8.




Août 2007.

Denis est noir comme certains ont les yeux bleus. On les décrit par leur regard, on y plonge aussi, s'y perd, on finit par s'y noyer dans cette couleur qui devient une force d'attraction.

Lui n'a pas les yeux bleus, il est noir comme on n'ose jamais le dire. Une peau si sombre qu'elle envoûte, qu'elle fascine, impossible de détourner le regard, de nier cette envie de le toucher, même du bout des doigts quand on voudrait glisser la paume entière sur lui. Faut dire qu'il a tout d'une statue. Les muscles gravés sous la peau, brillante, lisse, une nacre sombre sculptée d'arêtes et de creux, os saillants et reflets qui dansent. Et des yeux illuminés comme des émaux incrustés, posés comme ça, sans prévenir presque, comme le blanc de ses dents qui jaillit de son sourire. Il en joue souvent, d'ailleurs, de cet éclair en croissant de lune, du contraste avec son fameux noir. Comme il l'aime ce noir et la façon dont il habille son corps, costume taillé dans la couleur de l'élégance, dans le soleil d'un pays où il n'a jamais posé un orteil, qui le possède pourtant d'une certaine façon tant il s'imprime sur lui. L'Afrique, il ne l'a jamais vue. L'Afrique il la connaît à travers des pages et trois couleurs : jaune, grise et verte. À travers l'histoire d'un enfant qui porte un nom de livre, un nom de rêve : Afrique.

« L'œil du Loup ». Ce furent les premiers mots qu'il réussit à déchiffrer, juste après son prénom et le traditionnel papa-maman. Un titre écrit en grandes lettres, qui cache une histoire lue et répétée, de toutes les voix qui le peuplent, celle de la sœur, du père, de la mère, jusqu'à celle de l'auteur, Daniel Pennac, posée sur le disque qui accompagnait le livre. Une histoire dont il savait chaque mot, chaque silence, corrigeant les grands qui lisaient mal, oubliant une phrase, tentant de raccourcir le texte pour aller plus vite, sans succès, pas dupe le gosse, il ne se laissait pas faire. Une histoire qu'il murmurait du bout des lèvres avant même de savoir lire, suivant chaque mot du doigt tandis que l'auteur récitait son texte dans le lecteur CD sans dévier d'un pouce, forcément, et d'une belle voix grave, de celles qui résonnent dans l'arrière du palais, le conduit nasal un peu fermé, qui roulent un temps avant de franchir les lèvres.

Par cœur. Oui, cette histoire-là, celle de Loup Bleu et du garçon qui s'appelle Afrique, il la connaissait par cœur, comme il connaît le sourire triste de sa sœur, le parfum capiteux de sa mère ou les colères de son père, par le cœur, au travers de ses battements et de sa résonnance. Il voulait savoir ces trois pays d'où il ne venait pas : l'Afrique jaune des déserts et des caravanes de chameau, l'Afrique grise des guépards et des bergers avec leurs chèvres au nom d'oiseau — « colombe d'Abyssinie », avec un nom pareil, sûr qu'elle a des ailes cette chèvre ! — et enfin l'Afrique verte des gorilles et des forêts immenses.

Aujourd'hui, il n'est plus un enfant. Il n'entend plus la voix de Pennac lui raconter l'Afrique, une voix qui peuplait même ses rêves. Aujourd'hui, c'est son téléphone qui l'appelle, message de Rafi envoyé à tout le groupe, une session qui aura lieu ce soir, et ça met tout entre parenthèses. Les doigts frétillent sur le clavier, trois messages : un « OK » tout nu pour répondre, pas la peine d'en rajouter ; un « rejoins-moi sur le terrain à 19 h 15 et prend mon sac STP » pour sa sœur, sa complice ; un « basket ce soir/pas m'attendre/biz » pour sa mère, fautes d'orthographe et de syntaxe comprises, ça va plus vite, c'est surtout qu'il s'en fout. Puis il replonge le nez dans ses bouquins, concentré. Bien sage. Comme toujours.

Il quittera la bibliothèque et ses révisions à 19 h pour rejoindre les autres, heure de fermeture, pas une minute avant. Bien sage. Bien droit sur la ligne tracée pour lui à la craie blanche par son père. Une ligne droite, sans le moindre écart, jamais, le père a veillé à cela, à ce qu'il devienne blanc parmi les blancs, lui qui aime être noir au milieu de tous, qui adore l'excès de ce noir au milieu des nuances de chairs, si noir qu'on ne voit que ça, qu'on ne peut même pas faire comme si c'était normal un noir aussi sombre et aussi beau. Le voilà à tenter d'être blanc jusque dans le prénom, Denis. Jusque dans la façon de parler, sans accent, sans cette intonation trainante sur les consonnes qui marque la torpeur du soleil, le poids de cette chaleur. Il faut s'intégrer, qu'il répète à longueur de temps le père, en bon disque rayé, tellement en boucle qu'il montre à quel point ils pourraient ne pas l'être, se fondre dans la masse, être autre chose que ces étrangers qui viennent pour profiter, que ces émigrés accrochés au système, parasites, incapables, ils apportent la violence, la drogue, le voile, la polygamie, pas la même culture, rien à faire ici, ferait mieux de rentrer chez eux, bons à rien. Ce regard-là, le père le ressent dans tous, tout le temps, dans ses propres yeux surtout, des yeux d'orage qu'il déverse sur Denis et sa sœur, chaque jour, goutte à goutte, imprégnant la tête de ses enfants, comme des éponges qui n'en peuvent plus, qui dégorgent à la moindre pression tellement elles sont saturées d'aigreur. La discrimination positive, ce fut le pire. Cette pitié, cette charité, le père n'en voulait pour rien sur terre. C'est qu'il est fier le père, de cette réussite qu'il ne doit qu'à lui-même, d'avoir quitté la cité, de sa place dans la société, de son intelligence, son savoir, son travail, oui il travaille, jamais il n'a touché le chômage, pas une seule fois il n'a été inactif, inutile. Il est fier sans l'être suffisamment peut-être. Pas assez fier de ses origines ou de sa culture.

Tout ça, ça fait une drôle de terre pour faire pousser des gosses, une terre enfermée dans un pot où les racines forment un tas blanc et emmêlé comme des cheveux de vieux. Et puis les plantes en pot, c'est trop lisse et trop droit pour être honnête. On a beau faire semblant de les choisir au magasin, on ne voit pas la différence entre deux. Finalement, c'est peut-être ça, s'intégrer, pas une question de couleurs, mais de disparaître dans les autres. Ce mal-ci, il touche tous ceux qui sont venus ce soir répondre au message de Rafi.

Denis a rejoint le petit groupe, ils se reconnaissent tous comme liés par le sang, une famille, leur famille. Les mains se frappent, se serrent, les poings se percutent, les torses se touchent, des signes compliqués pour pas grand-chose, pour savoir qu'on appartient au même clan. Puis Rafi qui fait son entrée, son show comme toujours, le visage peint en bleu et rouge comme un macaque, et file direct sur Denis, la main derrière la nuque, front contre front, ensemble depuis si longtemps qu'on ose dire depuis toujours, frères d'âmes.

Le cercle se forme, d'instinct, un rituel bien rôdé, et Denis se place au centre, au milieu des sons crachés ici et là par les enceintes, musique qui résonnent trop, qui le pénètre, ricoche contre ses os.

Ça monte.

Ça le prend à l'intérieur, et ça monte.

Des mains s'agitent autour de lui, fouettent l'air, tapent sur son dos, sur sa peau, doucement, comédie d'une violence trop présente au quotidien.

Ça monte.

Des cris aussi, qui se jettent sur lui, le saisissent et l'encouragent.

Ça monte.

Il détend ses bras, petits sauts sur place, les jambes souples. Le torse nu, il accueille les cris et les coups de douceurs. Il a changé de visage, une main blanche peinte, posée sur l'œil droit et sur la poitrine, à l'emplacement du cœur, un K tout aussi blanc. Majuscule toute en angles et en pics, une arme à elle toute seule qu'il exhibe fièrement, l'initiale de son nom ici, devant ses frères et sœur d'armes : Kouamé.

Ça monte.

Le cri des autres qui scandent ce nom de guerre, choisi pour lui, par lui, souvenir de ce jour où sa sœur l'a initié à tout ça, lui a montré qu'il pouvait être lui, c'était un samedi et il est né ce jour-là : Kouamé, « né un samedi », aussi simple que ça. Et puis c'est un nom qui sonne l'Afrique, qui sonne la poussière et le soleil, qui porte en lui l'odeur des terres d'origines, des racines humaines. Plus qu'un pseudonyme, c'est une nouvelle identité.

Les basses cognent, là, dans sa poitrine, son cœur s'y cale, s'y plie. Il leur répond.

Et ça sort.

À travers sa peau si noire, le voilà, son cœur noir qui marque le rythme et les mouvements qui explosent dans tous les sens, vite, très vite, une vitesse impressionnante. Les bras frappent le vide et tout ce qu'il contient : sa vie, son nom, son père, sa fierté, sa colère, sa haine, sa rage, son envie de tout foutre en l'air, tout, tout ce qu'il fait semblant d'être, tout ce qu'on attend de lui, toujours.

La peau déborde, libère ce qu'elle renferme, ce silence de la soumission, du comme les autres, cette envie d'être comme soi, de se dresser face au système, au monde, à ses injustices, son absurdité et son désespoir.

Les mouvements jaillissent et propulsent le thorax en haut, des saccades qui répondent à la musique, qui donnent l'impression que le cœur soulève tout le corps, qu'il cherche à sortir, à déchirer les côtes et crever le K blanc pour se trouver libre. C'est une crise, une transe qui étouffe les cris des autres, qui assourdit le monde autour, qu'il se taise un peu le monde. Les bras continuent de mimer le combat, la poitrine toujours se soulève, le bassin bouge en saccade folle, pas de répit, ça ne s'arrête jamais. Une tension permanente, qui ne se décharge qu'en pointillés.

Ça monte.

Les traits de Kouamé se crispent, il grimace, devenu sauvage, libre, entier. Vivant. Unique. Chaque danseur est unique, chaque chorégraphie est différente. Un nom commun pour une danse singulière : le Krump.

Ça monte, toujours plus en lui.

Et ça le percute d'un coup.

Une douleur qui ne jaillit plus à travers les gestes, qui ne trouve plus à s'exprimer dans le corps, mais qui rentre au contraire, là, sous le K justement, qui creuse le thorax et s'enfonce dans le cœur, qui prend le souffle au lieu de le libérer. Les muscles se figent, une pause qui n'est pas normale. Rafi se redresse, il ne sourit plus sous son maquillage bleu de singe. Kouamé s'arrête en pleine transe, quand la musique crache toujours sur lui.

Il s'écroule, les genoux râpant le sol. Il cherche l'air qui lui manque, il ne peut plus parler. La peau noire est devenue grise. Il serre sa poitrine, le pectoral gauche, la majuscule qui s'efface sous ses doigts. Il a beau la retenir, retenir son nom dans le creux de sa main, l'initiale se trouble, comme sa vue. Kouamé disparaît.

Il distingue encore les cris de sa sœur, ceux de Rafi, comme il distinguera les hurlements de l'ambulance qui viendra le chercher, lui, Denis, tandis que Kouamé restera sur le bitume du terrain de basket.

Là aussi, c'était un samedi.

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