29.

Faut les voir bouger leur corps. Là bien sûr ça ne paraît pas encore, mais quand ils danseront ensemble, ils occuperont tout l'espace.

Ils se tiennent l'un en face de l'autre, lui avec sa peau noire, si noire que s'en est impossible un noir pareil, et l'autre suspendu à son pinceau. Ils se figent l'un à l'autre, s'accrochent d'un regard, d'une origine commune, un lien qu'ils tissent de tout. De ces mois à se voir, à dépasser la honte des larmes, la peur de mal faire, de mal être et ne rien expliquer surtout, parce que les gens, ça se comprend, ça ne s'explique pas. De ces mois à se parler, à s'apprivoiser, se guider aussi, se toucher à travers leurs peaux pour se saisir, s'écouter, se reconnaître.

Ils en ont épuisés des chorégraphies avant que Ray ne s'approprie les rouages de son corps, son mouvement, ce qui l'entrave comme ce qui le lance. Se libérer alors, et oser se jeter à la rencontre de l'autre, rappeler Sophie peut-être.

Ils en ont épuisés des toiles avant que Denis ne comprenne l'empreinte qu'il laissait malgré lui sur les autres et sur sa sœur en particulier. La libérer alors un peu, même si elle ne le souhaitait pas, vivre ailleurs et lui laisser son espace, sa place, enfin.

Ils se sont épuisés l'un contre l'autre, pour finir par se compléter, une rencontre improbable comme toutes celles qui ont du sens dans une vie.

Denis prend son temps, il l'a. Il ferme les yeux, écoute les battements de son cœur, cent-vingt par minutes, et se positionne. Suspendu sur la demi pointe, l'autre jambe repliée, les muscles tendus à s'en arracher les tendons.

Ray peut alors se dresser à son tour et prendre sa place, le pinceau imbibé d'encre de Chine, plein à en vomir. En silence, il copie l'attitude lentement, suspend son geste que sa main et son pinceau demeurent en équilibre plus encore que le reste. S'assurer que les postures se répondent, qu'ils reflètent ce qu'ils comprennent du langage de l'autre. Sans miroir, jamais. Se voir est inutile, il faut sentir. Se voir ne doit passer que par l'autre, par ses limites et ses contours.

Les voilà figés dans l'attente. Les musiciens lancent leurs accords, en douceur pour ne rien provoquer, ne pas rompre leur patience. Ils guettent le point de rupture, ce moment où ils ne tiendront plus, où tout basculera dans un élan formidable, une trajectoire où ils deviendront l'un pour l'autre un point de chute. C'est eux qui le sentent, eux qui l'imposent. Les musiciens restent aux aguets, ils devront suivre, ne rien perdre de leur échange.

Ça les percute comme ça, d'un coup et ça les ébranle tout entier. L'un s'envole, l'autre s'écroule et plante son pinceau. La jambe s'élance, le trait s'étire, au tour suivant, c'est en courbe que l'encre s'étend. Ils partent à droite, à gauche, se propulsent, s'étalent, se rassemblent et s'allongent. Profiter d'un saut pour recharger le pinceau, jouer du blanc comme d'une envolée. Le danseur se confond avec le dessin en mouvement, le mouvement qui se dessine, le peintre qui danse. Denis apparaît partout, autant en l'air qu'au sol. Ray projette sa toile au-delà d'elle, au-delà de lui. La ligne de l'un s'imprime à l'encre de l'autre.

Faut les voir se parler l'un et l'autre et saisir le monde.




FIN

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