XXXIV.

Le mal s'était répandu. Désormais, l'homme attaquait tous ceux qui s'aventuraient sur le sentier. A cause de son arme, personne n'osait lui tenir tête, et il découvrit que le simple geste de l'exposer à la lumière du soleil, de faire briller sa crosse sur les rayons chauds, d'y voir s'y refléter la peur, la détresse, l'angoisse avait d'effet sur le plus téméraire des voyageurs. Lentement, il récoltait l'argent, amassait les gains, grandissaient dans le méfait.

Les gens du village commencèrent à éviter son regard. Sa réputation se construisait à mesure qu'il rentrait, tard le soir, dans la nuit, après avoir erré sur le sentier, et qu'à travers les rideaux ses voisins le voyaient compter et recompter l'argent qu'il avait volé. Les voisins parlèrent, et peu à peu, dans le silence des foyers, la peur grandit. Les mères évitèrent la femme. Les enfants ne parlèrent plus au fils et aux trois filles. Ils vécurent seuls, exilés dans la maison vide qui sentait encore le deuil, bannis de la vie du village, destinés à vivre ainsi, loin de tout, loin de tous, dans le silence et la culpabilité, dans la richesse et l'avarice.

Pourtant, un soir, le mari ne revint pas. Sa femme partit le chercher à l'aube, retraça toute la courbe du sentier, alla jusqu'au bout de l'horizon, fit demi-tour, le haït, l'aima, se retrouva pendant ces heures à marcher sous le soleil qui tapait sur sa nuque, qui heurtait son front, la poussière la rendit folle, elle allait rentrer, tant pis pour l'argent, ils vivraient, ils y arriveraient, mais soudain quelque chose remua dans le fossé, c'était son mari.

En chemin, pendant qu'elle le ramenait chez eux, il lui raconta comment il s'était retrouvé face à plusieurs voyous que l'arme n'avait pas repoussés, qu'il n'avait pas pu tirer, que tout s'était fait vite, si vite, comme si l'implication de l'arme accélérait le temps à chaque fois, qu'ils l'avaient renversé, frappé aussi, ils étaient forts et violents. Il avait passé la nuit dans le noir, incapable de pouvoir sortir, prostré par l'échec, immobile de honte, et il lui avoua avoir espérer ne jamais être trouvé. Alors, dans la descente qui les ramenait au village, dans la quiétude de l'après-midi, dans le silence de l'été, elle sut qu'elle l'aimait. Que peu importe son arme, ses réussites et ses défaites, peu importe le rejet des autres habitants, ils seraient là, ensemble, l'un dans le cœur de l'autre, les mains jointes et les yeux fermés.

Quelques jours plus tard, il se mit à chercher des compagnons de route. Il trouva deux hommes, un père et son fils. Ils étaient armés, et l'œil griffé du père, coupé en son centre, blanc et vitreux, était effrayant. Le nombre de leurs vols augmenta. Bientôt, sa renommée traversa les villages. Un quatrième homme vint les trouver. Le mari délaissa complètement ses enfants. Sa femme ne disait rien. Elle l'aimait de loin, à distance, et regardait le sentier, lorsque que seule à la maison, elle se souvenait des jours où sa vie était douce.

Les vols se transformèrent en pillages. Les pillages devinrent meurtres. Ils partaient plus loin, s'enfonçaient dans les terres, faisaient irruption de nuit, entraient dans les maisons, tiraient dans les portes ou les fenêtres, puis dans les visages des hommes, effrayés et hagards, soudain tirés du lit, incapables de réagir, de comprendre, morts déjà, encore chauds, puis ils s'enfuyaient, la nuit couvrait leurs crimes, et au matin, la terre retournée d'une tombe s'inscrivait comme leur symbole.

Leur réseau s'étendit. Ils devenaient plus forts, plus riches, plus connus. Ils embauchèrent des hommes. Leur réputation était telle que le mari n'avait plus besoin de se déplacer pour inspirer la crainte. Pourtant, son arme dormait toujours à ses côtés. Ses enfants avaient grandi. Ils s'étaient faits sans leur père, s'étaient construits sur son absence, désormais leurs fondations reposaient plus sur son nom que sur sa présence, et ils l'esquivaient, ne restaient pas dans la même pièce que lui, partaient dehors, dans les champs, vers l'arbre centenaire qui l'avait remplacé. Deux des filles se marièrent. La troisième choisit la voix de la religion et se tourna vers son dieu. Pour chasser par ses prières le mal qui s'était abattu sur sa famille, elle partit dans un couvent, y vécu toute sa vie sans n'en sortir jamais, et mourut, entre les pierres froides et la lumière d'un matin d'avril.

Ses prières n'apaisèrent pas la malédiction. Le grand-père d'Antonio enfanta une femme et refusa de l'épouser. Alors qu'elle allait délivrer l'enfant, il s'enfuit et disparut. Plus jamais personne ne le vit au village, et son souvenir fut oublié. Dans l'inconscient des habitants, l'enfant était né de lui-même, il s'était fécondé seul, avait façonné sa propre place dans le ventre de sa mère, et désormais il était maître de son destin, il allait naître de part son unique volonté de vivre, et il planait une aura de miracle autour de cet enfant honteux mais incroyable.

La femme éleva avec sa tante et sa mère le père d'Antonio. Leurs maris étaient morts, elles vivaient ensemble et s'occupèrent naturellement de l'enfant. Quelques fois, la femme du brigand venait leur rendre visite, posait un regard doux mais triste sur l'enfant, les remerciait, leur laissait un peu d'argent, puis repartait dans sa maison pleine d'ombres et de silences.

Le mari avait vieilli et ne sortait plus beaucoup. Sa fortune, amassée grâce au sang et à la haine, continuait de lui revenir. Il eut l'idée de bâtir son propre cimetière, derrière sa maison, dans un champ de terre meuble, pour y enterrer son cadavre puis ceux de sa descendance, qu'il espérait grande et prospère. Jamais il n'alla voir son petit fils. Il signa son arrêt de mort le soir où il tua le père, qu'il avait embauché en premier. Ils s'étaient assis, ils avaient bu, ils avaient parlé du passé, il ne sut plus vraiment après coup pourquoi il avait tiré, seulement que l'arme était dans sa main, pointée vers le père, qu'il n'avait pas essayé de fuir, qu'il avait dit « vas-y, tue-moi. » sans expression aucune, qu'il avait fini son verre, l'alcool était fort, mauvais et amer, sa main avait tremblé, le père ne cillait pas, il le regardait dans les yeux, c'était un défi et il l'avait relevé.

Il l'enterra dans son cimetière. A l'aurore, le fils vint le trouver. Il y eut un éclair dans la nuit, une lame a brillé dans les premiers rayons clairs du soleil, un corps s'est effondré dans la tiédeur encore lourde de l'aube ; dans l'après-midi, une tombe s'ajouta à la première. Personne ne vint y déposer des fleurs ni pleurer le disparu. Elle demeura vide, seule, délaissée dans un coin du cimetière personnel du brigand, et déjà la pluie qui tombait embourbait la terre sèche et retournée.

Sa femme fuit le village. Elle avait convaincu la mère de son petit-fils de partir avec elle, qu'elles iraient ensemble élever cet enfant sur les terres qui l'avaient accueillie, elle raconta le travail de ses parents, elle décrivit sa mère, son acharnement, les collines, la plaine, l'âne, ses balades, c'était un environnement parfait pour un enfant, ils y seraient paisibles à défaut d'être heureux, la terre donnait à présent, elle en était sûre, elle voulait s'en convaincre en l'affirmant aussi fermement, il le fallait à tout prix, le sacrifice de sa famille ne pouvait pas être vain, c'était inconcevable, elle se devait d'aller vérifier, pour leur mémoire, pour leurs mains calleuses, pour leurs dos cassés, pour leurs nuques ruisselantes de sueur, elle se devait d'y retourner malgré la promesse qu'elle s'était faite.

Pour eux. Pour cette mère miraculée. Pour cet enfant.

Les trois femmes furent décidées. Elles acceptèrent sa proposition. Le sentier accueillit leurs silhouettes, les enveloppa de sa poussière, les fit disparaitre dans le souffle du vent qui les guidait jusqu'aux terres où il était né de l'acharnement, il couvrait leurs traces et les rendait invisibles, elles étaient des fantômes d'ombre et de silence, et toutes portaient en leur cœur le deuil de leur mari. Elles seraient fortes pour deux, elles seraient là, elles seraient vivantes.

Elles gravirent une colline.

Le village était là.

Elles ne dirent rien.

S'étreignirent juste.

La vie était là.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top