sur le dernier mot avec précision, cherchant à lui faire comprendre que j'ai deviné d'où il vient.

— Je ne te serai pas d'une grande aide, je n'étais pas présent sur les lieux.

Soit il est bon acteur, soit il est idiot. Je sais très bien qu'il ne sait rien de ce qu'il s'est passé. Il y a trop de questions dans mon esprit et j'ai besoin d'en éliminer quelques-unes. Je décide de faire tomber son masque en lui exposant son secret.

— Pas la peine de jouer avec moi Ingwé. Je sais qui tu es.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

A ses mâchoires qui se crispent, je devine qu'il est sur ses gardes.

— Bien sûr que tu le sais. Tu viens de Kalisto, je déclare, fière de moi.

Il fait une embardée sur la large route que nous avons empruntée, désobéissant aux prudentes recommandations de ma mère. Il finit par s'arrêter à un endroit qui n'est pas approprié et dangereux.

— Comment l'as-tu découvert ? me demande-t-il calmement, les mains restées accrochées au volant.

— Calywen.

J'essaye de mettre un terme à la discussion que j'ai provoquée craignant d'être victime d'un accident. Il soupire d'agacement alors que je me détache.

Je vois des étincelles crépiter entre ses phalanges. Ça n'augure rien de bon. J'espère qu'il ne va pas s'enflammer de colère dans la voiture.

— Ecoute moi bien, Elwing. Tu es intelligente, je le sais, alors ne répète à personne cette information. Nous ne sommes pas censés utiliser nos pouvoirs sur votre planète. J'ai une couverture à garder. C'est très important que tu ne dises rien, pour ta sécurité. Je suis un kalis, c'est vrai, mais je ne travaille pas pour Aegnor. Calywen, mon frère, ne doit pas être au courant. Est-ce que tu comprends ?

Il se tourne vers moi, se rapprochant toujours plus pour me convaincre de conclure ce marché avec lui.

Mais si le roi de Kalisto, n'est pas son employeur, de qui, peut-il s'agir ? Luther ? Luther connaît-il des kalis ? Impossible...

Pourtant, je comprends qu'il puisse avoir des problèmes si les delliens découvraient sa véritable identité. La personne qui l'emploie semble vouloir me protéger sans qu'Aegnor ne soupçonne quoi que ce soit. Calywen, a-t-il le même employeur ? Moi qui voulais faire le tri dans ma tête...

— Qui est ton employeur ? Pourquoi veilles-tu sur moi ? Le roi Aegnor, est-il au courant ? Y-a-t-il d'autres soldats sur Dell ? Qu'allez-vous faire ? Calywen, est-t-il...

Des flammes jaillissent de l'intérieur des coudes d'Ingwé. A cause de toutes mes questions, il perd patience. J'ai peut-être été trop loin...

— Tu ne sais rien, Elwing ! Arrête de m'accuser d'une situation que je ne maîtrise pas ! Je ne fais que suivre les ordres en essayant de rester en vie.

Je ferme les yeux et le regarde, horrifiée en voyant la voiture commencer à prendre feu. Il semble se rendre compte de l'étendue des dégâts qu'il vient de provoquer. Il m'empoigne fermement par le poignet et me pousse hors du véhicule. Puis nous courrons tous les deux au loin pour nous mettre à l'abri. Nous nous cachons derrière des arbres assistant à l'embrasement complet de notre moyen de transport.

— Je suis désolée. C'est ma faute. Je n'aurai pas dû te crier dessus.

Il hoche la tête pour accepter mes excuses. Puis il se dirige vers la route et tente de pousser la carcasse de la voiture complètement brûlée. Je prends l'initiative d'appeler les services de sécurité en précisant que nous avons eu un accident.

Je reprends mes esprits et lui pose une dernière question.

— Si vous n'avez pas le droit d'utiliser vos pouvoirs, pourquoi Calywen s'en est servi ?

— C'était une mise en garde, me répond Ingwé concentré sur les voitures aux alentours.

— D'accord.

J'ai conscience qu'Ingwé pourrait à nouveau se mettre en colère. Visiblement, discuter de son identité n'a pas l'air de l'enchanter.

— Pour toi, ajoute-t-il.

Contre quoi Calywen pourrait-il me mettre en garde ?

*

Nous nous trouvons à l'aéroport pour attendre le vaisseau qui me conduira tout droit sur Orphée, le lieu de la cérémonie d'ouverture et du premier jeu. Des centaines de personnes m'attendent devant le bâtiment.

Des jeunes filles me demandent mon autographe alors que je me fraye un chemin dans la foule. Je n'en reviens pas que des étudiants aient séché leurs cours pour venir me saluer ou me toucher. Je trouve cette prétendue renommée malsaine. Si les Jeux tournent mal, ils auront réussi à obtenir la dédicace d'une candidate morte. J'en ai des frissons d'horreur.

Il y a aussi des dizaines de journalistes qui me courent après, mais il semble qu'Ingwé et Calywen aient reçu une formation efficace. Ils m'encadrent des deux côtés et je perçois la chaleur qui émane de leurs corps. Ma mère a tenu à nous accompagner et marche avec Luther devant moi. L'inspecteur a interrogé ce dernier et il semble que son alibi ait été appuyé par de nombreux témoins. J'en suis soulagée. Mais nous n'avons toujours aucun indice sur le meurtrier...

Je suis devant une vingtaine de micros tendus vers moi, attendant que je prononce un discours. Des flashes m'aveuglent et je ne sais pas où donner de la tête. J'essaye de parler calmement malgré ma voix chevrotante. Luther m'a appris à me battre, pas à me présenter au public !

Calywen s'exaspère de la situation en soufflant bruyamment pour que je le remarque, mais Ingwé me lance un regard rassurant. Je n'arrive pas à croire que ces deux-là soient frères !

Une fois le supplice de l'interview terminé, nous nous dirigeons vers la piste d'embarquement pour les Jeux. Je me précipite vers les lourdes portes pour échapper à tous ces regards posés sur moi.

Je souffle de soulagement une fois qu'elles se referment derrière moi. Je peux enfin respirer calmement.

Le vaisseau arbore une coque en métal gris. Son toit est recouvert de vitres transparentes reflétant la lumière de Titan. Les fenêtres de chaque côté sont bordées d'un liseré en argent. En plein milieu de la coque, se trouve le logo officiel des Jeux ; une couronne composée des planètes de la triple alliance, entourées par les six autres planètes conquérantes gravitant harmonieusement autour d'elles. Certains y aperçoivent l'unité du Cercle, moi, je n'y vois que des planètes prisonnières de la couronne.

En le détaillant, je réalise, dans quoi, je suis sur le point de m'embarquer : les Jeux de la deuxième couronne. J'y suis enfin arrivée. Je me suis toujours dit que je serai totalement excitée quand ce jour arriverait, mais aujourd'hui, je ne ressens que de la rage et de la haine. Je vais leur montrer ce dont je suis capable. J'ai hâte de venger la mort des autres candidats, je veux honorer leur mémoire.

Ingwé pose délicatement sa main sur mon bras. Je crois que le moment des séparations est arrivé.

— Amuse-toi bien, joli cœur ! s'exclame-t-il, un sourire bienveillant aux lèvres.

C'est sans doute la dernière fois que je le vois. Calywen m'adresse à peine un regard et me tourne le dos. Leur mission à mes côtés est terminée.

Ma mère se rapproche timidement. Je la prends dans mes bras et lui murmure que je l'aime. Je la serre tout contre moi. J'ai l'impression de lui arracher une partie de son cœur en partant.

— Je suis fière de toi, ma petite fille. Souviens-toi que je serai toujours là et que je t'attends, me chuchote-t-elle d'une voix tendre.

Je me détache à regret en essayant de ne pas pleurer. Je me tourne enfin vers Luther qui m'accompagne aux Jeux. Il me sourit, moqueur.

— Es-tu prête, jeune Conquérante ?

Je lève les yeux au ciel. Je ne serai jamais considérée comme telle.

— Je n'en sais rien, mais je peux t'assurer qu'ils se souviendront de moi !

Puis, je monte dans le vaisseau. Je vais décoller pour les Jeux. Je vais participer, je vais me battre jusqu'à mon dernier souffle, je vais leur faire regretter leurs choix.

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