13.
Octobre 2017
Sais-tu que dans chaque pays du monde, les pas des danseuses ont le même nom ? Dégagé, jeté, enveloppé, demi-plié, grand plié... Quand on prononce ces mots, elles font toutes les mêmes gestes, leur corps parle le même langage.
Le trait lui échappe. Ray se met à jurer tandis que la mine se brise sur le papier.
Sais-tu que lorsqu'une danseuse apprend une chorégraphie, elle exécute les pas de toutes celles qui l'ont précédée ? Elle se calque sur les autres, sur leur mouvement, se superpose à elles et y rajoute un peu de ce qu'elle est, de son émotion, de son ressenti. C'est une différence infime, parfois dans la façon de placer sa main, d'orienter le regard, mais cette différence, ce petit truc en plus sera repris par les suivantes, nouvelle couche comme un mille-feuille.
Le bras est tordu, posture absurde qui ne ressemble à rien, déséquilibre le corps entier. Ray déchire l'esquisse avant d'en jeter les lambeaux au sol.
Sais-tu que tout mouvement est danse dès lors qu'on a conscience du geste ? Alors le geste devient un mot qu'on écrit en l'air, le mouvement devient une phrase. Cela donne un vocabulaire infini. Mais en avoir conscience ne suffit pas, il faut faire et refaire, encore et encore jusqu'à y être.
Le trait est sûr, rapide, efficace. Une cambrure qui marque la tension, jolie danseuse posée sur le papier. Jolie danseuse dressée sur ses pointes, le geste parfait. Jolie poupée vide et anonyme. Ray écarte la feuille.
Je ne peux pas dire pourquoi ce n'est pas bon, je sais que ça ne l'est pas. Je ne peux pas l'expliquer, je n'ai pas de mots pour ça, je le vois, je le sens. Il faut le sentir. Tout ce que je peux dire, c'est « non ». Alors on recommence, le même geste, non non non non et à un moment, ce sera « oui », sans qu'on sache comment. Il faut le sentir parce que ça ne s'explique pas : on sait.
Nouvelle feuille blanche. Ray suspend son crayon, la mine ne touche rien. Il ferme les yeux. Il attend.
C'est beau les photos de danse, n'est-ce pas Papa ? Cette posture du corps, cet équilibre qui tient à rien, à un fil invisible, cette souplesse dans les amplitudes et cette force dans les muscles tendus. La grâce et la légèreté aussi qui se dégage. La photo est toujours spectaculaire : sur les pointes, lors d'un grand jeté, d'une arabesque ou d'un porté. Pourtant la danse ce n'est pas ça. C'est même tout le contraire. Danser, c'est réussir à enchaîner les mouvements sans que ça se voie, sans la moindre hésitation, le moindre déséquilibre. C'est ce passage de l'un à l'autre : une transition. Comme toute transition, il y a un point de rupture à saisir. Chaque mouvement entraîne le suivant.
Ray lâche son crayon sur sa feuille restée blanche.
Tu le savais, dis Papa ?
Oui oui...
Ray fixe son papier vide et cruel comme ces « oui oui... » qu'on jette aux enfants. Lili s'efface peu à peu sous un sentiment que seule l'absence de l'autre peut marteler encore et encore : le trop tard. Il est trop tard pour revenir à tous ces instants où l'on réclame un pas maintenant voyons, après, c'est pas le moment, trop occupé... Qu'avait-il de mieux à faire ? Impossible de rattraper ces mots lancés sans réfléchir ni ceux qu'on n'a pas dits, surtout ceux qu'on n'a pas dits. Les mots comme les gestes d'ailleurs. Tous ces gestes qu'on reporte en pensant avoir le temps, qu'on avorte de nos craintes, — pas maintenant, après, c'est pas le bon moment — que deviennent-ils ? Si chaque geste peut être une danse dès qu'on en prend conscience, alors quelle chorégraphie sortirait de tout ça ?
Chacun poserait ses élans retenus, on les appellerait des non-faits, et on en retrouverait sûrement des semblables, ce sont toujours les mêmes qu'on regrette de ne pas oser. Se jeter dans les bras de l'autre, aller à sa rencontre, le rattraper par la main, le serrer contre son cœur, sécher ses larmes, lui dire je t'aime/pardon/tu me manques/oui/moi aussi... Sans doute pas la même langue selon le pays, mais le même langage, assurément. Les voilà tous, les endeuillés de la vie, les perdus d'amour, les danseurs du regret, les voilà bien alignés sur la musique des si, qui font exactement les mêmes mouvements, qui parlent de la même chose, qui ont la conscience accrue de tout ce qu'ils ont laissé passer. Trop tard.
Au-dessus de sa feuille blanche, Ray sait qu'il est devenu un expert en non-fait comme en non-dit d'ailleurs.
Tu le savais, dis Papa ?
Oui oui...
Quand on ne parle plus à l'autre, ce n'est pas parce qu'on n'a plus rien à lui dire, c'est parce qu'il n'a plus rien à entendre.
Tu le savais, dis Papa ?
Non, Lili, je ne savais pas.
Il faut le sentir parce que ça ne s'explique pas.
Montre-moi alors, montre-moi encore, tes yeux qui s'agrandissent quand tu cherches tous ces mots qui ne suffisent pas, ces mots qui ne peuvent dire ce qui ne s'explique pas, qui t'abandonnent la bouche ouverte sur un souffle. Montre-moi tes mains qui prennent le relais, comme elles se cambrent tes mains, les doigts tendus comme des baguettes de fée, qui dessinent les mots qui manquent, les silences qu'on comble absolument parce qu'il faut dire tout de même, il faut que ça sorte, retenir l'autre à soi, l'autre qui écoute enfin. Montre-moi tes bras qui dansent aux sons de tes pensées, ton corps qui possède bien plus de vocabulaire que toi finalement, qui lance ces phrases sans creux que tu n'arrives jamais à prononcer, comme si c'était lui ta langue maternelle, que parler pour toi signifiait traduire, et la frustration sur ton visage, l'agacement dans ton regard quand tu sais tout ce qui se perd dans la traduction.
Le téléphone tente de sortir Ray de lui-même. Un appel de l'agence. C'est le troisième cette semaine, il ne compte plus pour le mois. Il laissera la sonnerie s'épuiser, il n'écoutera même pas le message sur son répondeur, énième discours de son patron qui le ramènera à la réalité de la vie, à ses engagements, ses responsabilités, parce que la réalité de la vie c'est le réveil qui sonne, la montre qui dirige, les réunions sans fin, celles qui se répètent, celles où on s'ennuie, puis les yeux rivés sur les écrans, rivés sur des chiffres, des heures entières dépensées, des pas le temps, il faut que j'y aille, tant pis pour les gestes perdus, pour la chorégraphie des non-faits.
La réalité de la vie ce n'est sûrement pas cet homme au chômage d'être père, qui regarde une feuille blanche, à qui le répondeur adresse aussi son lot de bienveillance convenue : on est là pour toi, tu peux te faire aider si besoin, c'est normal d'être abattu, c'est le travail du deuil qui doit se faire. Le travail du deuil...
Parce que le deuil, c'est devenu un travail à faire avec toutes ses procédures bien établies et ses étapes incontournables pour le mener à bien. Et chacun y va de sa recette, chacun semble savoir comment il doit vivre avec ça, lui explique comment souffrir de cela. Comme si mettre un nom rendait la perte plus facile.
Ray se contrefout de la phase dans laquelle il est censé se trouver, il se trouve dans la phase où il tente de saisir sa fille. Point. Où il tente de la coucher sur le papier. Où il va d'échec en échec sans comprendre ce qui coince.
Pourtant la danse ce n'est pas ça. C'est même tout le contraire.
Il faut le sentir parce que ça ne s'explique pas.
Il faut faire et refaire, encore et encore jusqu'à y être.
Le crayon quitte la feuille. Il laisse derrière lui les ombres et la lumière des mains de Lili, une posture étrange, doigts tendus, le poignet un peu brisé, la paume cambrée en arrière comme un dos de femme. Deux mains écartées, isolées sur la blancheur du papier, figées en plein milieu d'une phrase sans doute. Ray se demande quel mot elles articulent, sur quel sens il a arrêté son regard.
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