15.
7 juillet 2017
Le corps de Lili est chaud, ouvert et chaud. C'est étrange de le voir ainsi, caché sous les champs verts et stériles. Le visage dans l'ombre du respirateur, seuls le thorax et l'abdomen sont sous la lumière, et surtout le cœur et le foie, exposés comme des œuvres d'art. C'est l'heure pour elle de donner sa dernière danse. La voilà au centre de tout, d'un spectacle qu'elle ne verra jamais, où la chorégraphie s'exécute autour d'elle.
Tout est en place. Chaque équipe a préparé son terrain. Le foie d'abord, bien dégagé, le lobe gauche protégé des gestes malheureux des autres, les chirurgiens cardiaques se pensent toujours les plus nobles, comme si les digestifs ne servaient qu'à déboucher la merde. Ils ont inspecté l'organe à la recherche de la moindre anomalie qui aurait tout annulé. Ils ont isolé les gros vaisseaux, ces autoroutes de sang qui pulsent à un débit fou. La veine cave inférieure, l'aorte abdominale, les artères mésentériques et hépatiques. Ils ont introduit leurs canules, mesuré la longueur de vaisseaux dont ils auront besoin et préparé les pinces pour clamper, les fils pour suturer. Place au cœur.
Même scénario, à peu de chose près. L'hémostase des berges sternales, les vaisseaux qu'on isole, l'aorte ascendante, etc. Tout est calme, presque paisible. Quelques remarques qui fusent, un peu de fanfaronnades devant l'interne qui assiste, une première pour lui, et cette façon particulière que les chirurgiens ont de se prendre pour Dieu quand Dieu, lui, ne se prend pas pour un chirurgien, une vieille blague qui parcourt les blocs opératoires de la France entière. Et en même temps, pourquoi pas ? Des dieux masqués et gantés, un scalpel au bout des doigts et au bout de leur lame : le risque de tuer contre la possibilité de sauver. De quoi donner le vertige la première fois, ivresse et nausée dans le même temps quand les étudiants tremblent au-dessus d'un thorax ouvert à eux. Le fameux « et si ? » qui plane sur leur tête. L'égo qui prend alors une place folle pour tenir bon face à ça, tenir en croyant en soi plus qu'en quiconque. Se sentir petit devant la mécanique d'un cœur qui bat, à la beauté des tissus qui se répondent parfaitement, à la perfection du corps humain. Puis, se penser plus grand et plus fort pour permettre au patient de ne pas se soumettre au moindre grain de sable qui l'enraye. Il faut cela sans doute, pour garder la tête froide, se prendre un peu pour Dieu.
Les gestes sont précis, rien n'est oublié, un ordre minutieusement établi, une façon de s'entendre, de travailler ensemble quand on vient d'horizons différents où les ciels ne pleuvent pas au même moment. Dans ces instants, ils ont encore le temps, alors ils le prennent, ils s'appliquent comme pour les autres, les vivants. C'est après que le chronomètre sera lancé, après qu'il faudra faire vite et bien, que l'urgence de la vie reprendra le pas sur la mort. D'ailleurs, ils n'opèrent pas un cadavre. Non. Au-dessus du corps de Lili, ils opèrent déjà leur patient receveur : un mauvais prélèvement et c'est l'échec assuré. Gaspillage de temps, d'énergie et d'argent, mais ça, on s'en fout, ça à la rigueur, on s'en remet, on s'en console. Le pire c'est de perdre l'organe, de perdre la vie qu'offre le donneur et dans le même temps, l'espoir de celui qui attend de l'autre côté.
Tout est prêt, chacun recule pour contempler le tableau, celui qui servira d'origine. D'une certaine façon, Lili aurait aimé, ça ressemble à du Basquiat, en plus propre. Pas facile de prendre la pose à partir d'un peintre comme lui, pourtant ce n'est pas le mouvement ou la puissance qui lui manque.
Le foie patiente, le cœur continue de battre, les pinces et canules sortent un peu ici, un peu là. Oui, du Basquiat, silhouettes figées, de grands traits qui fendent le corps comme une cicatrice et les yeux ouverts, le sourire qui jaillit en petits carrés, les vertèbres ici, les côtes là, les poumons, les intestins, bref le foutoir habituel. Et parfois le sang, ou plutôt les absurdités du monde qui s'expulsent en couleurs comme une hémorragie, un monde qui déborde de trop et de rien, qui perd de vue l'essentiel face au futile, à l'affluence de sons et de bruits et d'images. Une violence dingue qui explose au bout d'un moment de plus pouvoir supporter tout ça, de plus pouvoir l'intégrer, faire avec, les slogans, les pubs, les niaiseries, le médiocre, le comme tout le monde, le normal, le conforme, l'indifférence, la bêtise, le non-sens et j'en passe.
Le corps de Lili est prêt à exploser, à se disperser dans un calme surnaturel. La glace attend de recevoir le tout, les liquides de conservation aussi.
Les chirurgiens se regardent, l'infirmier de la coordination guette l'ordre, l'anesthésiste est à l'affût. Chacun est à sa place. Une petite blague encore pour détendre l'atmosphère, un peu salace bien sûr, ça fait tout le charme. Mais surtout un hochement de tête convenu, le signal, le départ. C'est le cœur qui dicte, le cœur qui commence.
La canule pénètre dans la veine cave inférieure, ça précipite les choses. L'heure de clampage lancée comme un coup de pistolet, bien haut bien fort : il est 21H43. Les chirurgiens cardiaques ont quatre heures devant eux, les digestifs eux peuvent s'étendre jusqu'à dix-huit heures. Dans leur tête, ils déduisent le temps volé par le cœur, le temps de trajet surtout, l'ambulance qui les attend sur le parking, prête à démarrer.
La ventilation s'arrête.
Les mains volent dans un sens puis l'autre, un langage de sourd muet qui dit tout en silence. Le cœur est refroidi par de la glace, vidé d'un côté par la racine de l'aorte, de l'autre par l'artère pulmonaire. Tout était prêt avant pour le séparer du reste, incision, suture, le voilà libre, extrait du thorax, contenu comme un trésor entre les deux mains du chirurgien, déposé dans son liquide de conservation, deux poches stériles par-dessus, puis la glacière, fermer la boîte, vérifier trois fois qu'il est en sécurité. Partir. Les gants qu'on jette à la sortie, surblouse arrachée à la va-vite. Chaque pas se compte. Au revoir tout le monde.
Les digestifs prennent le relais, ils sortiront le foie avec les mêmes précautions, technique rôdée depuis des années, éprouvée maintes fois et quand l'organe sera dans son coffre-fort, rendre à Lili sa forme. Ils s'appliqueront à suturer le thorax et l'abdomen en points serrés pour donner à Lili la dignité qu'elle mérite. Et puis les agrafes, c'est bon pour les orthopédistes, un travail de maçon, pas de chirurgien ! Les digestifs mettent peut-être les doigts dans la merde et la tripaille, au moins ils y vont en finesse, pas comme ces allumés du marteau et du burin. L'interne méditera la remarque en passant son fil dans les tissus et en nouant le tout autour de sa pince, il se dira que son stage en maxillo-faciale, à reconstruire des visages, ça oui, c'était de la belle chirurgie, même si ça supposait un bon coup de visseuse. Il gardera son avis pour lui, se contentant de sourire d'acquiescement, une sorte de boîte à « oui oui » que chaque étudiant apprend bien vite à se servir. On ne contredit un sénior que lorsqu'on est en position de le faire, c'est-à-dire au bout de 10 ans et surtout une fois en poste. Question de survie. Question surtout de combat qui ne vaut pas la peine d'être mené. Manipuler les corps, ça aide à relativiser, ça aide surtout à distinguer l'inutile de l'essentiel.
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