3.
Personne n'a compris. Peut-être parce qu'il n'y avait rien à comprendre. Mais naturellement, on ne peut pas en rester là, trop difficile de s'en contenter. Alors les flics ont mis un expert sur le coup, un individu pétri du sérieux de sa profession, lui-même rapidement accordé au pluriel, trois puis quatre, il fallait bien ça pour réfléchir, se rassembler pour justifier leur titre, ce nom qui leur donne le droit de savoir plus encore que les autres bien qu'ils n'aient jamais vu un truc pareil. Ils ont pris des photos sous tous les angles, inspecté chaque parcelle de goudron, reproduit sur leurs feuilles de procès-verbal les traces de pneu, celles laissées par la carrosserie, le moindre éclat de verre, les morceaux du pare-chocs arrachés ici ou là. Il n'y a rien qui n'appartienne pas à la voiture. Aucun obstacle qui aurait justifié un écart, pas une marque de freinage, signe qu'il y avait quelque chose à éviter. Ils ont recueilli les témoignages des autres automobilistes, ceux qui ont donné l'alerte, bloqué le trafic avec leur véhicule, pas grand monde au final, peu d'affluence ce jour-là, pas la bonne heure pour avoir des yeux utiles à leur affaire ni suffisamment pour que les versions se recoupent, qu'on en sorte du commun entre elles, pas uniquement des contradictions, parce que oui, c'est toujours comme ça, personne ne se souvient de la même chose, surtout quand on n'a rien vu. Les experts ont ainsi tenté de répondre à toutes les hypothèses que leur cerveau a l'habitude de formuler. Des tas de scènes copiées sur des centaines d'autres et toutes commençant par « et si ? ».
La voiture est partie en vrille sans raison et sans prévenir.
La trajectoire, elle, est parfaitement établie : une vitesse initiale estimée à 128 km/h, un premier choc sans doute — à confirmer celui-ci —, dérapage, tête à queue, chasse sur le côté, un rebond sur la glissière de sécurité et le tonneau, la vrille, l'envol, l'atterrissage, enfin, ce genre de choses, avant qu'elle finisse de danser.
Alors ?
Ils ont passé la carcasse à la loupe. Rien trouvé. Nulle trace d'un animal qui aurait traversé à ce moment-là, qui les aurait percutés avant de repartir mourir plus loin, un sanglier peut-être, c'est costaud un sanglier, suffisamment pour survivre un peu plus longtemps, suffisamment pour faire valser en trois temps une petite voiture comme celle-ci après avoir laissé un peu de son pelage et de son sang sur le pare choc avant, lui-même tellement détruit que ces fameuses traces de poils deviendraient impossibles à distinguer. C'est vrai qu'une Ford Fiesta grise trois portes de 2005 ne ferait pas le poids face à un bestiau de 150 kilos, et qu'il est facile d'en croiser dans cette forêt, de les voir traverser le pare-feu, percuter les automobilistes des alentours, ils ont d'ailleurs tous une anecdote du genre : voiture pliée en deux alors qu'ils roulent à cent à l'heure sur cette route sans marquage, parfaitement droite qu'ils connaissent par cœur, un ruban de goudron lisse qui se glisse entre les troncs nus, bloque les flammes, contient l'incendie et protège les pins. Cent à l'heure, au moins, quand c'est limité à 90, parce que seuls ceux qui savent prennent cette piste, et là le sanglier qui apparaît, surgit d'un coup, de nulle part, s'écroule avec la voiture qu'il vient de défoncer, il gît comme un mort sur le flanc et, le temps de sortir de l'habitacle et de claquer la portière, il secoue ses pattes pour repartir dans les fougères en sautant. Ça arrive tout le temps, pourquoi pas cette fois-ci ? Sans doute parce qu'on n'a jamais vu un cochon de 150 kilos enjamber une glissière de sécurité, deux fois qui plus est. Il serait peut-être temps d'être sérieux, il y a tout de même un mort et une gamine dans le coma.
Alors ?
Un autre peut-être, rabattu trop tôt dans son dépassement, heurtant l'aile avant gauche à une vitesse de 148 km/h au moins, il faudrait ça pour que la percussion soit suffisamment violente, soit 20 km/h de plus que la Fiesta grise, un témoin l'a vue rouge d'ailleurs, il aurait pu confondre avec un second véhicule — c'est plausible ça —, et le conducteur sentirait le choc après avoir doublé, mais garderait le contrôle, dans le rétroviseur, il verrait la voiture sauter comme une majorette, le jouet bien sûr, pas la danseuse, bien que ça marche avec la danseuse aussi, et devant l'ampleur des dégâts, le chauffard prendrait peur, panique totale qui le pousserait à forcer la pédale d'accélérateur, à quitter les lieux plus vite encore qu'il n'y était entré, sans un regard en arrière, ou plutôt si, un regard constant en arrière, dans un miroir rectangulaire laissant croire que ce n'est pas vrai, ce n'est que le reflet de la réalité. Comme cette seconde histoire farfelue qui ne rime à rien, qui n'est que supposition sans preuve, puisque ceux qui devraient savoir ne savent pas. Ce premier choc qui justifierait un tel accident n'existe pas. L'épave n'en livre aucune trace. Ils ne retiendront même pas un coup de volant brusque, non, car un changement de trajectoire aurait entrainé la voiture contre la glissière et fin de la course. Jamais elle n'aurait pu jouer une cascade de film au beau milieu de l'autoroute de cette façon. Tant pis pour les experts, tant pis pour le titre ronflant qui impose la vérité, ici il n'y a rien. Au revoir messieurs.
Alors ?
Alors non. Rester ainsi, sans comprendre, est inacceptable. Il faut chercher encore donc les flics ont creusé du côté de Lili. Forcément. Un mort, ça interroge. Une chance qu'elle n'ait percuté personne sinon ils auraient déjà mis sa photo dans le journal comme une criminelle. Et puis, c'est elle qui tenait le volant : dans ce cercle de cuir et de plastique se tient toute sa responsabilité. Mais Lili ne risque pas de leur dire quoi que ce soit, non, pour ça, faudrait que sa tête dégonfle, que le sang à l'intérieur ne soit pas en train de tout ravager, que lui ôter la moitié de la boîte crânienne serve à quelque chose, à diminuer cette pression qui ne cesse de grimper, et le ventricule qui a triplé de volume, qui pousse tout lui aussi, efface son jumeau symétrique, écrase la ligne médiane, la déporte complètement en dehors des clous, fait sentir que le plus grave n'est plus cette tache floue sur le scanner qui est pourtant si grosse, qui grossit encore non ? oui, sans doute, mais le plus grave c'est que le cerveau n'a plus de place malgré l'opération et les médicaments, et qu'il ne sait plus où se mettre, où aller. Là aussi les experts esquivent pour cacher leur impuissance, rien à faire de plus, rien qu'à attendre qu'elle survive ou qu'elle meure.
Qu'est-ce que Lili pourrait bien leur apprendre aux flics ? C'est vrai ça, mais il y a un mort et il faut une raison. Mourir sans raison, c'est inacceptable, surtout à cet âge-là. Les vieux c'est différent, pour la plupart des gens ils sont déjà morts, c'est dans leur définition du mot « vieux ». Mais quand on est jeune, on n'a pas le droit de mourir. Ce n'est pas normal. À quel âge la vie humaine perd-elle de sa valeur ? Ça, c'est une question. Une de celle que Ray se pose souvent, à chaque anniversaire.
Les policiers cherchent alors une explication à ce qui n'en a pas. Lili ne parle pas, la prise de sang ne dira rien de plus. Pas de drogues, pas d'alcool. Ils sont déçus.
Elle a dû s'endormir.
Ils sont deux en uniforme bleu à lui tenir ce discours. Ray a envie de les cogner.
Qui s'endort au bout d'une demi-heure de route en fin d'après-midi ?
Mais pour eux, Lili s'est endormie et a perdu le contrôle du véhicule. Que ça ne coïncide pas avec l'état de la voiture, on n'en parlera pas. Mieux vaut laisser ça de côté, bien rangé dans un coin, pour ne pas troubler la jolie version qu'ils ont choisi faute de mieux. Ils ne chercheront pas plus loin de toute façon alors, à quoi bon ?
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