Colère

C o l è r e

Elle n'avait pas le droit ! Comment ose-t-elle partir alors que Gaël traverse une période difficile ? Comment ose-t-elle prendre la barre du bateau et commander comme ça lui chante ?!
Au fur et à mesure des journées, une colère grandit. Elle part du cœur et voyage dans les poumons, les contractants si forts que certains soir il en hurle, à l'agonie. Elle se faufile dans chaque parcelle de peau, de vaisseaux, de cellules. Elle crispe les nerfs et grince les dents.

Ce matin Gaël s'est réveillé de mauvais poil. Il en veut au monde entier : À son père, qui se transforme en fantôme errant dans le monde des vivants, à sa mère, d'être partie si précipitamment, et à lui-même, de ne pas savoir comment gérer ce traumatisme. Il râle sur les gens au supermarché qui prennent trop de temps devant les rayons ou bien à la caisse, hausse le ton sur les passants marchant lentement, et envie secrètement les enfants jouant dans le parc avec leurs parents.
Depuis deux semaines le quasi orphelin rumine. Les douleurs dans son corps se propagent. Le médecin a été formel : il souffre d'hypertension. Il lui a expliqué que les émotions provoquent des maladies. C'est le cas ici où Gaël est violemment pris de maux de tête, de vertiges incontrôlables, de saignements de nez... Parfois, lorsqu'il fixe la télévision, assis au côté de son père absent, sa vision se trouble. Cela demande quelques minutes avant qu'elle ne revienne à la normale. Le praticien lui a proposé de consulter un psychologue afin que la parole se libère. Gaël a catégoriquement refusé, prétextant que ça allait. La vérité c'est qu'il ignore comment remettre de l'ordre dans ce chaos engendré par les bombes. Les crevasses sont difformes, petites, grandes, larges, étroites... Comment pourrait-il aligner des mots sur ce qu'il ressent ? Son corps le fait déjà bien assez pour lui...

Les jours s'enchainent et le bouillonnement s'accroit. La graine, plantée puis nourrit, a pris forme en mauvaise herbe épineuse. La tristesse ainsi que la souffrance ne l'ont point quitté. Il pleure sans cesse la perte de sa mère, la perte de ses repères fondamentaux. Il vivait à travers elle, dépendait de ses choix à elle et non des siens. Il tombe dans le vide sans ne jamais atterrir.
Aujourd'hui, cela fait quatre mois qu'elle n'est plus. Quatre mois qu'une tasse de thé est servie sans être bue, quatre mois que son père n'a pas prononcé un seul mot, quatre mois que la moitié d'un lit et de cœurs sont vides... Quatre mois où la même routine se déroule : le petit déjeuner entouré de spectres, regarder la télé, s'allonger sur le canapé, manger à midi, de nouveau la télé, un en-cas, le goûter, le souper, puis dormir. Il s'est réfugié dans la nourriture et pour cause il a même pris des kilos en plus. Gaël ne sort plus. Les lieux de promenades sont sources d'angoisses et de souvenirs déchirants. Il est prisonnier des murs où l'esprit pesant de sa mère flotte. Voilà qu'il se sent comme un lion en cage faisant des allés et retours, mains derrière son dos, à surchauffer. L'air devient irrespirable. Serait-il irresponsable s'il décidait de s'en aller pour quelques temps ? Qu'adviendrait-il de son père ? Mais Gaël doit avant tout penser à lui. Il faut qu'il respire à plein poumon une aire non toxique, non polluée par de mauvaises pensées. Car à force de se ronger frénétiquement les ongles et la peau autour, il n'y en aura plus.

Empli d'une énergie nouvelle, il enfile ses chaussures pour se rendre dans la ville d'à côté afin d'effectuer des courses spécifiques. Du progrès !! C'est la première fois depuis longtemps qu'il n'avait pas dépassé son petit village breton. Pourtant cela lui demande un effort surhumain : devoir s'habiller convenablement, se préparer à l'éventualité de croiser du monde-des connaissances peut-être- et faire face aux renouvellements des condoléances, des regards compatissants et des tapes sur l'épaule. Devoir être cordial, se forcer à sourire, à montrer que tout va bien, alors que non, tout ne va pas bien. Mais pour les gens il faut aller de l'avant et vite, car si l'on ose répliquer, hurler à la Terre entière que l'on n'en peut plus et que l'on se sent désespérément seul, c'est être faible, c'est échouer dans cette société soi-disant parfaite. Et Gaël n'est pas comédien. Encore moins magicien ! Incapable de soigner les cœurs brisés, surtout pas le sien...

En revenant, eh oui, il a réussi, il a affronté l'extérieur malgré effectivement les nombreux coups d'œil d'habitants, ses affaires sont prêtes. Il a rassemblé des vêtements de randonnée, une tente, un sac de couchage ainsi que de quoi se nourrir. Il est déterminé. D'où est-ce que cela lui vient ? Néanmoins... il reste une tâche à accomplir : l'annoncer à son père. Et ce n'est guère chose aisée. Ce dernier est, comme toujours, installé devant la télévision. Elle est éteinte. Il ne semble pas être au courant. Cela le rend indifférent.

- Papa ? Se racle-t-il la gorge, anxieux. Papa, je vais partir pour quelques jours. Juste histoire de... m'aérer la tête. Je crois que tu devrais en faire autant. J'ai prévenu la voisine. Elle va s'occuper de toi, te faire à manger, discuter... Bref, tu ne seras pas seul. D'accord ? Papa ?

Aucune réponse. Pas d'étonnement bien que ça agace son fils qui pousse un long soupire. Gaël l'embrasse tendrement sur le sommet de son crâne dégarnit, enfile son sac sur une épaule et rejoint sa voiture qui l'attend sur le trottoir. Sur le volant, ses mains tremblent, excitées à l'idée de changer d'air. Encore un peu de patience. Gaël a soigneusement choisi son itinéraire. Il partira des sentiers côtiers pour admirer la mer et rejoindra les campagnes profondes pour finalement arriver dans des petits villages boisés. Depuis petit il n'a cessé d'être sensible à la nature. Un sentiment de plénitude se dégage à chacune de ses sorties. Peut-être que cette fois ce sera aussi le cas...

Il gare son auto sur le parking désert et sort tout en s'étirant. Le temps est optimal : le soleil chauffe haut dans le ciel, une légère brise accompagne l'atmosphère douce et salée. Gaël accroche son sac à ses épaules et entame sa marche. La vue de l'océan le fait frissonner. La grandeur l'impressionne. Le bleu de la mer le rend admiratif. Et cette odeur !!! Il prend une grande inspiration, se languissant de ce côté piquant et addictif. Il sent tout : le sable chaud, les algues sur la plage, les chichis du stand de confiseries non loin de lui. Retour sauvage en enfance. Il se souvient lorsque sa mère lui glissait un petit billet, tout cela dans le dos de son père, afin qu'il puisse s'offrir des bonbons. En repensant à ça, il sourit tristement. Son cœur se serre davantage. L'heure n'est pas aux jérémiades. Il a une randonnée à parcourir !

Les premières heures sont éprouvantes : en effet, Gaël fait face à un soleil cuisant et ses efforts le font transpirer à grosses gouttes. Ses muscles se réveillent, endormis depuis longtemps, engourdis, aussi. Le spectacle en vaut la chandelle. Le randonneur ne s'en lasse pas. Quand il pense que certains ne verront jamais cela de leurs propres yeux... Il arrive parfois qu'il croise d'autres promeneurs mais les échanges sont généralement très brefs. Depuis quand n'avait-il pas juste échangé un « bonjour » avec de purs inconnus ? Depuis quand ne l'a-t-on pas abordé comme une personne « normale » sans avoir des airs de chien battu ?

Après deux heures trente d'efforts sans relâche, il s'accorde enfin une pause bien méritée. Gaël repère des escaliers menant à une petite crique cachée. Il descend prudemment les marches masquées par les herbes hautes et dépose ses affaires ainsi que ses chaussures au sol. Ni une ni deux, il engouffre ses pieds dans l'eau claire. Elle est froide mais rafraichissante. Pas un bruit ne vient parasiter les alentours, hormis le doux son des vagues venant mourir sur les rochers ou encore le sifflement strident des goëlands. La mer est comme un détergent. Il le purifie pour un temps. La paix. Éphémère cependant puisqu'il faudra bien qu'il reparte un jour. Cette réflexion le déprime. Il se rend tout à coup compte que la pesanteur est partout. Elle se camouffle juste pour mieux rebondir. Un peu comme un vautour survolant sa proie, patientant qu'elle fasse le mauvais geste pour attaquer. Pas de pitié. L'encens n'aura fait effet qu'une poignée de minutes.

La culpabilité le fouette farouchement. L'image de son père éreinté s'immisce. La honte vient s'ajouter sur la pile. Il l'a laissé à son propre sort ! Quel genre de fils est-il ?! Une partie de Gaël rétorque « soigne toi avant de vouloir soigner les autres » alors que l'autre réplique « oui mais... ». Et en même temps son père n'est pas si solitaire que ça. La voisine est présente pour tenter de lui porter compagnie. Gaël peut bien se concéder cela. Le jeune homme souffle. Il est tiraillé entre plusieurs émotions qu'il est incapable de dompter... Pourtant hors de question de se lamenter. S'il est venu ici c'est pour inhaler un peu mieux la vie. Il veut respirer le paysage, pas le tâcher avec ses sombres pensées.

Sa pause lui a fait un bien fou tant physiquement que mentalement. Il est prêt à repartir afin d'atteindre un endroit où il pourra tranquillement passer la soirée à se reposer.

Gaël a jeté son dévolu sur un champ inoccupé par les agriculteurs. Il y plante sa tente -non sans mal- et y place son sac de couchage. Les rayons déclinent tranquillement offrant un magnifique spectacle de coucher de soleil. Il se remémore les paroles de sa maman à ce propos « Le soleil a terminé sa journée de travail. Il nous a réchauffé mais il faut bien qu'il aille se coucher pour laisser la place à la lune afin qu'elle nous émerveille à son tour ! » Sa mère avait le don de trouver les mots justes que ce soit pour réconforter, pour apaiser, ou bien pour faire rire. Gaël aurait aimé hériter de ce côté-là. En attendant il profite un maximum de s'imprégner de cette journée qui fut, pour la première fois, positive dans sa globalité. Mais alors qu'un semblant de bien-être le gagne, l'euphorie retombe brutalement, le faisant s'écraser sur le sol. C'est au milieu de cette zone perdue que Gaël ouvre les vannes. Son tee-shirt est trempé par ses pleurs qui ne cessent de s'échouer, se nichant dans son cou. Voilà qu'il éprouve de la solitude au beau milieu de cette étendue en friche. En y pensant, sa vie l'est tout autant. Lorsqu'il a appris la funeste nouvelle, il a mis sa vie en stand-by : il s'est pourvu d'un arrêt maladie auprès de son travail et a coupé tout contact avec le peu de personnes qu'il avait comme amis. Il est retourné vivre chez son père dans le but de s'entraider à deux, aller de l'avant à deux. Toutefois pourquoi a-t-il l'impression de batailler en solo ? De nouveau la colère monte en flèche, sa mâchoire se crispe. Par réflexe, il serre et desserre les poings. « La vie, ou plutôt la mort, est injuste » pense-t-il tel un bambin. Elle avait encore des mois devant elle... C'est du moins ce que les médecins espéraient. Mais la maladie est une incertitude qu'il ne faut pas négliger. C'est une intru qui s'invite sans avoir demander au préalable une quelconque permission, puis qui repart avec des objets sentimentaux de valeurs : la santé, la force, parfois la combativité...

Le corps de Gaël ne répond plus. Il est ankylosé et terriblement brulant Il s'endort, épuisé de sa journée.

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