11.
Août 2007
L'un d'eux a d'abord évoqué un tako-tsubo : la maladie des cœurs brisés. Ils sont drôles les médecins. Faut être amoureux pour avoir le cœur brisé. Denis n'était pas amoureux, pas encore. Il pensait à elle bien sûr, elle qui venait depuis quelque temps aux sessions, qui les observait de loin, à travers le grillage du terrain de basket, qui semblait le fixer lui et lui seul, même quand un autre dansait, elle ne le quittait pas des yeux, sans même offrir un sourire ou un signe de tête qui aurait pu signifier bonjour. Alors oui, peut-être que ces derniers temps, quand il dansait, il sentait son regard sombre et trop sérieux sur lui, même que ça le piquait de partout, ça le poussait à tout donner, à fond, mais il ne lui avait jamais parlé, ne savait rien d'elle. Peut-on briser un cœur avec un regard ?
C'est surtout que l'un des réanimateurs venait de lire une publication sur le sujet, c'était le grand truc à la mode, celui qui clignote à tous les congrès parce que c'est rare, on peut facilement passer à côté, ce serait bête quand même, parce qu'on en guérit pas trop mal il paraît, oui, mais ça touche surtout les femmes non ? les hommes aussi, pas beaucoup, mais tout de même, bon il est un peu jeune c'est sûr, un peu trop sans doute, mais en même temps, un infarctus à son âge c'est pas courant, non en effet. Puis, les cardiologues ont repris le dossier, c'est ainsi que le cœur brisé a cédé la place au trop grand cœur.
C'est ce que les médecins ont dit à Denis. Non, en réalité, ils ont dit « cardiomyopathie dilatée idiopathique », mais un nom pareil sonne comme une formule magique obscure, une sorte d'incantation vaudou, petite poupée et aiguilles bien en place, plantées droit dans le cœur évidemment, la fumée et le tadaam qui va avec. Un dessin gribouillé sur une ardoise blanche est venu chasser l'image pourtant cocasse, un peu exotique aussi avec ses odeurs de cuisine cajun et ses musiques jazzy de New Orleans mêlées d'accents rauques de blues, et la couleur noire ici aussi, comme si elle avait mille teintes cette culture, mille reflets, un noir différent, mais qui parlait bien à Denis, qui donnait du charme à ce qui n'en a pas. Dommage. Voici un schéma pour expliquer clairement les choses, là ce sont les ventricules, là les oreillettes et le cœur pompe comme ça, le sang circule ici et puis là et enfin ressort par là, et ça, c'est votre cœur à vous, monsieur Dosso, la cavité gauche est bien plus dilatée que la normale parce qu'il a cherché à compenser ce que le muscle ne pouvait pas faire par manque de force contractile, manque d'efficacité si vous préférez, mais ça ne suffit plus, ça ne peut pas suffire, si votre pompe n'a pas un débit suffisant par manque de puissance, le corps a beau augmenter le volume à chaque contraction, ça compense le débit certes, mais ça augmente le travail, ça le fatigue plus vite encore, pour cela que vous vous essouffliez ces derniers temps, votre ventricule a beau contenir plus de sang, il ne l'éjecte pas correctement, vous comprenez ?
Oui, il comprend, enfin non, pas vraiment, mais il ne le dira pas, c'est qu'il vit dans un monde étrange où le cœur trop grand, c'est un défaut, comme être trop gentil, trop franc, trop honnête, trop sensible. Le trop vient se poser en défaut sur de belles choses pour les rendre laides dans l'absurdité d'une norme qui vise l'équilibre, un monde où tout doit être conforme. Il a un cœur trop grand et c'est une maladie dans un monde où l'amour se perd. Monsieur Dosso ? Vous comprenez ce que ça signifie ? Cette maladie peut être soignée, mais pas guérie, il faudra un traitement et une hygiène alimentaire et en ce qui concerne l'activité physique, vous êtes passé près de l'infarctus, il faudra encadrer ça sérieusement, vous ne pourrez plus faire comme avant.
Denis encaisse.
Finies les images cocasses sur le vaudou, finies les métaphores sur la moralité du monde, c'est plus vraiment le moment.
Denis encaisse. Mal, forcément.
Fini la danse. C'est le pire. La seule chose qu'il retient au milieu des traits bleus à l'encre Velléda et des paroles du médecin. S'il ne danse plus, il est foutu. S'il ne danse plus, il devient un rampant comme son père, tirant sa fierté de ce qu'il aurait dû être.
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