1. La caravane

Je savais qu'il ne me restait que peu de temps avant que soient lancés à mes trousses les hommes de l'Empereur. Mais j'avais l'espoir d'intégrer un convoi en passe de traverser le désert lors de mon arrivée au caravansérail. Dans ma hâte et, je dois dire, mon euphorie d'être enfin libre, je poussai Zao au galop d'un claquement de langue.

En réalité, la chevauchée fut brève, et le cheval me prouva que la force de sa jeunesse ne me ferait pas défaut si d'aventure nous étions contraints à une longue cavalcade. Ses flancs ne portaient aucune trace de sueur, et ses naseaux frémissaient à peine de l'effort qu'il venait de fournir.

J'avais appris que les plaines arides qui séparent la Cité-Empire du premier relais du désert étaient régulièrement parcourues par des brigands. Ceux-ci n'hésitaient jamais à bondir sur leurs chevaux pour assaillir les caravanes qui passaient à portée de leurs campements éphémères, je jour ou la nuit. Dans les récits et les chants, et dans les murmures de la ville, l'évocation de ces hors-la-loi faisait frissonner d'effroi les marchands et les voyageurs.

Devant moi, les brigands ; derrière moi, les soldats impériaux. Il fallait pourtant que j'avance.

Je rabattis mon tudung sur mes cheveux, tout en observant l'entrée du campement en contrebas. Je pus constater avec soulagement qu'il abritait au moins une caravane. Du haut de la dune, je pouvais clairement distinguer que trois lanternes étaient allumées dans la cour. Elles révélaient on ne peut plus efficacement la présence de deux cryptodires miroir encore endormies, dont les carapaces géantes reflétaient la lueur des flammes. Un peu plus loin, quatre chevaux entravés mâchaient leur foin, près de la réserve d'eau.

Je devinais dans l'ombre qu'il n'y avait qu'un seul convoi, et qu'il devait compter une dizaine de personnes. Il semblait sur le point de partir vers le nord, sans doute en direction de Manekh, qui était déjà à l'époque une ville en plein essor. Au carrefour des routes commerciales, suffisamment proche de Sanzaad pour bénéficier de son influence, mais pas assez pour craindre les décisions de l'Empereur, elle rayonnait déjà dans le désert entier.

Mon claquement de langue fit pivoter l'oreille droite de Zao dans ma direction. Quand il se mit au pas, je le guidai sur la pente douce qui menait au campement, réfléchissant à la manière dont je me présenterais aux hommes de la caravane.

Peu de femmes se risquaient seules à quitter Sanzaad. Et celles qui le faisaient auraient tort de ne pas craindre la curiosité de leurs compagnons de voyage. Veuves fuyant les dettes de leur défunt mari, demoiselles amoureuses promises à un inconnu, sœurs ou filles de malfaiteurs condamnés, joueuses d'ostarii riches de cupides ennemis, courtisanes s'éloignant de clients trop pressants... Une femme ne quittait jamais le Cœur de Zaad sans raison.

Il me fallait donc une raison plausible, à moi aussi. Une raison dont je pourrais révéler - avec une réticence feinte - les menus détails, au fil de mon voyage. Une raison qui camouflerait avec habileté la réalité de mon crime.

Déjà, j'arrivais au pied de la dune. Les buissons secs qui entouraient l'ancien oasis retenaient avec peine le sable des dunes. Là, le sol était plus dur, plus stable, et les pas de Zao se firent plus assurés. Je lui flattai machinalement l'encolure, les yeux rivés sur les portes closes du petit caravansérail.

Ce bâtiment était loin d'être le favori des marchands. Et pour cause : son voisin et petit frère, situé à l'ouest de là, était plus grand, mieux bâti, avec des murs plus solides et surtout mieux gardé. Les convois importants ne se risquaient pas ailleurs. Quand on transportait des perles du Détroit, des épices de Babinh ou des pierres de Zaad, on choisissait l'endroit le plus sûr, qu'importe s'il était bondé.

C'est ainsi que, lorsque je frappai sur le lourd battant, ce fut un silence dépeuplé qui me répondit. Tendant mes rênes, j'écartai Zao de la porte pour essayer d'apercevoir une sentinelle. Mais l'aube était jeune, et les ombres de la nuit me cachaient la vue. Lorsqu'après de longues minutes je baissai finalement les yeux, songeant pour la première fois aux risques que j'encourrais si personne ne me faisait entrer, une des deux portes pivota sur ses gonds en grinçant.

Dans l'entrebâillement, un homme de haute taille au visage dissimulé par un turban noir me fit signe d'approcher. Les bonnes manières qui m'avaient été enseignées à coups de badine me soufflèrent de mettre pied à terre, puis de le saluer convenablement : la main droite à plat, les doigts tendus, la paume vers le sol et le pouce ramené au niveau du cœur. J'inclinai la tête.

- Entrez, me somma-t-il, et allez mettre votre cheval avec les autres.

J'obéis, sommant Zao d'avancer d'un claquement de langue. Le cheval eut un regard en arrière, mais me suivit sans rechigner. Sans plus de cérémonie, la sentinelle referma les lourdes portes derrière nous et s'en fut par un escalier qui menait à l'étage.

Je me souviens très bien de ce moment, puisqu'il fut celui où je vis pour la première fois une cryptodire de près. La bête, placide, était attachée par une épaisse corde lâche au mur sud de la cour. Quand nous passâmes à quelques longueurs d'elle, la croyant endormie, elle releva sa tête immense et ouvrit les yeux. Sa carapace miroir, haute comme trois hommes, eut un léger sursaut qui fit s'agiter le reflet des lanternes alentours. Sa compagne de voyage l'imita, et toutes deux se mirent à nous suivre du regard, sans doute avec curiosité.

Sans perdre de temps, je menai Zao vers les autres chevaux. Ses naseaux se dilatèrent et il se mit à piaffer, m'obligeant à raffermir ma prise sur son mors. Je pris soin de l'attacher loin des juments des voyageurs, et commençai à le desseller. Même s'il n'avait pas sué et n'avait d'yeux que pour ses voisines, je pris le temps de le bouchonner.

- Tu ne fais même pas attention à la demoiselle qui s'occupe de toi... lui murmurai-je.

- Ce jeune effronté ne reconnaît pas sa chance, entendis-je juste derrière-moi.

Surprise, je me retournai vivement, lâchant mon bouchon de paille. Je ne l'avais pas entendu arriver. Nous nous saluâmes en même temps.

- Navré de vous avoir surprise, commença-t-il alors que nous relevions la tête. Je suis Vabbek, chargé de la protection de cette caravane.

- Je suis Saheri Baalis, répondis-je aussitôt, et je cherche en ce convoi des compagnons de voyage.

L'homme qui me faisait face me dominait d'une bonne tête, moi qui n'étais déjà pas si petite. Ses vêtements noirs ajustés révélaient sans l'ombre d'un doute la musculature sèche et efficace d'un homme habitué à se battre. Dans la pénombre, je devinai que sa peau était plus sombre que celle de la plupart des gens de Sanzaad et, détail singulier, qu'elle était totalement imberbe : il n'arborait ni barbe, ni cheveux. Alors que je cherchais encore à déterminer si cet homme intimidant m'avait donné son nom, son prénom, ou aucun des deux, il annonça :

- Baamane Semonet, qui mène ce convoi, vous encourage à venir vous présenter. Pour tout vous dire, il ne semble pas vraiment réfractaire à ce que vous vous joigniez à nous.

Il eut un petit sourire, qu'il voulait sûrement engageant mais qui fit courir des frissons le long de mon dos. Docile, j'abandonnai l'étalon pour suivre cet homme sous les arcades qui entouraient la cour. À dire vrai, si personne n'était venu à ma rencontre avant que je ne finisse de m'occuper de Zao, j'aurais eu bien du mal à dénicher seule les membres de la caravane.

Le sol de la cour était une simple terre battue, où poussaient çà et là quelques buissons secs. Mais les arcades qui l'entouraient abritaient encore un sol finement pavé, et des colonnes de pierre qui soutenaient les voûtes du plafond. Un petit muret séparait la cour de la partie couverte, et je remarquai que des brasiers pouvaient être allumés à intervalles réguliers. Les lieux avaient beau être entretenus, ils étaient déserts.

Je suivis Vabbek sous un porche, puis dans un couloir mal éclairé. Peu à peu, la rumeur d'une discussion animée enfla dans mes oreilles. La caravane se préparait à entamer le voyage. L'homme me fit entrer dans une ancienne réserve à marchandises reconvertie en campement. Une dizaine de personnes étaient réunies autour d'une vasque où flambaient joyeusement des branches d'acacia. Je comptai rapidement : il y avait six hommes et deux femmes. Ils levèrent les yeux vers moi mais restèrent assis pour me saluer.

Un homme d'âge mûr, dont l'allure était impressionnante, tendit une main vers moi. De belle carrure, il semblait presque aussi large que haut et, ajoutant à l'effet de recul qu'il produisait même lorsqu'il était assis, une immense barbe partiellement tressée recouvrait la moitié de son visage hâlé par le soleil du désert.

- Voyez, messieurs, tonna-t-il en m'observant, notre voyageur est bien une voyageuse !

À côté de lui, deux hommes qui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau s'esclaffèrent. L'un d'eux, qui portait les cheveux plus courts que son frère, lui répondit :

- Cher vieux Baamane, avec toute l'estime que je vous porte, j'avais peine à croire qu'une jeune femme vienne chercher votre compagnie à cette heure !

- Certes, répondit le meneur du convoi, et je remercie chaque jour les dieux de faire que Selina me supporte encore, à mon âge.

Il eut un regard doux pour celle que je supposais être sa femme, et qui se tenait à ses côtés. Puis il reprit :

- Mais tu me dois tout de même cinq dirs.

L'autre sortit ses pièces en bougonnant, sous le regard amusé de son frère. Vabbek, lui, était retourné s'asseoir auprès de ses trois frères d'armes, me laissant seule debout. Je ne savais pas trop où me mettre, alors je tentai un coup d'œil - que j'espérais interrogatif - vers Selina.

Celle-ci se redressa légèrement, faisant tinter les ornements dorés qui pendaient à ses oreilles. Elle passa une main dans ses longs cheveux noirs tout en se tournant vers son mari. Comme il ne réagissait pas, elle s'éclaircit la gorge.

- Messieurs, vos petits paris sont assurément très amusants, dit-elle sur un ton piquant, mais il me semble que ni notre jeune amie ni nous-même n'avons pris la peine de nous présenter.

Sa voix était douce, mais claire. Les murmures se turent.

- Je me nomme Selina Semonet et voici Warda, dit-elle en présentant sa voisine. L'homme qui se tient à mes côtés est mon balourd de mari, Baamane.

L'intéressé en profita pour lui passer une main dans le dos, que sa femme écarta lentement. Il continua à sa place :

- Nous allons vers Manekh pour les affaires. Mon commerce est le plus intéressant, mais les deux voleurs que tu vois là tenaient à faire la route avec nous. Je te présente les frères Khalil, mes associés.

Celui qui portait les cheveux plus court se présenta :

- Je suis Hatt. Demoiselle, bienvenue parmi nous.

Et l'autre hocha la tête, le visage impassible :

- Haed.

À ce moment-là, un jeune homme entra dans la pièce, les bras chargés de petit bois. Tout en allant les poser près du brasier, il s'adressa à Baamane :

- Les chevaux et les tortues son sellés. Il ne restera plus qu'à harnacher et charger les sacs. Les sentinelles savent que nous partons bientôt, elles sont prêtes à ouvrir les portes.

À la lumière des flammes, je réalisai que le jeune homme était à peine sorti de l'adolescence.

- Ralentis un peu, mon garçon, lança Baamane en souriant. Tu me donnes déjà le tournis.

Le meneur du convoi se tourna vers moi, les yeux un peu brillants :

- C'est Nabil. Depuis le temps qu'il est à mon service, on peut dire qu'il fait partie de la famille.

Il finit par désigner les trois compagnons de Vabbek, qui levèrent chacun la main à la mention de leur nom :

- Emir, Fati et Imad. Sans oublier Vabbek, leur meneur, que tu connais déjà. Ce sont des guerriers Wan, les meilleurs. Avec eux quatre, les brigands auront plus peur de nous que nous n'aurons peur d'eux !

Vabbek fit éclater un rire plein de chaleur, qui contrastait avec son apparence dangereuse.

- N'exagérons rien, vieux Baamane. S'ils venaient à deux-cent, nous ne pourrions pas empêcher quelques égratignures !

Baamane rit à son tour, comme si la plaisanterie était vraiment bonne. Puis ils se tournèrent tous vers moi. Je les fis attendre un court instant, me demandant pour la dernière fois si mon mensonge tiendrait tout au long du voyage. Puis, je me lançai :

- Mon nom est Saheri Baalis. Je suis joueuse de flûte dans une troupe itinérante, mais les avances d'un fils de vizir m'ont contrainte à fuir la ville sans tarder. J'attendrai mes compagnons à Manekh.

Finalement, ce n'était pas si loin de la vérité.


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