27.

Septembre 2017

Il se découvre depuis qu'il est rentré. Il s'apprivoise aussi, comme on le ferait d'un animal. C'est qu'on ne change pas dix ans en deux mois. Moins que ça en vérité, parce que la réa ne compte pas, c'est trop à part, trop suspendu dans une vie, un temps qui ne peut pas se quantifier, un temps qui se définit par des notions qui n'existent pour personne d'autre, un peu comme une existence mise en pause, entre parenthèse sauf que des parenthèses comme celles-ci, elles vous marquent à tout jamais, elles sont plus de l'ordre de la pudeur que de l'insignifiance. Ce sont des instants mêlés d'oublis, des moments que la conscience écarte ou qu'elle altère, mais que le corps imprime avec bien plus de précision. Forcément. Avec force aussi. Les jours passés en réanimation ne sont rien d'autre que de la violence justifiée, celle qu'on est obligée de subir, de faire subir aussi. Et tôt ou tard, les parenthèses s'effaceront. Forcément. Avec force aussi.

Mais ici, dans l'appartement qu'il partage avec Élisabeth, Denis doit apprendre. Tout.

À dormir dans le silence d'abord, sans ce bruit d'alarmes et de pas qui le gênait tant, qui avait fini par le rassurer. Sans ces fantômes qu'il avait surnommé et que les ombres révélaient, des silhouettes bienveillantes qui répondaient au nom d'Édouard le calamar — le pied à perfusion avec ses tentacules qui pendouillaient — ou encore Joe l'Indien — un cintre où était suspendu les surblouses et dont les nœuds faisaient comme des plumes dans le noir.

Apprendre à ne pas chercher la sonnette du bout des doigts, juste comme ça, pour se sentir en sécurité.

À pouvoir bouger sans avoir peur de tirer sur un fil, une tubulure ou une sonde.

C'était la partie facile, celle qui allait et venait au gré des séjours à l'hôpital. Un peu comme on parle une seconde langue, qu'il faut deux trois jours pour s'acclimater avant de trouver le flux, deux trois jours pour retourner chez soi et comprendre à nouveau les paroles des autres, ne pas s'emmêler le vocabulaire quand on répond.

Mais Denis devait aussi apprendre à respirer normalement. Ne plus retenir son souffle, ne plus être là, à guetter au moindre geste les battements de son cœur de peur qu'il ne ralentisse trop, qu'il s'arrête tout à fait, ne plus compenser en tirant sur son thorax, en forçant sa respiration comme un âne asthmatique. Pas simple.

Les médicaments aussi à ne pas oublier, ce petit apéritif de pilules comme on enfile des cacahuètes.

Et puis il a fallu apprendre les goûts. Des choses qu'il aimait et dont l'amertume le faisait à présent vomir. D'autres qu'il se surprenait à savourer, des envies subites d'aliments qu'il ne mangeait pas auparavant, comme ça, sans raison. Le goût qui change, ça perturbe, forcément. On se pose des questions, on se dit que l'autre qui a laissé un bout de lui dans sa poitrine n'a pas forcément voulu mourir, qu'il veut profiter un peu. Denis a beau se raisonner, cette idée reste. Quand on n'a pas d'explication à se mettre sous la dent, on prend ce qu'on peut. Les premiers jours, ça le gênait. Toujours cette impression d'un corps étranger qui le change, qui le modifie de l'intérieur, une difficulté à s'accorder. Et puis se servir du jeu pour aider à faire avec. Ça vaut ou pas ? Laisser l'autre s'étendre un peu en lui, le laisser goûter la vie dans un bol de myrtille, un verre de vin, tant pis pour la bière, ou encore dans un gratin de brocoli, ça vaut ? Putain oui ça vaut tous les repas du monde, ça vaut même une majuscule, l'Autre mérite une majuscule, pas de nom parce que ce serait lui mentir, risquer de se tromper, mais l'Autre mérite de manger ce qu'il veut.

Il s'est mis alors à noter toutes ces choses nouvelles, des choses qui appartiennent à l'Autre, pas à lui. Des détails, des couleurs, des envies, des sons parfois, cette voix souvent qui lui parle dans son sommeil, qui ne s'est jamais vraiment tu. Il les inscrit dans son carnet comme s'il était encore à l'hôpital, pour saisir cet Autre en une nouvelle rencontre, pour le définir dans tout ce que lui-même n'est pas, comme deux espaces limités. Et puis le connaître du coup, tenter au moins de le saisir un peu, même en fragments, même en petits riens, quelque chose de l'obsession dans cette quête.

Mis bout à bout, ça donne une image floue, faite de leurs différences quand il manque leurs communs. Denis n'est pas dupe, il possède forcément des ressemblances avec l'Autre, personne n'est fondamentalement unique. Mais leurs écarts sont plus faciles à noter, plus sûrs aussi, une façon de décrire l'Autre comme il est et non comme on voudrait qu'il soit, non comme on l'attendrait. Ça le rassure Denis, lui donne une impression de sincérité, d'authenticité. Un vrai lien, une vraie rencontre comme il les chérit tant, de celles qui demandent un effort, l'effort d'ouvrir les yeux justement, d'écouter aussi. Le voici donc à écouter, à découvrir, l'Autre en lui, l'autre lui.

Apprendre aussi à prendre son temps. C'est nouveau ça. Avant, Denis n'avait pas le temps. Il était obligé d'aller lentement, forcé par son cœur qui ne suivait pas, mais jamais il ne prenait le temps d'attendre à demain. Parce que demain était un mot étrange, un mot qui chargeait trop de promesses, trop de projets, que penser à demain, c'était penser à un lieu qu'on n'atteignait jamais : on n'est jamais demain.

Denis vivait à l'instant, à la minute parfois. Comme elle pouvait être longue cette minute, longue à en devenir fou quand il cherchait son air, quand pour aller quelque part il devait ralentir l'allure. Ralentir oui, mais remettre à plus tard, ça non, jamais. Plus tard, c'était un trop gros risque de trop tard. Quand on vit avec l'idée de mourir dans la seconde, on ne prend pas le temps, on saisit les instants, à pleines mains, sans hésiter, qu'importe s'ils en débordent, qu'importe si les paumes ne sont pas assez larges, les bras pas assez forts, on ne laisse rien passer, ça non, pour n'avoir aucun regret.

Pour cela qu'il s'était remis à danser, pour cela qu'il n'avait jamais arrêté.

Depuis sa première attaque, il a suivi les cours de sa sœur. Il se posait à côté des gamines et faisait des étirements, lui en survêtement gris et elles en body et collant roses. Elles étaient mignonnes ces gamines, elles y mettaient du cœur, de la passion, s'appliquant dans leur maladresse. Un nuage de petites fées roses poudrées qui s'égaillaient tout autour. Elles l'encourageaient, l'applaudissaient quand il parvenait à écarter plus encore ses jambes, lui montrant l'exemple avec toute la souplesse de leur corps d'enfant. Les étirements ne lui coûtaient pas trop cher, de la douleur aux tendons, voilà tout. Le renforcement musculaire était déjà une autre paire de manches. Le cours des petites lui convenait bien pour ça, elles en faisaient peu. Quand venait le tour des débutantes adultes, le dernier de la journée, il avait déjà assez échauffé son corps pour tenir des efforts raisonnables. Il a ainsi appris les bases, celles qu'il n'avait jamais eues pour danser le krump. À dissocier les pas, à étendre ses muscles, trouver son équilibre, il savait que ça le porterait. D'une façon ou d'une autre, ça le tenait debout.

Des années pour façonner son corps, le plier à sa volonté, pour finalement animer des cours lui aussi, vivant sa propre danse à travers les autres, des novices, des plus confirmés. Il décomposait les mouvements au ralenti, très lent pour que tout le monde saisissent le geste, se l'approprie avant de l'accélérer sur la musique et les hurlements des basses. Il leur enseignait, mais ne dansait pas. Jusqu'à ce qu'il en parle à sa sœur, jusqu'à ce qu'il commence à accélérer, à se lancer à nouveau parce que ça vaut bon sang, oui ça vaut de vivre au lieu d'attendre la mort d'un autre.

C'était il y a trois ans. Mais le krump, c'était trop. Trop intense, trop rapide, trop violent. Il n'a pas tenu deux sessions, à peine le temps d'y croire, de croire que oui, il pouvait s'écorcher sur la musique lui aussi. Il s'est effondré, à bout de souffle, puis il a perdu connaissance. Pas assez d'oxygène. Son cœur n'a fait que s'épuiser de plus en plus. Et demain est devenu une notion trop lointaine pour Denis.

C'était il y a 10 mois. Son cœur se dégradait encore. Il a gagné ainsi le droit de voir son nom inscrit sur la liste des candidats à la greffe. Attendre un éventuel donneur qui ne viendrait peut-être jamais. Attendre le drame pour espérait sa chance. Ça, c'était le pire sans doute, l'idée d'une opportunité sur le malheur d'un autre comme l'idée d'une possibilité de guérir tout en étant arrivé au bout de sa course. Paradoxe absolument du patient pas assez malade pour être opéré, trop pour attendre de l'être enfin. Ça met la tête à l'envers, ça fait se jeter plus encore dans l'instant.

Il a repris les cours, son téléphone toujours sur lui, toujours chargé, au cas où. Il a réuni une petite troupe autour de lui et de sa sœur. Il est devenu leur chorégraphe. S'il ne pouvait plus s'exprimer en dansant, il pouvait faire parler les autres avec ses mots, ses émotions, ses mouvements. Figé dans son corps qui pouvait à peine montrer ce qu'il imaginait, il devait traduire à la voix ce qui se ressent sous la peau. Catherine, morte depuis, vaincue par son cancer, n'était pas loin. Elle le guidait d'une certaine façon dans le choix de ses mots, dans le dialogue qui s'ouvre à l'autre, la lecture de l'autre pour mieux le corriger, le reprendre et expliquer, dans tout ce qu'elle lui avait appris.

Et pendant ce temps, il ne gardait de la danse que les assouplissements.

Mais à présent, ce nouveau cœur ne le lâchera pas. Il n'en fait qu'à sa tête bien sûr, mais au moins, il ne risque pas de s'arrêter. Aujourd'hui, demain existe un peu et Denis a le temps. Reste à le prendre.

Il a essayé de danser, dès sa sortie, et naturellement, il n'était pas prêt, il s'est écroulé sous les douleurs musculaires et les crampes. C'est que demain n'existe que depuis peu pour Denis, on ne change pas dix ans d'habitudes en deux mois. Il fallait attendre.

C'est venu un jour de hasard, un jour de fatigue aussi, de ras le bol de pas arriver à le comprendre ce cœur, à le saisir complètement. Un jour où rien ne s'est écrit sur le carnet, rien à découvrir ou alors pas la patience de le faire. C'est venu un jour où non seulement Denis n'arrivait pas à toucher l'Autre, mais il n'arrivait pas à se sentir lui. En général, un jour comme celui-ci naît des précédents qui grincent, mais qu'on laisse tout de même filer avec le sourire, avec l'habitude aussi et un petit haussement d'épaules. Mais à force de s'enchainer en grinçant, il arrive un moment où la machine s'enraye tout à fait et ne grince plus, elle coince. Tout simplement.

C'est venu un jour à l'arrêt donc, et rien à faire, rien à dire, tout va de travers. Des détails bien sûr, parce que ce sont toujours des détails, mais qui prennent une ampleur folle.

Elizabeth en a marre. Marre d'entendre son frère pester, marre de le voir s'énerver, puis, une fois la colère vainement dépensée, marre de retrouver ce lion au regard de vaincu qui ne rongeait plus ses barreaux. Elle a donc fait couler un bain. Insignifiant comme geste, faut l'avouer. Sauf que dans l'eau chaude, Denis se calme, il finit par se détendre puis par se laisser aller. Et sans doute que si ce jour n'avait pas été aussi pénible, il n'aurait pas été jusqu'à s'étendre tout à fait pour sentir l'eau le couvrir entièrement, pour en emplir ses oreilles, fermer les yeux et effacer le monde entier.

Protégé de l'extérieur par le berceau de la baignoire, l'eau qui assourdit tout autour de lui, Denis l'entend. Fort, puissant, régulier, le cœur bat pour lui, en lui. Il ouvre les yeux sans sortir les oreilles de l'eau et il lui semble à cet instant que c'est l'Autre qui regarde le plafond de la salle de bain. Le cœur en résonnance, l'image persiste. Il ressent les coups qui le cognent dans sa poitrine, son ventre, sa gorge, comme si l'Autre le boxait de toutes ses forces. Ça lui coupe presque la respiration, un temps seulement, celui de la surprise. Puis il se laisse faire.

Bien sûr, là ça ne paraît pas, mais Denis tente de gagner le combat ou du moins de le désamorcer. De l'extérieur il est nu, immergé jusqu'au visage, et fixe le plafond en souriant. Mais sous la peau, ça le percute, comme avant avec Kouamé, et il écoute ce que l'Autre lui hurle. Il lâche prise aussi, ça fait du bien. C'est que l'Autre veut sortir, jaillir, alors pourquoi pas ? Apprendre à danser avec lui commence par là non ? Par l'entendre, le suivre, le laisser diriger parfois. Ça commence par se toucher l'un l'Autre.

C'est venu comme ça, un jour de hasard. Depuis, Denis a trouvé le moyen de danser. Prendre le temps d'abord, de chauffer son corps, de faire accélérer son nouveau cœur. Puis le laisser diriger, jusque dans la musique. Laisser l'Autre mener, c'était bien comme idée ça, une façon de l'accueillir, de lui faire sa place.

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