9.
Août 2017
Simone détourne le regard. C'est un truc qu'elle sait très bien faire. Ça et les gâteaux au chocolat, même si ça n'a aucun rapport. N'empêche qu'elle agit systématiquement de cette façon quand n'importe quoi la dérange : elle passe à autre chose. Ray a essayé pendant des années d'obtenir une réaction différente, puis il a haussé les épaules. Depuis cette fameuse gifle qu'il n'oubliera jamais, plus rien ne la touche. Sa mère, il ne la changera pas. Alors dès qu'il passe le seuil de la maison, il retrouve l'odeur du gâteau au chocolat et les regards fuyants : toute son adolescence.
De sa mère, Ray n'a le souvenir que d'une vieille femme, qu'importe son âge. Comme si elle n'avait jamais pu être jeune, apparue comme ça, avec sa lassitude et ses cheveux gris, avec ses espèces de chasubles atroces ornées de fleurs violettes, avec cette façon étrange de rester constamment à côté des choses. C'est sans doute pour cela que l'odeur du chocolat est devenue très agaçante. Même son prénom sonne vieux. Simone. Le cliché est posé, une photo en nuances de gris avec une pointe de violet, le noir et blanc c'est déjà trop franc, trop tranché pour elle qui demeure insaisissable. Cliché de vieux comme on les imagine, comme s'il n'existait aucune autre façon de l'être et Simone qui colle à son rôle comme la robe chasuble colle à sa peau, costume qu'on trouve sur catalogue entre l'enfile bas et le téléphone à gros chiffres. Elle est ce qu'on attend d'une vieille dame, ce qu'elle attend sans doute elle-même : déjà morte.
Et puis il y a cette maison qui n'aide pas, qui enfonce le clou, un tombeau à elle toute seule. Une maison où le temps tourne en rond, comme un chat qui ne serait jamais du bon côté de la porte, qui entre et sort de pas savoir où se mettre et s'échappe aussi vite que possible. Ray remarque une toile d'araignée qui se tend entre deux pans de mur et le plafond, haute, trop haute pour que le balai la chasse ; une auréole de moisissure qui s'agrandit sous le robinet fuyant du radiateur ; un éclat sur l'évier de la cuisine et cette tache de brûlure sur le formica jaune de la table, elle n'y était pas la dernière fois. Des choses infimes, des presque riens qui ont fait le presque tout d'une journée entière, qui montrent que le temps aura beau passer par là, il n'a rien changé, il n'a aucune prise ici. Un peu comme ces voitures qui affichent des milliers de kilomètres au compteur, des milliers de kilomètres pour rester au même endroit.
Si le temps se compte en évènements, cela fait bien longtemps qu'aucun d'entre eux n'a agité cette maison. Non, ici c'est le lieu du temps perdu, ou plutôt du temps qui ne signifie rien. Celui qui glisse entre les doigts, dans le moindre interstice, la moindre faille, liquide et impossible à saisir. Celui que l'on regrette aussi parfois, souvent, parce qu'on n'en a rien fait, ou si peu, même pas ce plaisir de ne rien faire justement.
Ray est assis dans la cuisine pendant que sa mère comble le silence aux bruits des casseroles et des cuillères qui cognent. Sur sa chaise, il retrouve ses quinze ans et toutes les autres années qui l'ont poussé à partir, à fuir cette presque mort, à vouloir presque vivre autre chose. Ça se dilue, ça se rassemble, ça se pose là, sur cette chasuble aux fleurs violettes. Il regarde les pieds de sa mère qui trépignent sur place, qui passent en demi-pas et miment savamment le mouvement pour masquer leur inertie, pour qu'on ne voie pas qu'ils ont pris racine ici, sur le carrelage jauni de la cuisine.
Les pieds continuent leur claquettes silencieuses, et les bras tournent, saisissent, mais le corps drapé de fleurs violettes ne bouge pas. Ombre et lumière soulignent le tableau, Simone est une tapisserie. Elle fait partie du décor de la maison, fondue dans les meubles, leur vernis terne, le formica jaune, le carrelage, la peinture écaillée. Même visage, même forme, depuis des années. La couleur qui passe un peu peut-être, une nouvelle ride qui se remarque à peine, comme une fleur qui déteint sous la lumière.
‑ Tu aurais dû me dire que tu venais, Ray, et puis ça fait longtemps, moi qui espérais te voir à l'enterrement de Lili, c'était l'occasion d'avoir de tes nouvelles.
Ray s'accroche à l'odeur de chocolat, une grande inspiration pour que ça rentre bien en lui, que ça étouffe la colère qui monte doucement, viscérale, et retombe devant l'amertume du cacao et l'absurdité de répondre à tant de bêtise ou de maladresse, c'est selon le point de vue, et aussi la lassitude d'avoir essayé tant de fois, trop de fois sans doute pour le soulager vraiment. Il sait surtout que tout ce qu'il pourra répliquer glissera sur elle, ricochera sur sa peau, comme si aucun mot ne pouvait l'attraper et la secouer une bonne fois pour toutes.
Ray se lève dans le bruit de la chaise et le silence de sa mère. Il se lève, devant celle à qui il a fini de ressembler, oui, ça suffit, son point de rupture, son moment de bascule est là, devant cette tapisserie qu'il ne veut plus être. Il se lève et puis rien, enfin pas grand-chose vue de l'extérieur. Si, il range ses bras ballants en glissant les mains dans ses poches, le dos vouté, prêt à filer dans sa chambre. Un petit quelque chose de James Dean dans le regard blasé, de cette fureur de vivre mêlée de lassitude, de cette envie rageuse de foutre le camp pour autre chose, n'importe quoi qui ne serait pas ça. Mais avant, emporter ce qu'il est venu récupérer sans le savoir encore : sa peau d'adolescent. Celle avec les rêves en poche et les images plein les yeux ; celle qui crache dans un nuage de Gauloise son envie de révolution, de ne jamais se soumettre, de changer le monde au lieu de lui céder. Celle qui a foutu le camp il y a bien longtemps, mais qu'il avait cousue entre ces murs. Alors, de la reprendre cette peau qui n'est plus la sienne, ça ne colle pas aux entournures. Trop grande — il faut bien de la place pour accueillir tous les possibles — ça flotte et plisse de partout et ailleurs, ça serre trop à en faire mal.
Il embrasse cette mère qu'il est venu voir par devoir mal placé, et s'en va les mains dans les poches sans lui parler, à Simone, sans prononcer ces mots qui gênent, qui disent trop, qui racontent la douleur, la détresse, le vide et le silence : comme ça lui manque d'être père. Et surtout, il n'évoquera pas cette lettre toujours cachetée qui pèse lourd dans sa veste. Celle qu'on ne peut pas oublier si facilement, même en changeant de sujet, même en essayant. Il fallait juste se retrouver un peu, retrouver son courage pour l'ouvrir, plus tard, une autre fois...
Il s'en va en gardant tout ce foutoir bien caché derrière un petit bisou posé sur des cheveux gris, un baiser et un sourire aussi, qui ne prend que la bouche et encore, pas en entier.
Simone ne se retournera pas, elle finira de préparer son gâteau au chocolat, concentrée sur la montre, il serait dommage de le laisser brûler. Dommage d'attirer l'attention en laissant le feu prendre dans cette maison parce qu'elle aura oublié, parce qu'elle oublie beaucoup en ce moment. Des petites choses de rien du tout. Comme cette trace brune sur la table de la cuisine, son écho encore rouge et douloureux qu'elle cache sous la manche de sa blouse. C'était quoi déjà ? Rien du tout, pas la peine de rameuter tout le monde, pas la peine de remarquer qu'elle ne s'en souvient plus. Tout va bien, ça fait mal oui, mais tout va bien. C'est moche aussi, suintant, mais c'est normal, à son âge, ça prend du temps de cicatriser, surtout qu'elle se soigne seule tant le médecin serait capable d'en faire un drame. Elle a bien vu son petit jeu quand elle le fait venir, comment il regarde la maison, l'escalier, comme il use de questions, savoir ce qu'elle a mangé la veille, la date du jour, comme si les jours n'étaient pas tous les mêmes. Elle entend bien quand il glisse ses petites idées pour son bien, pour elle, faudrait pas qu'elle reste seule ici, ça peut être dangereux, qu'il susurre avec son sourire bien intentionné de la ranger avec les autres, ceux de son âge, ceux qu'on aligne dans des « maisons », qu'on retire du lot pour qu'ils se sentent moins seuls, qui finissent seuls à côté des autres tout aussi seuls. Parce que dans ces maisons, on a beau essayer de mettre de jolies couleurs aux murs, de donner des sourires, et des images et des moments, on oublie de donner des projets. Pas grand-chose, juste un petit projet, une façon de songer à demain, de faire exister demain et les autres jours pour un but, une direction, un sens. Parce que vivre, c'est donner du sens aux jours qui passent. Mais pour offrir cet élan, il faudrait penser différemment, elle le sait bien Simone, elle est déjà allée dans ces endroits pour visiter, par curiosité, elle voit bien la bonne volonté qui se broie sous le manque de tout : de moyens, d'argent, de temps, de personnes.
Il peut bien susurrer le médecin avec ses intentions louables, elle ne veut pas être rangée avec les autres. Pourquoi faire ? Elle est rangée ici depuis des années, seule sans faire semblant d'être autre chose, ça lui convient parfaitement. Et puis dans cette maison, il y a tout ce qu'elle n'oublie pas. Il y a une jeune femme naïve et un jeune homme qui voulait décrocher les étoiles pour en faire un collier : Henri.
Henri croyait qu'aucun rêveur n'était trop petit. Quand on grandit dans un village de la Marne, dans celui-là même que la guerre a transformé pour lancer des fusées, on se dit que le ciel n'est pas si loin, qu'il suffit de construire l'ascenseur qui y mènera. Simone se souvient de tous ces noms qui ont peuplé la vie d'Henri, la première, c'était Véronique. Il est allé jusqu'en Algérie pour la suivre, la voir s'envoler plus haut. Puis il y a eu Coralie. Coralie qui devait composer avec les autres, qui fut un échec sur toute la ligne. Une erreur. Véronique était toujours là pourtant, un peu différente malgré le même prénom, mais la même quelque part, toutes les mêmes d'une certaine façon. Et Henri qui suivait. Qui les aurait suivies jusqu'aux étoiles.
Après l'Algérie, ce fut la Guyane. Pendant que Simone restait avec Rémi, Henri accompagnait Véronique à l'autre bout du monde. Et après ? Après ce fut Ariane et plus jamais il n'est rentré. Il tenait le fil bien serré dans sa main, espérant qu'un jour, ce serait lui, l'ingénieur, qui partirait dans l'espace. Pas de place pour un second fil qui l'aurait conduit à Simone. Il n'y a pas de rêveur trop petit, non, mais il y a des rêves qui prennent tout entier. On ne décroche pas les étoiles en gardant les pieds sur terre. Simone aurait aimé qu'il s'en rende compte avant, ça oui, elle aurait bien voulu qu'il réalise avant qu'elle ne portait pas son rêve.
Elle, elle portait Rémi et des livres d'une autre Simone, une qu'on admire de loin comme tout ce qu'on ne sera jamais. Des mots qui secouaient ses certitudes, qui remettaient en question, qui se demandaient ce que c'était être une femme, des mots qui affirmaient qu'exister c'est oser se jeter dans le monde. Et en lisant, la mère de Ray se disait qu'exister c'est pour chacun pareil : c'est faire ce qu'on peut avec ce qu'on a.
Elle devrait en parler de ça, au médecin, il verrait alors qu'elle n'a rien oublié. Elle lui dirait que la date d'aujourd'hui elle s'en fout, qu'elle se souvient des autres. Tiens celle-ci par exemple, le 9 avril 1968, le premier lancement de Véronique en Guyane. Elle s'en souvient bien et pour cause, Henri en parlait des mois durant. Mais c'est vrai que son poignet lui fait mal, ce n'est pas pratique pour tenir les casseroles, et puis elle a beau y mettre des compresses imbibées, rien ne change, ça suinte toujours autant. Peut-être qu'elle doit attendre, c'était quand déjà ? Il y a deux jours ? Non, c'est plus ancien, une semaine alors ? Une semaine, c'est beaucoup, c'est même long. Elle devrait peut-être appeler le docteur finalement. Il est où son numéro à celui-ci encore ? Elle l'a rangé la dernière fois, mais Maryse, Maryse devrait se mêler de ce qui la regarde, et si Sophie ne peut pas venir la chercher pour l'enterrement, la robe noire est toute froissée, à peine le temps de lui donner un coup de fer vite fait sur la table de la cuisine, Ray va s'inquiéter c'est sûr et appeler le docteur, Maryse peut bien lui prêter un gilet noir pour une fois sans poser de question, c'est vrai qu'il fait chaud un peu, Lili est jolie sur cette photo, si le docteur commence à souffler des idées à Ray, Sophie est bien gentille, mais j'ai passé l'âge de montrer mes bras nus même en plein mois de juillet, Maryse tu as bien un gilet ? c'est bizarre que Ray ne soit pas là tout de même, Lili a toujours été une enfant compliquée, voilà, on ne voit rien, non, sous le gilet, on ne verra rien et c'est bien. Oui, c'est bien comme ça. C'est l'heure de son émission.
Mais l'odeur de gâteau brûlé et la fumée qui l'accompagnera ne disparaîtront pas sous un gilet.
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