18.
Novembre 2017
Ray fixe l'écran d'un peu trop près. Il laisse l'image imprégner sa rétine entière, envahir tout son champ visuel, que le reste du monde s'efface, que le reste du monde se taise enfin devant Lili qui va danser.
Ça commence.
La musique d'abord, un rythme en contrebasse, huit temps où la lumière se pose sur le premier rang de danseurs, immobiles, Lili parmi eux. Ses longs cheveux bruns libres, une robe ample qui tombe sur ses seins nus jusqu'à ses chevilles, une robe blanche. Huit temps supplémentaires et la seconde ligne entre dans la lumière. La batterie rejoint la contrebasse, les danseurs s'animent, huit temps de plus. Oui, il compte Ray, il compte comme Lili le faisait enfant en répétant devant lui, dansant en silence, à la seule musique de son un-deux-trois-quatre-cinq-six-sept-huit un-deux-trois-quatre-cinq-six-sept-huit. Ses petits pieds frappant sans bruit, même après un saut, elle atterrissait légère, plume qui se pose au sol et repart aussitôt emportée par le vent.
Ici, sous la voix de Ray qui complète la musique, qui compte un-deux-trois-quatre-cinq-six-sept-huit, Lili balance le haut de son corps, entraîne ses jambes dans son élan. Sa robe flotte en suivant les accords du piano, les bretelles révèlent les muscles de ses épaules sculptés sous sa peau, ses bras dessinent en cadence. Elle ne danse plus, elle mime presque, des émotions si vastes, si riches que s'en est impossible de les distinguer, de les séparer les unes des autres. Bientôt, les gestes se répètent, empruntent au théâtre, au langage des signes parfois, quand les poings s'abattent, que les doigts s'ouvrent. Ses cheveux volent autour d'elle, le corps entier se ramasse au sol. Il se souvient, oui, de ce qu'elle lui avait expliqué, de cette différence forte entre la danse classique et la danse moderne : le classique s'élève quand le moderne s'écrase. Voilà l'espace qui se dessine, le corps qui se lance dans une direction puis une autre, qui cherche sa limite jusqu'au sol où il s'affale avant de rebondir.
Les autres évoluent autour d'elle, peut-être est-ce l'inverse, peut-être n'est-elle en vérité qu'une parmi les autres, mais pour Ray, c'est elle la soliste. Dans cette chorégraphie étrange de vie saccadée, c'est Lili qui est au centre, qu'importe si une autre lui passe devant, qu'importe si par moment elle regagne le fond de la scène, c'est elle, et les autres s'effacent.
Le piano poursuit sur la contrebasse, une mélodie de la répétition et les gestes de Lili aussi se répètent, de plus en plus vite, de plus en plus fébriles, ils tentent de montrer quelque chose, ils tentent de dire, ils hurlent, elle hurle, en silence, elle hurle, en cadence, elle hurle, et montre aussi, les mêmes mouvements, toujours les mêmes mouvements qui ne débouchent sur rien, qui recommencent, qui continuent, qui finissent par se heurter les uns aux autres, par se précipiter contre, se chevaucher, se confondre dans leur impasse, comme absurdes. Ray sent alors monter à lui cette spirale qui tend vers la rupture, sa propre répétition, sa propre absurdité, sa propre rupture. Il se voit. À la chercher à travers un enregistrement, à vouloir la saisir, c'est elle qui le prend, elle qui lui montre.
Regarde, Papa ! Regarde-moi !
Lili déjà grande, si vite, trop vite, où est passée la petite fille légère et insouciante ?
Mais Papa, écoute !
Lili qui s'agite, qui s'énerve, et son corps qui prend le dessus, ses mains qui dansent, qui tentent de combler le silence des mots, les mots qui butent dans sa gorge, qui se répètent bêtement, qui la trahissent, trop pauvre de mot, trop riche d'émotion, le cœur qui déborde, le sang qui tourne en elle, qui tourne encore. Et Ray qui ne l'entendait pas. Qui ne savait pas entendre les moulins de ses bras, les va-et-viens, les piétinements, les retournements soudains, les mains qui se tendent, le moment où elles se referment sur le vide, sur elle-même, sur ses côtes frêles.
Papa, attend !
Des mots qui ne disent pas, qui s'interrompent, qui ne savent pas dire. Le visage qui prend le relais, les yeux, la bouche, et les épaules aussi, tendues, plus hautes que d'habitude, le corps qui se jette, qui déborde, déborde de ce silence imposé, qui explose. Et Ray se détourne en haussant les yeux : Lili a toujours été tellement excessive.
Papa...
Et le silence. Le corps se fige, épuisé, rompu, rompu d'un langage que l'autre ne saisit pas, ne prend plus la peine de saisir, lui qui ne sait prendre que l'image, pas le mouvement. Quand la danseuse se heurte au peintre qui ne peint plus, ça donne quoi ?
— Dis, Papa, c'est quoi les remords ?
— Un pardon qu'on ne se donne jamais.
Le visage seulement éclairé par l'écran, Ray se perd dans l'espoir, celui de voir les mouvements de Lili trouver leur résolution au lieu de se heurter encore et encore à lui, à cette distance insidieuse, cette incompréhension qui n'inquiète pas vraiment, qui grandissait pourtant avec elle, et puis, elle est jeune, ça lui passera, plus tard, oui plus tard, on arrivera bien à se retrouver, à se comprendre comme avant.
La lumière s'allume brusquement, tire Ray de son hypnose, Sophie le regarde inquiète. Oui, il y a de quoi s'inquiéter, le voir immergé dans une pénombre qu'il n'avait même pas remarquée, collé à la télé, les cadavres d'autres dessins éparpillés autour de lui, froissés pour la plupart, déchirés pour d'autres, comme si la frustration de l'échec faisait place à la colère, à la rage.
Ray ouvre les yeux sur son décor, sur ses dessins qui ne veulent rien dire, sur les cartons ramenés par Sophie des semaines, des mois plus tôt, sur les bouquins de Lili qu'il a écartés pour sortir les enregistrements de ses spectacles. Des livres sur les beaux-arts, des livres énormes qui pèsent une tonne, de ceux qu'il faut poser au sol ou sur une grande table pour les ouvrir, de ceux qu'on offre pour Noël. Des pages épaisses, papier glacé qui fait du bruit quand il défile d'un côté à l'autre. Ses livres à lui.
— Dis, Papa, je peux te les prendre ?
— Pour ce que je peins depuis ces dernières années, ils risquent pas de me manquer !
Sous le silence de Sophie, la musique qui s'achève, il en prend un, l'ouvre et la voit. Elle est là, au-dessus du livre, prenant la pose avant de danser. Elle est là, au-dessus du tableau, plongeant dans le langage de son père pour y faire naître le sien, que les deux se rejoignent, cherchant dans chaque peinture celle qui lui permettra de dire, de parler à nouveau avec lui : elle dessinait un pont.
Les yeux de Ray s'écrasent sur les pages, des pages si épaisses que les larmes y glissent sans y pénétrer, des larmes si épaisses qu'il ne voit pas Sophie se précipiter pour le prendre dans ses bras. Il enfouit sa tête contre elle, se cache, n'arrive pas à lui dire qu'elle avait raison : il était bien trop con pour Lili.
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