20.
Novembre 2017
Les larmes ont séché depuis, mais Sophie sent encore Rémi dans le creux de son ventre, le berceau de ses bras. Là, à cet endroit précis où il s'est réfugié, pleurant comme un enfant, de gros sanglots qui entraînent le visage avec eux. Là, à cet endroit précis où Sophie sentait Lili grandir, pousser, se nourrir d'elle, prendre sa place, puis danser, danser déjà, dans des cabrioles qui la mettaient toujours un peu à mal, la rassuraient aussi. Et le visage de Rémi contre le ventre rond, un visage moins froissé par le temps, le sourire posé sur la peau de Sophie.
Une semaine de silence et de distance, le temps que les larmes de Rémi sèchent. Une semaine à se demander en passant la main sur son ventre s'il avait senti, là, juste ici, qu'elle couvait à nouveau. Qu'à cet endroit précis où elle a porté son enfant, sa vie, elle porte le mal qui la ronge, grandissant au chaud d'elle comme Lili auparavant, accroché à ses organes telle une pieuvre malvenue. Et de cela, elle doit s'en occuper comme on prend soin de son bébé, passer son temps et son énergie à ce qui la dévore de l'intérieur comme elle a consacré ses jours et ses nuits à sa fille, quand Sophie était encore mère, qu'elle se levait au-devant de sa fatigue. Les mères ont ce pouvoir-là, cette sagesse-là quand la fatigue leur coure après, de ne jamais se laisser rattraper par elle, terrasser par elle. Elles sont capables d'aller jusqu'au bout de leur épuisement, jusqu'à l'impasse de leur épuisement et de grimper au-delà de ce mur, le laissant pour un temps derrière elle. La maladie l'épuise de la même façon. La fatigue se repousse au loin, pas le choix, il faut. Et ne rien en dire surtout.
Une semaine de silence et de distance, il lui fallait cela, il lui aurait fallu plus sans doute, mais Rémi a besoin d'elle.
Elle est là, sans rien attendre. De Rémi, elle a appris à ne plus espérer. Car auprès de lui, l'espoir, était ce bonheur qui attendait, qui décevait aussi de ne pas être au rendez-vous. Une promesse jamais tenue, jamais faite non plus, ou longtemps avant, des années plus tôt, une promesse glissée dans un « je t'aime ».
À présent, Sophie laisse Rémi venir à elle, le laisse toucher sa peau, son corps, elle le laisse oublier contre elle, comme elle, mais le cœur se tait. Les mots d'amour, elle a cessé de les dire. Ce n'est plus nécessaire, elle n'en attend plus les réponses qu'ils exigent malgré eux. Elle ne veut surtout plus de l'attente qu'ils induisent, elle n'a plus de temps pour cela.
Et aujourd'hui en particulier, Sophie observe Rémi qui s'agite sans la remarquer, elle lui dérobe cet instant.
Restée au seuil du salon, elle le voit écarter les meubles, collant le canapé et la table basse contre le mur, dégageant un large espace, elle le regarde sans un mot, sans un geste. Il se construit une scène où il se tiendra seul, face à lui. Elle reconnait cet état, cette fièvre qui secoue et ne laisse aucun répit. Rémi est dans l'entre-deux, ce déséquilibre étrange du funambule qui oscille entre sa quête de solitude pour se trouver soi, et sa quête de l'autre pour se compléter. Le tout est de savoir s'il s'élèvera ou s'il tombera.
La scène est prête. La musique commence. Doucement, elle occupe ce que les meubles ont libéré, elle comble le vide autour de Rémi, l'englobe. Il ferme les yeux, respire profondément, chaque note pénétrant ses poumons. Il tente de sentir, il tente de se laisser porter. Puis il se décide à bouger. Lentement d'abord, de petits balancements sur place comme pour se caler sur le rythme. Il poursuit, tangue un peu plus, et se déplace enfin, lançant ses bras contre les notes du piano.
Sophie saisit chaque mouvement qui le tord, chaque élan qui le propulse. Il s'applique. La musique a fini d'envahir la pièce à mesure qu'elle a gagné en intensité et lui s'empare de tout l'espace. Sans honte, sans pudeur mal venue, il tente de trouver sa place, de sentir en lui ce qui lui manque : une direction.
Il transpire. Sa tête tourne. Il oscille selon sa cadence, tentant de se coller à celle de la musique, de compter comme Lilie, de reprendre sa chorégraphie.
Il s'ouvre. Ses muscles tirent. Il est bloqué dans ses gestes, incapable de s'étendre plus loin, incapable de garder son équilibre, retenant son souffle quand il devrait l'exhaler.
Il se tente. Ses pieds claquent. Il tremble sur ses jambes, chevilles tordues, chaque articulation se heurtant sous la masse, des chocs qui résonnent en douleurs. Il continue pourtant.
Dans les yeux de Sophie se pose la raideur de Rémi, sa maladresse aussi, un corps lourd et engourdi, un corps qui n'a jamais su s'écouter vraiment. Elle voit les saccades sans but, les imitations désincarnées, les pas qui tournent en rond. Il lui manque un sens. Il lui manque une origine. Sophie observe plus loin encore, elle pénètre l'enveloppe au plus profond et c'est comme si elle pouvait faire taire la mélodie des instruments pour ne garder que la musique du corps de Rémi.
Elle entend la peau qui claque, les os qui craquent. Elle entend le souffle qui se coupe, s'entrecoupe et se libère. Elle entend les tendons qui tirent, les muscles qui rattrapent et se relâchent. Elle entend les bras qui fendent, les jambes qui cèdent.
Le cœur aussi pour marquer le rythme, bien au chaud dans sa caisse de résonnance. Métronome au tempo labile, il marque les temps et suspens l'envol.
Oui, à force de le fixer du regard, de le traverser aussi, Sophie arrive à percevoir cette cacophonie de cathédrale à la charpente grinçante, cet édifice qui le porte et contient tant de bruits. Une symphonie qui lui ressemble.
Sophie quitte Rémi sur une tentative d'entrechats, elle a rendez-vous chez son médecin. L'envie de fermer les yeux et de ne pas y aller. L'envie de ne plus savoir qu'elle est malade, de faire comme si, comme si elle avait le temps, comme si « trop tard » n'était pas possible. Trop tard pour venir vers elle, trop tard pour la saisir cette femme, trop tard pour Rémi. Elle hausse les épaules, à quoi bon ?
Elle s'éloigne en gardant pour elle ce qui la ronge et en laissant derrière elle un petit papier avec un numéro de téléphone aimanté sur la porte du frigo.
« Pour que tu comprennes ce que danser signifie. »
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