6.
Ray attend.
Bon.
Cinq minutes encore et il s'en va. Il s'est dit la même chose, cinq minutes plus tôt, et les cinq précédentes, mais là, cette fois, ce sont les dernières.
C'est toujours dans le paroxysme de l'impatience — tant pis, on laisse tomber, marre de poireauter — que tout arrive. Comme une sorte de loi absurde, aussi illogique et célèbre que celle de l'emmerdement maximum, une règle qu'on pourrait traduire ainsi : c'est quand on se barre que tout s'amène, du simple bus à la fille de vos rêves.
Les cinq minutes sont passées, Ray se lève, vaincu. Il tourne la tête vers l'entrée du café et repose ses fesses aussi sec. C'est elle, là, en train de franchir le seuil. S'il avait fait mine de partir une demi-heure plus tôt, aurait-elle poussé la porte au même moment ou l'aurait-il ratée ?
Il s'en fout, elle est ici, c'est tout ce qui importe.
Elle se dirige vers le comptoir, habituée des lieux, salue le petit barbu à lunettes qui dépasse à peine de son bar, et file vers sa table. Elle n'a même pas passé commande, il sait ce qu'elle veut.
Ray l'observe de biais.
Elle est précise dans ses gestes, très précise, économie de corps et de mouvement, pourtant il sent qu'elle peut basculer, dévier de sa trajectoire et déborder dans un lâcher-prise formidable, et c'est ce qui lui plaît chez elle, cette possibilité de la voir trébucher, l'envie d'être celui-là, celui qui lui fera perdre pied, celui qui la cueillera quand elle s'affalera, tête la première, lui éviter de s'écraser le nez au sol et recevoir son sourire, son merci, son regard un peu perdu, un peu désolé, un peu honteux aussi, le rouge aux joues, à moins qu'elle ne rosisse ailleurs, la gorge peut-être, il ne sait pas encore, mais il a bien l'intention de découvrir comme elle tremble, comme elle frémit, rit ou rêve.
Il a attendu jusqu'à maintenant. Toutes les fois où il s'est installé dans ce lieu menaient à cet instant précis, son moment. Il a tout devant lui : les années, la fille et une tasse à café vide. Et l'envie. Surtout l'envie. Celle de ne plus attendre, celle qui marque la tension d'une posture qu'on ne peut plus tenir, impossible de rester ce type assis trois tables plus loin qui regarde de travers, toujours à distance, il faut devenir celui qui se pose en face, droit dans les yeux, à se parler, à se toucher, à exister pour elle.
Il faut surtout arrêter de tergiverser pendant des heures et se lever, sans oublier ses affaires, son carton à dessin sous le bras, se planter devant elle en bon petit soldat, nouvelle recrue de vingt-cinq piges, pour qu'elle redresse la tête et le dévisage, étonnée sans doute, et s'asseoir, et la prendre, la saisir, l'occasion comme la fille, parce que c'est elle qu'il veut, découvrir son nom et en faire un mot qu'on prononce à longueur de journée : Sophie. Puis tout s'efface.
Les odeurs de torréfaction s'estompent, comme la voix du mini serveur barbu sur celle des rockeurs morts. Les années, la fille et la tasse de café vide sont bien rangées derrière Ray, loin derrière. Un souvenir. Alors, devant lui et sa bedaine de cinquante-deux ans, il a ce qu'il peut : la double porte verrouillée du service de réanimation, l'odeur de détergent et ces horribles fauteuils orange, à croire que l'orange est la couleur des hôpitaux, déclinée dans tous les tons, du plus criard tout droit sorti des années 70, au plus saumoné des années 2000.
Ray attend.
Bon.
Une boîte de biscuits énorme lui sert de prétexte pour patienter au milieu des familles qui se succèdent à l'interphone, tentant de grappiller dix minutes de visites en vain : il faut attendre 14 h 30, on viendra vous ouvrir. Il suit des yeux la calligraphie du pâtissier pour éviter de croiser leur regard, comme s'il avait perdu le droit de se tenir ici, parmi eux, ce qui n'est pas tout à fait faux.
Les portes s'ouvriront bien sûr, rigueur de montre suisse, mais il attend sans savoir si on le laissera entrer, lui qui n'a plus rien à faire dans ces locaux, sans savoir si la rencontre se fera avec celui ou celle qui lui livrera quelque chose, n'importe quoi, un renseignement, une phrase par mégarde, un mot oublié dans le flot de paroles, quelqu'un qui ne viendra jamais peut-être, perdu dans le flux permanent, l'urgence de ceux qui sont bien plus légitimes que lui, la nécessité des soins, du travail, d'un patient qui va mal, d'une mère qui pleure, d'inquiétudes à rassurer, de constantes à relever. Des milliers de pas dans un sens puis son contraire, au son de caoutchouc qui frotte sur le lino trop propre, glissant par endroit, des piétinements de sabots, ces horribles godillots dont ils sont tous affublés, qu'ils tentent d'égayer de couleurs vives, de dessins de fraises ou de fleurs, ces petites choses qui font oublier l'essentiel au visiteur, l'utile : que le sang se lave plus facilement sur ce genre de chaussures.
Au milieu de fourmis bleues, blanches ou vertes, voilà où Ray tente de faire intrusion, comme un obstacle dans la chaîne bien ordonnée, disciplinée par le devoir, par la fatigue aussi, et la lassitude, faut pas l'oublier celle-là. Or, les obstacles, la fourmi occupée les contourne, indifférente, pas le temps de s'en soucier, elle qui a les bras chargés, elle qui a une destination, toujours, et si elle n'a rien à faire, qu'elle doit attendre un nouveau devoir, elle en profite pour se glisser par la porte de derrière, la clope déjà au bec, petit groupe de trois ou quatre, pas plus, jamais plus, que le reste de la fourmilière fonctionne ; ou pour manger un truc, n'importe quoi, vite fait, remplir l'estomac en dix minutes, la dose habituelle de caféine et repartir prendre en charge qui elle doit. Mais il ne faut plus dire ça, aujourd'hui on dit « prendre en soin », c'est mieux, plus correct. Il ne faudrait surtout pas laisser entendre que le patient puisse être une charge, une pénibilité, non, rien de pesant dans le fait de tourner le corps à droite, à gauche, le laver, le nettoyer, l'installer, le soulever, ce corps qui n'a plus la force, qui se laisse tomber dans les bras des autres, et recommencer avec le suivant, plus tonique lui, agité même, violent parfois, prendre sur soi, prendre le temps, la voix douce, rester calme, sous les cris, les coups de poing, de pieds, les insultes, la confusion, évidemment qu'il est confus, évidemment qu'il est perdu, il se réveille à peine, halluciné, réaction aux médicaments pas tout à fait évacués, à l'infection aussi, aux lésions parfois, à l'univers surtout. Il lui faudra du temps, plus de temps, sans oublier les suivants qui attendent qu'on s'occupe d'eux, prendre ce temps pour le contenir, le protéger aussi, saisir sa patience de fourmi à pleine main et la coller à soi, ne pas la perdre surtout, devant le risque qui pointe son nez au fur et à mesure que les heures défilent, que les jours s'enchainent, de soir, de matin, de nuit, dans ce rythme absurde, il n'est jamais bien loin ce risque, celui de la maltraitance, et merde parfois, oui, merde à la fin, être là pour soigner et aider, pas pour faire le flic, pas pour sanctionner ni attacher les patients parce qu'il n'y a jamais assez de mains pour les apaiser. Mais c'est mieux de taire cela, de dire « prendre en soin » et non « en charge », pour rappeler que c'est le plus beau métier du monde, qu'il est tourné vers l'autre, que ça pourrait être pire, ils pourraient être à la place des patients, que c'est un devoir, qu'il faut que l'humain reste au centre, ne pas l'oublier surtout, quand on devient insecte, masse collective où l'individu n'existe plus, seule la fonction compte. Puis, faire croire à l'indispensable, jouer sur les consciences, l'empathie, la culpabilité face à la souffrance du malade et user ainsi du plus profond élan d'humanité pour justifier l'esclavage. Et continuer à prendre les gens pour des cons à défaut de les prendre en soin.
Tout ce décor, Ray ne pouvait le voir les premières fois, il ne le peut toujours pas, mais il le devine un peu aujourd'hui. Il a passé trois jours à attendre ici, à pénétrer ce lieu comme on entre dans un sanctuaire, coupé de la réalité et pourtant ancré dans la plus pure des réalités justement : celle de la mort. Un espace loin des futilités du quotidien, des engueulades stériles pour une tasse oubliée, une vaisselle abandonnée, loin du stress qui dévore pour cinq minutes de retard, cinq minutes qui deviennent l'équivalent d'un attentat, une atteinte au respect de l'autre, au bien-être de l'entreprise, une volonté délibérée de sabotage, ah non ? non, uniquement le petit dernier qui voulait lacer sa chaussure tout seul, comme un grand, parce que dans la vie, il y a plus important et plus grave aussi, il y a des gens qui meurent, comme Lili, comme ça, sans prévenir, l'aurait-elle fait de toute façon que Ray n'aurait pas su quoi faire.
Alors, pendant ces fameux trois jours où on leur avait ouvert les portes sans tenir compte des fatidiques 14 h 30, passe-droit ultime des familles de ceux qui ont perdu le combat d'avance, qui n'ont plus aucune chance, Ray était centré sur lui, sur sa fille, et ne prêtait aucune attention à l'activité débordante des petites fourmis. Mais là, au calme, décidé à passer ces portes, il se rappelle le bruit incessant, les alarmes, les scopes, les va-et-vient, brouhaha de voix, de cris aussi, promiscuité des boxes qui ne sont pas des chambres, qui ne sont jamais vraiment fermés, vitrés de partout pour assurer la surveillance au détriment de l'intimité : ce n'est pas le lieu de l'intimité, c'est le lieu de la survie. Il touche enfin cette conscience du doigt, celle de l'existence des hommes et des femmes qui travaillent ici, et il sait pertinemment qu'il sera cette énorme pierre sur le chemin des fourmis.
Il faut qu'il trouve pourtant, un moyen d'obtenir des informations sur le receveur, soit de vive voix, soit discrètement, ces informations qu'on lui refusera, il le sait, mais il faut. C'est tout.
Donc, Ray attend.
Les familles entreront presque en même temps. Lui se faufilera derrière, à la queue, avec un petit sourire gêné et sa boîte de gâteaux pour remercier l'équipe, et la jeune femme qui s'occupe d'accueillir les visites, surprise de le voir ici, ne pourra pas prendre le paquet, non, ce n'est pas vraiment le moment, elle doit accompagner les gens, prévenir des changements, informer que le médecin va s'entretenir avec eux, mais l'office est dans le couloir, à l'écart des boxes et des salles de soin alors, oui, exceptionnellement, parce qu'elle se souviendra de lui, de sa détresse, de son histoire, une jeune femme enceinte, ça marque les esprits, il pourra donc aller déposer son paquet sur la table, là-bas, deuxième porte à gauche, juste après le bureau de la cadre, avec un petit mot, ça fera plaisir, et, oui, s'il le souhaite, il pourra voir la surveillante — autre prétexte, car il sait qu'elle ne lui livrera rien —, il lui suffira de cogner à son bureau et si jamais elle est occupée, au téléphone, cinq minutes encore, qui s'étireront sans doute, il devra patienter pour lui parler, mais en déposant la boîte de gâteau sur la longue table, seul dans cette pièce réservée aux soignants, il promènera son regard un peu partout, fouinant discrètement, inquiet de se faire prendre et mettre à la porte, il verra sûrement le tableau d'affichage, les petits mots épinglés des familles, les feuilles pour les prochaines réunions, et finalement, cette lettre cachée sous les autres, — exactement ce qu'il espérait, presque trop beau pour y croire — courrier interne qui ne sortira jamais de ces murs, venant de l'agence de la biomédecine, son objet écrit en gras, nouvelles des receveurs, le numéro Cristal qui identifie Lili comme donneur, annonçant que, suite au prélèvement d'organes qui s'est déroulé au CHU le 4 juillet 2017 sur la personne de mademoiselle B., 24 ans, nous remercions tout le service pour sa précieuse collaboration ; voici à cette occasion les quelques nouvelles reçues des équipes de transplantation : le foie splitté a bénéficié à deux receveurs qui ont tous deux repris une fonction hépatique, le receveur du cœur va bien.
Ray cherchera dans ces lignes le moindre indice pour savoir, oui, savoir où s'est logé le cœur de sa fille, et s'attardera cinq minutes de plus, puis d'autres encore, durant lesquelles il ne trouvera rien — effectivement, c'était trop beau pour y croire. Il s'éloignera, vaincu, ça n'aura servi à rien, quittera l'office, pour s'arrêter aussi sec, surpris par le regard réprobateur de la surveillante qui aura enfin choisi ce moment pour lâcher son téléphone et l'invitera à venir dans son bureau, juste à côté je vous rappelle, car ça tombera bien de le trouver ici, elle aura précisément quelque chose pour lui, déposé ce matin par la coordination, comme un hasard bienvenu, une étrange coïncidence, elle s'apprêtait à l'envoyer par la poste à son ex-femme, une autre lettre, préalablement contrôlée par l'infirmier, impérativement anonyme, écrite par un des receveurs, une lettre qui leur est adressée, à lui et à Sophie, sans savoir qui ils sont.
Incapable d'ouvrir l'enveloppe ornée du logo du CHU, Ray se demande comment on dit merci à un autre merci.
Il est temps de rentrer.
Ah si, une question avant de partir, ça veut dire quoi « splitté » ? Que le foie est coupé en deux pour permettre aux enfants d'être greffés, sinon il est trop gros, et puis ça fait deux receveurs pour un donneur, c'est bien. Ray acquiesce. De l'autre côté, loin, ailleurs, à l'extrême opposé de lui, antipodes parfaits, il y a des parents qui pleurent de joie parce que leur enfant, finalement, n'est pas mort. C'est dur à dire, mais c'est bien.
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