XLI.

Tout s'est passé un matin durant lequel son père est rentré. C'était inhabituel, normalement il ne revenait que pour le déjeuner, parfois plus tard, à la fin de la journée, quand la maison était silencieuse et que son fils dormait. Sa femme s'est tournée vers lui, surprise, inquiète aussi, car elle pressentait tout au fond de sa chair que cet événement infime, minuscule, un rien à l'échelle entière du temps, mais pourtant si soudain, allait perturber le reste de la journée ̶ de la vie peut-être.

Il s'est arrêté dans le salon, s'est assis en face d'elle, il a posé ses mains sur la table en bois vieilli, il ne relevait pas les yeux, la femme a voulu serrer ses doigts, entrelacer leurs paumes, sentir sa chaleur, s'assurer qu'il était bien là, vivant, avec elle, mais les mains se sont cachées sous la table et son geste est retombé dans le vide.

Le silence retenait tout. La femme attendait que son mari parle, qu'il lui explique, qu'il lui raconte, peut-être qu'il s'était passé quelque chose à sont travail, peut-être qu'il était triste, peut-être qu'il était malade, mais il ne parlait pas, il ne bougeait pas, il était simplement là, le dos courbé, le menton enfoncé contre son buste, les yeux bas, l'esprit las. La femme a ramené son bras vers elle. L'homme a senti le mouvement, a relevé la tête, leurs yeux se sont croisés. Elle a croisé les bras, les a serré contre sa poitrine, elle a eu froid soudain, et la lueur lui faisait peur.

« Je veux que tu me tues. »

Elle a fermé les yeux, ses bras se sont serrés plus fort, elle a eu mal au cœur, une contraction brûlante qui lui a donné la nausée, elle a répondu :

« - Tu ne peux pas me demander ça. Tu ne peux pas faire ça à notre fils. Ni à moi. Parle-moi, je suis là, je t'écoute, pourquoi tu ne me dis rien ? Pourquoi tu m'as toujours regardé comme ça ? Je ne peux pas. Je ne peux pas, tu comprends ? Je t'aime assez pour vivre avec ta tristesse (elle a voulu ajouter « avec la lueur » comme si c'était un être à part entière, une entité vivante qui grandissait et vivait avec eux, mais elle s'est retenue) mais pour te tuer, non.

- Si ce n'est pas toi, ce sera quelqu'un d'autre.

- Tu es cruel. Et égoïste.

- Je sais. Je t'aime.

- Tu as pensé à Antonio ?

- Oui. C'est pour lui que je pars. Si je reste, nos destins ne feront qu'un. Si je disparais, il s'en sortira. Je veux qu'il vive. Il échappera à la malédiction de ma tristesse. Il échappera à tout. Il sera invincible. Il sera fort. Il sera inatteignable. (Il l'a regardée dans les yeux et il ajouté d'une voix qui tremblait de fierté) Il sera mon fils. »

La femme n'a rien dit. Elle fixé la table, les rainures du bois qui fuyaient vers le bord, les aléas épais, granuleux, elle a caressé cette table, elle a vu les marques, elle a vu les angles abimés, elle a levé les yeux et elle a vu son mari, il la regardait, il voyait sa main, il l'a prise et l'a serrée, ils sont restés ainsi, immobiles, statiques, gravés dans le temps, comme si leurs ombres allaient pour toujours se refléter sur le sol, elle a murmuré :

« Je ne veux pas te tuer, pourtant personne d'autre ne doit le faire. Je t'ai connu, je t'ai aimé, un enfant est né de nous, ta vie doit s'éteindre de ma main. Je te hais pour ta décision et je t'adore pour ta confiance. »

La femme a hésité un instant, elle s'est redressée, son mari a caressé sa paume comme elle avait caressé le bois, avec la même douceur, la même tendresse, elle a senti ses doigts qu'elle avait tant aimé lorsqu'ils touchaient son corps, avant, quand la lueur n'était qu'une étincelle, elle a repris plus bas :

« - Désormais je sais pourquoi tu m'as choisi, pourquoi tu m'as aimée. Tu veux que je sois forte. Tu veux que je survive à ta disparition, et tu veux que par ma force, grâce à celle que j'ai toujours eu pour nous deux, j'élève Antonio sans la rancœur de ton absence. Mais ça va être si dur, il t'en veut déjà tellement.

- Je sais. J'en suis autant attristé que toi, pourtant je n'ai rien fait pour le changer. Parce que je vais partir, et que tout son amour te reviendra. Tu le mérites. Il t'aime. Il comprendra dans quelques années.

- Ne veux-tu pas lui expliquer ?

- Non. Ce n'est pas grave s'il vit en me haïssant et la dernière image qu'il aura de moi sera mon dos. Je ne veux pas qu'il souffre en m'aimant trop. Je tiens à ce qu'il reste dans sa colère, dans sa peine, dans sa souffrance que mon existence lui a imposée, et qu'il grandisse avec, qu'elle le forge et protège ce qu'il y a de plus pur en lui. N'essaye pas de le convaincre que j'étais un bon père. Nous savons que je ne l'étais pas. Pourtant je t'aime, et j'aime mon fils. »

Elle a hoché la tête. Elle savait. Et elle était infiniment désolée que ce ne soit pas suffisant. Son mari a posé sa main sur la table, il s'est levé, a dit :

« C'est l'heure. Il est temps. Nous devons le faire avant qu'il ne rentre. »

Sa femme s'est éloignée de la table, elle est sortie de la cuisine, elle a traversé la chambre, dans le tiroir de l'étagère il y avait une arme, elle était lourde et froide, glacée, morte elle-aussi, elle a touché le canon du cadavre qu'elle tenait dans ses mains, elle l'a serré contre elle, elle devait l'accepter, sa décision était prise, au fond elle le savait, la lueur avait gagné, elle a rejoint son mari, elle l'a enlacé, longuement, passionnément, l'arme était entre eux, comme une barrière, comme le fossé qui les séparait déjà, lui l'avait déjà traversé, elle le retrouverait vite, mais pour l'instant il était encore chaud, il tenait encore debout, le sang traversait ses veines et son cœur battait encore.

Ils se sont embrassés, puis il s'est détaché, il a laissé sa main dans son dos, elle est remontée sur son épaule, la femme ne pleurait pas, elle a tenu l'arme à droite, leurs deux paumes serrées à gauche, ils sont sortis, ils ont grimpé la colline, ils se sont éloignés du village, ils ont marché assez loin pour que le soleil se couche, ils ne voulaient pas qu'Antonio les trouve lors d'une de ses balades, alors ils ont marché encore, elle savait qu'elle devrait faire face à son fils en rentrant, qu'elle devrait lui dire, que ça serait dur, qu'elle verrait la rage, la haine, l'abandon, l'adoration frustrée qui n'a plus personne à qui se dévouer, elle verrait son fils, elle verrait sa tristesse, mais dans ses yeux la lueur ne grandirait jamais.

Ils sont arrivés près d'un bois. Ils se sont arrêtés, se sont regardés, silencieux, contemplatifs, hésitants pendant une seconde, puis l'homme a fait un pas en avant, il l'a guidée sur les sentiers, l'a entrainée au cœur de la forêt, il faisait nuit, les feuilles scintillaient d'argent, ils ont quitté le sentier, les herbes les ont engloutis, ils ont disparu dans la nuit, l'arme au poing et le vent dans leurs dos.

Soudain le mari n'a plus bougé, il s'est tourné vers la femme, lui a fait comprendre qu'elle devait rester ici, un geste sur l'épaule et une caresse sur sa joue, il a avancé de quelques pas, suffisamment pour s'éloigner mais pas assez pour qu'elle le rate, ils se faisaient face, impassibles, les yeux secs et le cœur en sang.

Elle senti la moiteur de sa paume, le contact pesant du métal, la fraîcheur de la nuit, elle a essayé de s'accrocher à ses sensations, de ne pas perdre pied, de garder la tête haute, hors de l'eau, elle a respiré l'odeur de la nuit, l'humidité qui enflait déjà sous la terre, cachée dans les feuilles, ruisselait sur les troncs, l'engourdissait et la refroidissait.

Elle a tendu le bras. L'arme était lourde, pourtant elle n'a pas flanché.

Son mari s'est rapproché. S'il avait peur, il ne le montrait pas.

Il y a eu un instant, l'hésitation d'un sanglot, les pleurs ravalés, elle ne voulait pas que la dernière image qu'il ait d'elle soit ses larmes et son visage crispé, elle voulait qu'il parte dignement, avec l'image de son sourire éclairé par la lune, que lorsque son corps s'affaissera et touchera le sol il contemplera le ciel, il partira en paix, heureux, sans tourments, parce que sa femme sourit et qu'Antonio ne saura jamais la vérité.

Le vent s'est infiltré entre eux, il apportait le souvenir du village, ils n'étaient pas seuls, ils étaient ensemble, la femme a sourit encore, ça lui faisait mal mais elle s'est forcée, elle a regardé l'homme qu'elle aimait, sa main s'est faite plus ferme, plus tenace, l'arme ne tremblait plus.

Elle a tiré.

Son mari a baissé la tête, il a vu son torse, il a vu son cœur, il a vu la fleur qui s'y épanouissait, il a murmuré :

« Merci de me rendre à la vie. »

Alors il est tombé, alors son corps a rencontré le sol, alors ses yeux se sont fermés et la lueur, seulement à cet instant, a disparu.

Antonio était sauvé.

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