2.

Ray regarde la jeune femme qui n'est pas sa fille. Non, Lili a 24 ans et ne tient jamais en place. Elle sent la vie comme si c'était son parfum, un demi-flacon par jour au moins ! Cette femme-là, étendue devant lui, a 24 ans, des tuyaux partout et le crâne rasé.

Deux heures à patienter sur un fauteuil orange, le nez agressé par le détergent, le ventre noué par l'inquiétude, une angoisse plutôt, du genre qui broie les entrailles et fait regarder la montre toutes les trois minutes en pensant que quinze se sont écoulées ; du genre qu'on fuit sans vraiment vouloir savoir si elle se justifiera ou non, cette fameuse angoisse qui monte un peu plus ; un sursaut quand les doubles portes s'ouvrent, craindre autant qu'espérer que c'est pour soi, ben non, c'est autre chose, un visage parmi tous les autres en pyjama bleu, qui passe, le regarde poliment et s'échappe, mieux à faire sans doute, avant de revenir sur ses pas en poussant un chariot avec un écran et des tuyaux qui pendouillent lamentablement, nouveau regard poli, léger sourire pour saluer tout en conservant cette réserve, cette distance pudique, un sourire sans joie qui sait, oui qui sait très bien que si Ray est là à attendre comme un couillon, c'est pas pour faire un tennis, c'est certainement pas parce que tout va bien. On ne vient pas en réanimation par choix.

Finalement, le personnel le laissera entrer, l'accompagnera avec le même dévouement poli, la même distance empathique qui doit être collée au costume comme le masque du super-héros va avec la cape, livrée avec la tenue qu'ils portent tous sans exception. Tout ça pour se retrouver devant une inconnue à l'odeur de mort. C'est une histoire de fou.

Ray est debout au pied du lit, sans comprendre ce qu'il observe. Elle ne peut pas être sa fille, rien à voir, c'est forcément une erreur. On dit bien que ça arrive toujours aux autres, ben voilà, c'est arrivé à une autre. C'est une règle. Le genre de règle sur laquelle tout le monde s'accorde, un peu comme une de perdue, dix de retrouvées. On peut dire ça aussi pour sa fille ? Une de perdue, dix de retrouvées ? Non, évidemment que non, ça prouve bien l'absurdité de la situation.

Que fait-il encore ici ?

D'ailleurs que faisait-il avant ? Avant ce coup de fil qui a tout interrompu. Numéro inconnu, étrange ça, étrange surtout qu'il ait décroché, il ne décroche jamais d'habitude, c'est toujours des démarcheurs, quoique, aujourd'hui on ne s'embête plus à mettre de vraies personnes au bout du fil, une voix mécanique suffit, un répondeur à la con. Mais là, sans savoir pourquoi, il a pris l'appel, trouvé une vraie voix, celle d'un homme tout désolé de le déranger, de lui parler, de lui annoncer ce qu'un père ne devrait jamais entendre, que sa fille a eu un accident de voiture, qu'elle a été transporté à l'hôpital, que son état est sérieux, non en fait il a dit grave, oui, le mot grave est venu en premier. Ou critique ? Ray ne sait plus, il s'en fout. Ça n'a pas d'importance, ce n'est pas Lili. Lili a de magnifiques cheveux châtains, pas le crâne rasé et encore moins une bosse qui pousse comme ça sur le côté de la tête, juste là, sous la peau molle, juste ici, à l'intérieur de la cicatrice agrafée en arc de cercle.

Il était au boulot, ça, c'est sûr. Le jour, l'horaire, le costume, tout coïncide avec son bureau. C'est qu'il sort tard en ce moment. Mais pas moyen de savoir ce qu'il faisait. Ray desserre son nœud de cravate et remarque qu'elle est bleue : la bleue signe les jours de réunion. Il y était encore quand son téléphone a sonné ? Non, impossible, il n'aurait jamais décroché en pleine assemblée. C'est quand même dingue de ne pas se souvenir de la matinée ! Ce n'est pas très grave, mais tout de même, c'est incroyable de perdre la mémoire comme ça, ce serait bien de savoir, histoire de rattraper le retard qu'il va prendre sur la journée de demain. Tout ça pour une fille qui n'est manifestement pas la sienne, elle est trop en chair pour être la sienne. Elle n'est pas grosse non plus, il ne peut pas dire ça, mais Lili est une véritable allumette. Comment les médecins ont pu se tromper à ce point, c'est un mystère. Le visage tuméfié sans doute, elle devait être jolie cette fille-là, c'est vrai qu'elle aurait ressemblé à Lili.

Il faudra l'appeler, tiens, savoir comme elle va, ça fait longtemps qu'il n'a pas eu de ses nouvelles, qu'il n'a pas pris le temps de discuter avec elle. D'ailleurs, en parlant de coup de fil, comment les docs ont obtenu son numéro ?

Il faudra demander avant de partir.

Il faudra partir avant que le vrai père ne rapplique.

Il devrait sortir, c'est malsain de rester là, une sorte de curiosité malvenue pour le sordide. Parce que faut être honnête, cette histoire est sordide. Y'a tout de même une gamine qui n'est pas sortie de son lit d'hôpital.

Mais qu'est-ce qu'il fout encore dans cette chambre ?

La porte s'ouvre sur le médecin qui l'a accueilli. Il est jeune, un gosse lui aussi, à croire qu'il n'y a pas un adulte dans ce service, même l'infirmière doit avoir à peine l'âge de Lili. Pour l'instant, c'est juste un interne qui montre le bout de son nez, car le « sénior » s'entretient avec une autre famille, il viendra en suivant pour expliquer en détail tout ce qu'il s'est passé. Ray sait tout ça, on le lui a déjà dit quand il est arrivé. Mais l'interne n'est revenu que pour s'écarter et faire entrer une femme qui se précipite sur le lit sans remarquer la présence de Ray. Elle s'arrête, la main suspendue sur celle de la patiente, incapable de la toucher, terrifiée à l'idée de détraquer quelque chose ou de faire sonner une alarme. Elle guette l'approbation du jeune médecin, le petit signe de tête qu'il lui adresse en silence, l'air tout désolé, comme la voix au téléphone. Puis elle pose ses doigts sur un bras inerte, et se met à hurler de sanglots pour enfin s'effondrer sur le drap.

Ray n'a pas bougé. À quoi bon ? Il n'existe plus.

Le dos mince et voûté frémit sous les larmes. Ça paraît fragile et insignifiant les larmes, de simples gouttes d'eau, mais par moment, comme dans ce cas, ça remue le corps entier. Comme si pour les sortir, il fallait prendre son élan avec les épaules, avec le souffle, et les cracher enfin une à une. Quand les larmes s'arrachent ainsi, on ne sait plus si on pleure parce qu'on a mal ou si on a mal de pleurer tant ça se mélange, tant c'est une douleur qui monte comme l'eau qui déborde, qui vient du plus profond de soi, et qui étouffe comme on s'y noie, là, dans ses propres larmes.

Et puis des larmes comme celles-ci, ça dérange, ça gène, ça pollue l'autre d'un malaise impossible à s'extraire. On ne peut pas les ignorer, on ne peut pas s'en détourner sans passer pour le dernier des salauds. Pourtant Ray aimerait bien s'esquiver en douce, mais là, c'est devenu parfaitement impensable. Faut trouver un truc à dire, les bonnes paroles, le mot qui réconforte. Un peu comme les prêtres. Les curés, eux, savent faire ça, ils ont une formation sans doute, des chapitres entiers dans leur bible pour faire croire à tout le monde que c'est bien mieux ainsi : voir sa gamine en train de crever, c'est mieux ainsi, c'est sûr ! Il ne peut pas dire ça à de telles larmes. Ce serait pire que de se faufiler hors de cette chambre et de tout ce qu'elle contient. Bien pire que cette lâcheté qui le prend souvent face à la détresse des autres, il n'a jamais su quoi en faire de cette détresse, il a déjà bien assez avec la sienne.

Puis d'un coup, entre deux sanglots dignes des actrices de cinéma, mais en mieux, en vrai ! d'un coup donc, la femme se redresse, elle bondit presque, et se tourne vers Ray. La voilà qui fonce sur lui, précédée par sa colère qu'elle jette à travers ses yeux, sa démarche, tout son être. Ray encaisse la colère, puis la femme et enfin la main de celle-ci, ou des deux, c'est selon comment on voit les choses. Une claque comme jamais il n'en a reçu étant adulte. La dernière du genre était de sa propre mère le jour où il lui avait craché que si son père l'avait trompée, c'était bien normal, déjà étonnant qu'il ait voulu d'elle. Il avait quinze ans et toute la cruauté du monde dans le cœur. Toute la bêtise du monde dans le crâne aussi. Sa mère avait jeté sa main comme si elle avait tenté de lui arracher la tête en un seul geste, une colère et une douleur qui s'imprimèrent sur sa joue comme aujourd'hui, laissant une marque pendant une semaine.

En y repensant, ce n'était pas qu'un accès de colère en effet, mais également de souffrance, une blessure dont il était responsable. Pour sa mère, pas trop difficile à comprendre, mais là...

‑ Putain Rémi ! Tu vas faire semblant encore longtemps de pas voir que c'est ta fille ? Tu crois que je le connais pas, à force, ton petit manège ?

Sophie n'a pas changé : toujours aussi jolie, toujours aussi pénible.

‑ C'est pas Lili, Lili est pas si bouffie.

‑ Elle est enceinte, crétin ! Et en te voyant ça m'étonne pas qu'elle te l'ait pas dit, t'es bien trop con pour elle, bien trop con pour tout d'ailleurs, con autant que lâche.

La voilà la vraie claque. Celle qui dévisse la tête et la laisse à l'envers, complètement retournée dans un bordel pas possible. Celle qui fait mal dehors autant que dedans parce qu'elle transpire le vrai. Celle à laquelle sa mère avait répliqué en le giflant. Maintenant, il sait pourquoi. À ça, lui ne sait pas répondre...

Sophie sort de la chambre, elle n'a rien à rajouter, elle préfère en rester là avant de se détester.

Ray regarde la jeune femme qui n'est autre que sa fille. Lili a 24 ans, git sur un lit d'hôpital des tuyaux plein la peau, le crâne rasé et elle pue la mort. Un demi-flacon au moins qui s'est renversé sur elle.

Mais qu'est-ce qu'elle fout dans cette chambre ?

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