19.
7 juillet 2017
Les roues du fauteuil crissent un peu sur le lino, un son qui se lie à celui des pas du brancardier, au grésillement d'un néon abîmé. Denis se laisse pousser, les mains croisées sur son carnet que les infirmières ont glissé dans une pochette de laboratoire, le tout orné d'une étiquette à son nom, prénom, date de naissance, NIP et code-barre qui va avec. Il se dit qu'il ressemble à un paquet sur le tapis roulant de la caissière.
Mais ce carnet, il ne veut pas s'en séparer, un doudou presque, tant les pages sont chargées de souvenirs, d'émotions, d'affects, tant elles sont marquées de ces dix années à les lire et relire, à les écrire tout autant, les phrases roulées en bouche dans tous les sens avant de les coucher enfin, dans la lenteur du mot qui s'infuse, qui se charge de toutes ses significations, toutes ses saveurs.
Il a écrit peu en dix ans, mais il a écrit fort. Fort comme cette tension qui montait avec la musique, les notes qui le pénétraient autant qu'elles ricochaient sur sa peau. Fort comme cette explosion qui le surprenait enfin, qui jaillissait quand il s'était suffisamment rempli de tout et surtout de lui-même. Il dansait les mots sur ses pages, cherchant son rythme au déroulé des images, couchant encore et encore ce mouvement qui le propulsait vers les autres. Non, ce carnet, il ne peut pas s'en séparer.
Le voilà alors à le serrer contre lui, dans son écrin de plastique, comme Bernard.
Bernard loge à la 46e page, après le guitariste qui testait l'acoustique du hall, et avant le chien de Fred. Une sacrée histoire que celle du chien de Fred, folle à ne pas la croire alors qu'elle est vraie. C'est Catherine qui avait mis Denis dans la confidence.
Fred était SDF, parce que c'est une fonction cet acronyme, une définition à lui tout seul. On n'est plus un homme ou une femme, on n'est plus un rêveur ou un amoureux ou un sportif, on est un SDF, un chômeur, un fonctionnaire, un retraité et d'autres encore.
Fred était un habitué, un chronique, comme Catherine, même service d'ailleurs, celui juste à côté de la cardiologie. Il venait au jardin piocher dans le paquet du vautour chauve. Mais Fred allait partir. Il le savait, dans le service tout le monde le savait. Il était un peu la mascotte des soignants, celui qu'on salue en tapant dans la paume, celui qu'on tutoie et qu'on appelle par son prénom. Alors on ne pouvait pas le laisser partir comme ça, non, on ne pouvait pas.
Depuis quelques jours, il ne sortait plus au jardin, ne venait plus chiper des cigarettes avec son regard suppliant. Non, et Catherine savait pourquoi. C'était pour bientôt et le dernier vœu de Fred était de revoir son chien. Mais un chien à l'hôpital, ça ne se fait pas, on n'a pas le droit. N'est-ce pas ?
La « petite » était dans le coup, Catherine dans la confidence, et Denis au courant. Une des infirmières avait fait les yeux doux au brancardier, achetant sa complicité au prix d'un café loin des blouses blanches. Le brancardier espérait plus de son futur rendez-vous, c'est qu'elle était jolie.
Avec un des lits, ils ont récupéré le chien à l'entrée. Un ami de Fred, un des gars du foyer d'accueil, l'avait déposé sous le porche des urgences. L'animal caché sous les draps, ils ont traversé les couloirs dans la peur de se faire découvrir, la certitude d'avoir été repéré, oui, sans aucun doute, mais personne n'a rien dit. Des yeux qui s'étonnent d'une forme si courte sous les draps, du visage caché d'un patient bien trop petit, c'est-à-dire que la pédiatrie est sur l'autre hôpital. Des yeux qui s'étonnent, mais qui trouvent mieux à faire tout à coup, mieux à voir, et se détournent dans un sourire.
Parce que parfois, on s'en fout de respecter les règles. Parce que parfois, les enfreindre a plus de sens. Comme danser, oui, danser même quand il ne faudrait plus...
Mais en avançant vers le bloc, ce n'est pas à Fred que Denis pense. En serrant son carnet, c'est Bernard qui quitte un peu la 46e page.
Bernard est un vieux monsieur qui porte au cou ses lunettes à oxygène et un drôle de collier. Pas grand-chose l'oxygène, deux litres à peine, il va mieux, s'essouffle moins. Son collier fait une drôle de forme sous sa blouse, on pense à des électrodes, à cet appareil qu'on doit porter une journée entière, qui enregistre le cœur, qui le dessine pendant 24 heures. Mais ce n'est pas ça. Bernard montre une petite pochette accrochée avec un lacet rouge, une pochette comme celle des enfants seuls à l'aéroport, ceux qui sont presque perdus finalement, perdus entre quelqu'un qu'ils ont quitté et quelqu'un qu'ils n'ont pas encore retrouvé. Bernard était comme ça.
Dans la pochette plastifiée, loge ses souvenirs. Il en a laissé partout chez lui, à travers des photos et des objets, il garde ceux-là contre son cœur, souvenirs de sa femme morte huit ans plus tôt. Sa femme il en parle comme hier, comme aujourd'hui, comme demain, il en parle de toujours, comme tout le monde voudrait qu'on parle de soi. Il avait seize ans, elle en avait vingt-six, mariée, deux enfants, un mari qui ne la regardait plus et lui qui ne voyait qu'elle. Ils furent amants pendant douze ans, brûlants l'un contre l'autre jusqu'à ce que le conjoint trompé les découvre. Ils le restèrent encore, même mariés.
Dans la pochette, une photo d'elle, les cheveux courts, la quarantaine, le visage étonné, les seins nus. Elle est belle. Dans la surprise de l'instant, elle est très belle.
Au dos, un petit mot griffonné sur la page d'un carnet déchiré. L'écriture est fine, penchée vers l'avant :
« Mon amour,
qu'importe la position, quand tu m'as embrassée, caressée pendant des heures, il ne tient qu'à un fil pour arriver au septième ciel. L'appel de nos chairs est si violent qu'il n'est pas besoin de ruses. C'est le vice qui nous domine et ce n'est pas désagréable.
Ta maîtresse à toi seul. »
Entre la photo et le mot, seul Bernard sait ce qu'il se cache. De jolies choses encore, sans aucun doute.
Les portes du bloc s'ouvrent devant Denis. Il confie alors son carnet pour s'installer sur la table. Il confie ses souvenirs à l'infirmière présente et parmi eux, page 46, la promesse de n'aimer qu'ainsi : en brûlant.
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