17.

Épinglé dans le carnet de Denis, il y a le géant bien sûr. Plus tard, après la réanimation, Denis l'avait croisée, impossible de l'ignorer avec son gabarit. Ils étaient là, comme deux couillons sur leur fauteuil aux roulettes trop petites, à profiter du parc de l'hôpital, à se lancer des regards par-dessus les allées en gravier, se reconnaissant sans pour autant se connaître vraiment, car un homme si noir, ça non plus ça ne passe pas inaperçu. Le géant avait une femme minuscule, un mètre soixante tout au plus. Un petit bout qui poussait le fauteuil comme elle pouvait, qui pestait sur les roues qui se bloquent, sur l'absence de direction assistée. Lui était tout désolé, assis sur son trône, comme un roi obligé. Il siégeait sur un royaume de coussin, une pile immense qui lui évitait d'embrasser ses genoux. Denis se demandait s'il y avait un petit poids là-dessous.

Il ne lui a jamais parlé, il ne semblait pas bavard le géant, mais le voir bouger était fascinant. Les bras surtout. Un truc de l'albatros de Baudelaire, des ailes qui se prennent dans les pattes, qui encombrent quand elles se déploient. Denis aurait bien aimé le voir debout cet homme-là, envahir l'espace à lui tout seul, prendre toute la place et concentrer les regards. Comme l'albatros dans les airs, il aurait aimé voir la grâce nouvelle de ses mouvements, ses bras enfin libres de bouger, perchés si haut qu'ils ne se cogneraient plus dans rien, surtout pas dans les accoudoirs d'un fauteuil trop lourd, encore moins dans les fils des perfusions.

Comment ça danse un albatros ? Faudrait voir ça pour comprendre le géant, saisir son mouvement. Il aurait fallu, oui, le voir le jour de son mariage, tout endimanché avec son nœud papillon, sa mini femme au bras, blanche et fragile comme une colombe. Il n'était pas encore aussi grand à cette époque, il était bien plus jeune aussi, mais déjà, oui, déjà, ses doigts s'écartaient comme ceux d'un pianiste. Déjà oui, il portait de grosses lunettes, pas aussi épaisses que les culs de bouteilles qui lui déformaient à présent les yeux, conséquence là aussi de sa drôle de maladie. Il aurait fallu les voir tous les deux, les grandes ailes qui entourent le corps de la colombe, le cou qui se courbe vers elle, qui tente de prendre sa forme, de la protéger, la douceur et la délicatesse dans cette démesure. Incroyable d'être aussi précautionneux pour un albatros, mais voilà, la colombe dans le creux de ses bras, il fait de son corps un monde où elle habite. La danse est maladroite, les pieds immenses bougent à peine, les gestes saccadés n'écoutent pas la musique, qu'importe, il n'est pas un danseur, il est un écrin pour elle. C'est elle qui bouge, qui lance sa robe en tournant, elle qui s'envole d'une certaine façon.

Il aurait fallu le voir oui, le regard brillant de la tenir en lui, tout simplement.

Il était jeune alors et n'avait pas encore besoin de tiges de métal pour tenir droit, pour que son torse arrête de se creuser, plus profond encore, le sternum tellement rentré que sa colombe aurait presque pu s'y loger. Et derrière, à peine la place de respirer. Ils ont tenté l'opération. Pas banal chez lui, d'habitude on fait ça chez les enfants, mais dans des cas exceptionnels, on ose ce qui se fait ailleurs. On pèse les risques, les bénéfices, on se dit toujours que ça pèse pas tout à fait pareil quand même, et on laisse le patient décider ce qui sera le moins lourd à porter. Il a choisi. Mais vu sa taille, deux barres furent nécessaires.

Denis n'a jamais su si, finalement, le bénéfice fut à la hauteur des risques. Le géant avait retrouvé une forme « normale » même si rien n'était normal chez lui, disons alors une forme plus adaptée à ses besoins et ses mouvements d'albatros.


Épinglée sur le carnet de Denis, il y a Catherine. Un autre genre d'oiseau, plutôt vautour, parce qu'elle avait le cou rentré dans les épaules et le dos tout vouté, parce que sa tête était entièrement déplumée et qu'elle ne le cachait même pas. À mon âge qu'est-ce que ça peut bien foutre franchement ! Elle trainait souvent dehors, avec son pied à perfusion et sa clope calée entre deux dents. Elle fumait comme dans les vieux films, en gardant la cigarette aux lèvres et en tirant dessus sans les mains. Ses mains, elles, dansaient sur les pages d'un bouquin qu'elle tordait comme si elle pouvait l'écarteler. Comme si l'ouvrir plus encore lui aurait permis de mettre les tripes de l'auteur à l'air libre. C'est ça qu'elle aimait vivre entre les lignes : une rencontre. Elle disséquait les mots en bon professeur de français, souvenir d'une ancienne vie où elle donnait aux jeunes le goût de lire, le pouvoir de dire aussi.

Lorsque Denis l'a rencontrée, il ne parlait pas. Figé dans son sourire, bien sage. Parler pour lui, c'était danser. Sans son corps, il n'avait plus de mots. Sans mots, il n'eut bientôt plus rien à dire. On dit que c'est la pensée qui initie le langage, il n'y croyait plus. Sans langage, il ne pensait plus, plus correctement en tout cas. Catherine, elle, parlait tout le temps. Ce qu'elle devait penser alors ! Une quantité monstrueuse d'idées qui passaient en elle comme des papillons. Et pendant que dans la chambre de Denis on lui rendait son corps, à travers la fumée de sa cigarette, elle lui offrait des mots. C'est qu'elle était douée pour ça et pour cause, ce n'était pas la première fois.

Elle avait commencé avec une « petite » comme elle disait, petite parce qu'elle était jeune et qu'elle deviendrait grande. Un quelque chose que Catherine avait tout de suite sentit, sans doute parce qu'elle les connaissait bien à l'hôpital, toutes ces fourmis et leurs médecins en blouse blanche, ceux qui bombent le torse pour se rendre plus fiers encore, pour se donner de l'assurance. Elle en avait épousé un, l'avait enterré tout autant. Un professeur, chef de service, ce même service où elle avait une chambre à demeure, presque une carte de fidélité. Son mari était un vieux de la vieille, qui criait fort et faisait peur, du genre à faire raser les murs aux autres médecins, à la surveillante aussi, du genre à faire pleurer les infirmières trop lentes, trop mollasses comme il disait, et surtout à faire ramper les internes. Un en particulier, le petit Philippe devenu grand, qui a pris la suite, qui se retrouve chef à son tour. Catherine les avait tous reçus à sa table, tous observés, rassurés aussi. Elle leur avait appris le truc pour parler à son mari, pour faire tomber la colère et défendre leurs idées, pour surtout ne plus trembler comme des feuilles. Alors dans le service, quand elle est arrivée pour la première fois avec sa maladie sous le bras, tout le monde la connaissait déjà. Catherine, c'était la femme de. Une femme de, c'est toujours intimidant, c'est toujours étrange aussi. On ne sait jamais comment leur parler à ces femmes-là, d'ailleurs elles prennent le comme le de, une particule qui se rajoute comme une noblesse indue, et puis une pointe de mépris aussi quelque part. Faut le dire, l'avouer, la femme de est comme le bourgeois d'avant : elle n'a aucun mérite. Il fallait pourtant vivre avec le propriétaire de la particule et ça, Catherine savait que c'était un mérite à part entière, et tous les étudiants passés sous ses ailes aussi.

Elle connaissait tout le monde, tutoyait tout le monde quand on lui servait du vous, tous, sauf la « petite ». Nouvelle, fraîchement débarquée et enfin dans un regard, il n'y avait aucune femme de. On avait dû lui dire pourtant, la prévenir pour qu'elle se méfie, qu'elle ne fasse aucune erreur, mais elle ne montrait rien, non. Même quand Catherine l'avait provoquée :

— Vous savez qui je suis, mademoiselle ?

— Bien sûr ! Vous êtes ma patiente.

Elles devinrent amies, forcément. Elles avaient trop en commun pour rester indifférentes l'une à l'autre. Ainsi, malgré tout ce qui se dit, la distance thérapeutique à respecter, le tu s'est posé entre les deux, et avec, son lot de confidences, de partages, de chaleur aussi. Une rencontre. Elles possédaient le même amour des mots et des livres, se lisaient des passages entiers de leurs classiques ou de leurs découvertes. Puis Catherine lui a appris à lire une autre partition, elle lui a appris à se lire. Elle a posé ses mots sur les mains de la petite, sur son corps, sa démarche, sa façon d'être ou de parler, sur sa façon de soigner. Elle lui a offert un regard et des mots pour décrire.

Alors, de voir Denis et son corps ralenti, de voir ce jeune homme si noir qu'il semblait plongé dans un encrier, de le voir posé là, dans son fauteuil, bien sage, le regard un peu vide, souriant avec sa bouche seulement, Catherine a fermé son bouquin pour faire ce qu'elle fait de mieux : lire l'autre. Elle est venue à lui avec une remarque glissée autour de sa clope, une voix qui avait pris la couleur de milliers de cigarettes, l'odeur de tabac collée à sa peau. Et puis un sourire de dents grises, franc et sincère, du genre qui ne se cache pas derrière la coquetterie des lèvres pincées, un sourire sans honte de sa laideur et c'était sans aucun doute ce qui le rendait beau.

De leur premier échange, Denis ne se souvient que de ce sourire, et des grandes lignes de Catherine plus que de ses détails. Il ne se souvient pas par exemple de sa première remarque, il serait incapable de citer les livres qu'elle lui avait lus parfois, en fragments, choisissant ses passages, comme il ne pourrait pas retrouver ses tics de langages, les phrases qu'elle posait sur lui. Dans les grandes lignes par contre, il se souvient qu'elle lui avait appris à penser son corps non plus comme un vecteur à l'autre, il ne pouvait plus le lancer comme avant, il ne pouvait plus le faire vibrer et jaillir comme avant, mais comme un point d'origine. C'était une idée étrange qu'elle laissait flotter, l'idée que les danseurs ne savent pas parler sans leur corps, qu'il faut cela, une blessure du corps, sa trahison aussi pour être forcé de trouver les mots. Alors tout à coup, au lieu de montrer, il faut expliquer, dire, décrire aussi, ce qu'auparavant on ressentait sans y penser vraiment, ce qu'on offrait à l'autre dans le débordement de son espace.

Les pensées ont trouvé un chemin ainsi dans le corps de Denis, à travers lui et ses sensations pendant les soins, ses différences aussi, ce qu'il n'était plus, ce qu'il devenait. De mettre des mots dessus, Denis a enfin cessé de sourire, bien sage. Il a commençait à dire, moins sage, moins docile. Il a pris son corps en main, ne se laissant plus manipuler, montrant qu'il fallait désormais compter avec lui. Il a ainsi cueilli le sourire des fourmis et son statut d'insoumis.


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