14.

Juillet 2017

Elle était entrée dans sa vie comme dans celle de tous les autres, en percussion. D'un côté, elle avait appris à frapper avant de pénétrer dans la chambre de quelqu'un, c'est tout de même la moindre des politesses. On frappe, on entre, on se présente et surtout, on sourit. Même si rien n'était drôle là-bas, il fallait sourire, un sourire sans joie pourtant, sans moquerie ni pitié, un sourire doux, poli, de ceux qui disaient bonjour autant que le mot, de ceux qui attrapaient l'autre dans un regard rétréci et qui tentaient de le rassurer, de le contenir entre deux paupières étroites et lui permettre de savoir qu'il était là, juste là et pas ailleurs, qu'il ne débordait nulle part, que tout entier il était pris dans ce regard qui se resserrait autour de son corps, qu'il était pris entre les cils, saisi comme il le serait entre ses mains, des mains qui venaient se poser sur la peau de Denis juste après ce fameux sourire.

Il se souvenait d'elle sans s'en souvenir vraiment. Il ne savait plus son prénom qu'elle avait pourtant répété chaque jour, mais il savait sa voix, son sourire et ses mains. Il savait l'odeur de son parfum, le son de son rire. Il savait comment la lumière dansait dans ses cheveux, comment elle fronçait les sourcils quand elle réfléchissait, comment elle posait une main sur le bras de celui qui lui parlait, comment elle grattait son cou quand elle était embarrassée. Il la connaissait en fragments, en instants, qu'il ne recollait qu'en sa présence. Dès qu'elle sortait, elle s'effaçait, ne restait d'elle qu'un amas de peut-être, de je ne sais plus. Dans les creux, il comblait alors de ce qu'il aurait aimé. Il comblait avec les mimiques de sa sœur, avec le regard sombre de la fille qui venait le voir danser dix ans plus tôt.

Elle était apparue et lui avait rendu son corps. Elle l'avait pris dans ses mains, dans la caresse de ses paumes et le lui avait offert. De ça, il se souvient. Il se souvient surtout qu'elle fut la première, celle qui ouvrit la porte à tous les autres, celle qui ouvrit sa porte à lui.


Denis ressort son « journal de bord », comme ils disaient en réa, pour la revoir, la saisir à nouveau comme il l'a fait si souvent pendant toutes ces années. Rien d'extraordinaire, juste un cahier d'écolier que le service lui avait donné lors de sa première hospitalisation. Dedans, les mots des autres, de tous ceux qui le souhaitaient, proches comme soignants, quelques lignes tous les jours pour savoir, comprendre, reconstruire son histoire quand tous les souvenirs foutent le camp, quand la vie se dessine en pointillés pour n'être que survie. Il ne s'en sépare plus depuis dix ans. Il y a écrit lui aussi, pour se rappeler, les choses essentielles, celle à ne pas oublier et celles dont il ne pourrait jamais se consoler.

Il la retrouve aux premières pages, une écriture de pattes de mouche, les lettres qui s'écrasent les unes sur les autres, qui se confondent un peu aussi, qui fait douter et plisser les yeux. Quelques lignes toutes simples et pourtant.


3 septembre 2007, aujourd'hui vous avez parlé pour la première fois depuis deux semaines. D'abord il fallait respirer seul, puis vous m'avez dit bonjour.

Alors, bonjour monsieur Dosso et bienvenu parmi nous.


Elle est encore là, un peu plus loin.


7 septembre 2007, aujourd'hui vous êtes sorti du lit pour la première fois depuis que vous êtes arrivé. C'est toujours une aventure, même si le fauteuil est à côté. Être assis, ça change tout, ça change le regard des autres sur soi, ça change surtout son propre point de vue. N'oubliez jamais de garder les yeux ouverts, vous n'imaginez pas ce qui se passe autour de vous, à chaque instant.

Alors ouvrez les yeux Denis, c'est le meilleur moyen de ne jamais se soumettre.


Ce message-là, c'est son préféré. Il l'a découvert après, une fois sorti, une fois hors des murs vitrés dans une chambre plus simple, plus normale. Il l'a découvert en tentant de retrouver son temps, ses jours passés dans les mains des autres, au milieu des fils et des machines. Il l'a découvert quand déjà, celle qui l'avait écrit n'était plus là, restée derrière les doubles portes de la réanimation. Mais en le lisant la première fois, il se souvint, comme elle l'avait porté, une force incroyable pour un corps si frêle. Et lui, masse inutile qui pesait de tout son poids sur elle, qui pensait qu'elle allait le laisser tomber par terre, qu'ils se retrouveraient tous les deux comme deux cons au sol. Elle n'avait rien lâché. Elle avait de l'énergie pour deux, de la force pour deux, de l'envie et du cœur pour deux.

Et sur son fauteuil, il voyait le boxe voisin. Il a alors ouvert les yeux.

A côté, juste à travers la vitre, un géant. Un vrai. Incroyable, plus de deux mètres, et des mains comme des palmes. Il dépassait de tout quand il était debout, les perfusions comme des guirlandes qui pendaient autour de lui. Denis l'a découvert comme on découvre le sommet d'une montagne, comme une partie de l'horizon, un drôle de paysage, faut le dire. Comment vivait-on avec un corps pareil ? Il avait posé pleins de questions, les fourmis ont répondus du mieux possible dans le respect de l'autre patient. Une maladie rare, un corps qui ne cesse jamais de grandir et des barres de fer au milieu du torse pour tenir le thorax ouvert, que l'ensemble garde une forme à peu près cohérente.

Il n'oubliera jamais le géant qui respirait avec des tiges de métal. Si lui vivait avec un corps trop grand, Denis pouvait bien s'en sortir avec son cœur. Du moins ça valait le coup d'essayer. Le géant était devenu sa montagne à gravir. Lui et ses mots à elle, ouvrir les yeux pour ne pas se soumettre. Ouvrir les yeux et voir, tout autour de lui, voir ceux qu'on dit malades, les mourants, les en sursis, les voir refuser d'être des déjà-morts.


Denis tourne les pages de son journal de bord pour en trouver une blanche.

7 juillet 2017

L'hôpital a appelé, c'est ce soir, c'est maintenant. Je me demande si elle travaille toujours en réa, si elle sera là quand je me réveillerai, si je la reconnaitrai. Alors je lui demanderai son prénom et je le noterai ici pour ne pas l'oublier. Alors je lui dirai bonjour, comme cette première fois.


Il glisse son cahier dans la petite valise qui attend sagement sur lelit. Ses gestes sont précis, calmes, pas un de trop, chorégraphie del'économie, que son souffle reste bien sage dans sa poitrine. Elizabeth leregarde avec inquiétude, sa sœur, sa complice, toujours là, toujourssilencieuse. C'est elle qui va conduire, elle qui veille sur lui depuis que sonétat ne lui permet plus de vivre seul. Quand le téléphone a sonné, il a suffitd'un regard pour qu'elle sorte la valise et les affaires de l'armoire, pourqu'elle sache. Ils attendent depuis si longtemps. A présent, ils ont tous lesdeux peur. Peur à en rester planter là jusqu'au fameux trop tard, faire commes'ils n'avaient jamais reçu cet appel et reprendre le cours de leurs vies,cette vie étrange suspendue à l'attente. C'est que cette vie-là, aussiimparfaite soit-elle, ils la connaissaient au moins, ils savaient la mener jouraprès jour. Mais après ? Que se passera-t-il après ? Quand on espèreune chose avec autant de force, qu'elle se réalise enfin donne juste l'enviefurieuse de fuir en courant dans un élan aussi absurde que regrettable, un élande déjà-mort.

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