76. Reservoir Dogs
Nina espérait sans doute faire une entrée remarquée dans la chambre, mais la porte s'ouvrait vers l'intérieur, ce qui limita le caractère spectaculaire de son intrusion. Assise sur le lit, Serena ouvrit des yeux gigantesques en la voyant apparaître, mais ne poussa aucun cri, pas plus qu'elle n'essaya de fuir.
— Où est Leo ? s'exclama aussitôt Nina, d'un ton hargneux.
Le révolver braqué sur l'actrice, elle pénétra plus avant dans la pièce. Hector se glissa derrière elle, soutenant Arthur vaille que vaille.
— Ben merde, lâcha simplement Serena.
Elle hocha la tête, une moue appréciative sur les lèvres, tandis que leur petite équipe envahissait la chambre.
— J'attendais Miles, mais je me demande si ce n'est pas encore mieux, poursuivit-elle, revenue de sa stupeur.
Elle grimaça au moment où Yann faisait son apparition.
— Diable, mais combien êtes-vous ?
— Où est Thésée ? demanda Hector.
— Il guette Miles dans la salle principale, mais avec le raffut que vous faites, je suppose qu'il sera là d'une seconde à l'autre.
Son flegme semblait indestructible.
— Surveille-la, demanda Nina à Yann, qui la visa à son tour de son arme.
La jeune femme en profita pour gagner la porte voisine, qui menait à la salle de bain. Hector, de son côté, guida Arthur jusqu'au lit, où il l'aida à s'asseoir.
— Essaie de ne pas te coucher, lui souffla-t-il.
Serena les observa, mi-curieuse, mi-dégoutée, et prit ses distances d'une reptation des fesses.
— Tu as survécu, nota-t-elle.
— Pas grâce à toi, grogna Hector.
— Tu devais tuer Miles.
— Tu m'as abandonné face à Achille.
— Tu as franchi tout seul le seuil, je te signale. Je n'ai fait que te motiver.
Un sourire supérieur ourla ses lèvres.
— Il suffit de connaître le mode d'emploi.
Son mépris le frappa comme une gifle. Elle avait raison : quelques mots avaient suffi pour qu'il se précipite. Il secoua la tête, se redressa. Cette vipère ne méritait pas qu'il s'offusque.
Elle se désintéressa de lui et reporta son regard pénétrant sur Yann, debout près de la porte, le revolver pointé sur elle. Si elle craignait une balle perdue, rien ne l'indiquait.
— Qu'est-ce que tu fais là, toi, au juste ? Tu pissais dans ton costume, il y a une heure.
— Ce n'est pas ton problème, répondit-il, la voix mal assurée.
Le sourire de Serena s'élargit.
— Pauvre Miles, si mal entouré.
Nina et Leo surgirent de la salle de bain. La dryade paraissait furibarde, mais plutôt que de se ruer sur Serena pour l'étriper, elle pointa un doigt accusateur vers Hector.
— Toi et tes idées à la con !
Hector sentit un embryon de colère naître dans sa poitrine. Qu'aurait-elle voulu qu'il fasse, au juste ? Elle n'avait aucun plan, gardait le silence sur les intentions d'Athéna, et elle osait lui reprocher ses initiatives ? Il avait ramené Nina et Arthur, de surcroît ! Mais s'emporter ne mènerait à rien, il le savait, sinon leur faire perdre du temps. Il ravala donc sa bile et lui adressa son meilleur sourire.
— Tu dois aider Arthur.
Sa répartie imprévue sembla moucher la fureur de Leo et elle se dirigea vers le lit.
— Arthur, ça va ? demanda-t-elle, d'un ton soucieux.
— Sois respectueuse, lui souffla Nina. Miles lui a effacé la mémoire des derniers jours.
— Pas parfaitement, murmura le jeune roi, apaisant. Même si je ne sais pas qui vous êtes, exactement. Une dénommée Witch ?
Nina ne put s'empêcher de glousser. Leo saisit le poignet du jeune roi, puis leva l'autre main vers son visage et la posa sur sa joue. Arthur la laissa faire, plus curieux qu'outré. Il échangea un sourire avec Hector, loin au-dessus de la tête de la dryade.
— Bordel, Nina, tu as vu ses yeux ? s'exclama cette dernière.
Dans la lumière dorée de la chambre, les prunelles bleues du Breton luisaient dans un océan jaune.
— Son foie est en train de lâcher, poursuivit Leo. Qu'est-ce que Miles lui a fait, au juste ?
Nina pâlit et secoua la tête. Hector sentit son coeur, tonitruant, battre et battre encore contre sa cage thoracique, avec force et violence, comme s'il allait jaillir hors de sa poitrine.
— Athéna va le soigner, déclara-t-il d'une voix ferme, trop forte, qui claqua dans la pièce comme un coup de tonnerre.
Leo lui jeta un regard aigu. Il se sentit rougir.
— Athéna va le soigner, répéta-t-il, plus mesuré. Nous devons juste sortir d'ici.
La jeune femme acquiesça, lèvres pincées, mais elle ne paraissait en rien soulagée.
— Hector est blessé, lui aussi, ajouta Nina. Je pensais que tu pourrais jeter un coup d'oeil.
— Je suis biologiste, Nina, bordel ! aboya la dryade, à la limite de l'hystérie. Biolog...
Elle s'interrompit comme la porte s'ouvrait brusquement sur Thésée, le glaive au poing, vêtu d'un étrange plastron noir, d'allure moderne, par-dessus son chiton. Son irruption manqua percuter Yann, qui poussa un cri de surprise et lâcha son révolver. Par réflexe, Hector s'interposa entre l'acteur et le nouveau venu. L'éclair de reconnaissance dans le regard du Grec fut tout ce qui l'empêcha de frapper. Le Troyen leva des mains apaisantes.
— Paix, cousin, murmura-t-il.
— Que faites-vous ici ? Je vous croyais perdu ! gronda l'Athénien.
Son regard luisait d'émotions dangereuses. Hector devina que l'étrangeté du cadre, malgré les mensonges de son Ariane, le perturbait. Les dieux seuls savaient quels passages mystérieux ils avaient empruntés pour arriver jusqu'ici, dans l'antre du monstre, et ce qu'elle lui avait raconté pour le forcer à avancer.
— Nous sommes en quête d'Hécate, répondit Hector. Nous ne vous voulons aucun mal.
Yann, adossé au mur, était livide. Le glaive de Thésée luisait à quelques pouces de sa poitrine. Le révolver gisait sur le sol, au pied du lit, hors d'atteinte.
— Hécate nous a trahis, répartit le Grec. Elle est de mèche avec Hadès. Nous la retenons prisonnière jusqu'à ce que le seigneur des Enfers soit vaincu. Elle nous permettra de libérer nos frères et d'atteindre la surface.
Hector secoua la tête.
— Ariane...
T'a trompé...
— ... se trompe, osa le Troyen. Elle a été manipulée par les Dieux...
— Il ment ! le coupa Serena.
Le visage de Thésée se fronça. Son angoisse se mâtinait de courroux. Il était dépassé par la situation, comme Hector l'avait été dans l'appartement de Nina, et le Troyen savait ce qu'il en résulterait : la violence, le seul langage qu'on lui avait inculqué. Il aurait pu prétendre que Nina était Artémis, que Yann était Hermès, qu'Arthur était Apollon, comme il l'avait cru lui-même, en le croisant au détour d'un couloir, mais l'emprise qu'Ariane avait sur Thésée dépasserait toutes ces impostures. Elle l'avait touché la première, bercé, embrassé peut-être, et il était attaché à elle plus qu'à tout autre individu.
Elle était son seul horizon, sa seule réalité. Elle gagnerait tous les débats, toutes les joutes. S'il la lâchait, le monde entier se déliterait.
— Nous allons récupérer Hécate et partir, annonça calmement Hector. Il n'est nul besoin de nous opposer. Ariane et toi pouvez rester ici, à attendre Hadès... mais vous feriez mieux de venir avec nous, tant qu'il en est encore temps. Les Enfers sont traîtres, le chemin pour s'en extirper complexe...
— Non, intervint sèchement Ariane. La seule voie de sortie est la mort d'Hadès. Il est le seul à détenir les clés. Nous ne pouvons pas fuir.
Elle avait appuyé sur ce dernier mot et Hector le vit faire mouche : Thésée carra les épaules, redressa le menton, torse en avant, main serrée sur la poignée de son glaive.
Fuir, la déchéance.
Serena décocha un sourire mauvais à Hector.
— Et nous avons besoin de toi, Hercule, ajouta-t-elle. Et d'Hécate. Et de vos... compagnons. Sans vous, Hadès ne tombera pas. Et s'il ne tombe pas, nous resterons coincés ici pour l'éternité, dans les flammes des Enfers.
— Serena, laisse-nous partir, geignit soudain Yann. S'il te plait. En souvenir de nos...
— De nos quoi ? le tança-t-elle. Ne sois pas ridicule, tu veux ? Je ne sais pas ce qui t'a amené à t'acoquiner avec cette bande, mais tu n'avais qu'à réfléchir avant de tourner casaque ! Mais bien sûr, ça n'a jamais été ta spécialité.
— Qu'est-ce qu'il fait là, au juste, lui ? demanda Leo à mi-voix.
Nina pinça les lèvres.
— Je suis une EBA, annonça Yann, presque bravache.
Leo écarquilla des yeux médusés, Serena explosa de rire.
— Yann, tu as toujours été d'une bêtise abyssale, mais ça, c'est le pompon, souffla-t-elle entre deux larmes. Une EBA ? Et puis quoi encore ?
— Il y a des preuves, se défendit-il, moins assuré. Je suis mort, il a voulu l'étouffer...
— Tu crois vraiment que Miles irait gaspiller une technologie aussi coûteuse sur un type aussi médiocre que toi ? Tu délires, mon pauvre ami ! Mais je suppose qu'inventer ce genre d'absurdités te donne l'impression d'être spécial... Désolée, Yann...
L'acteur avait pris une teinte rouge foncé.
— Ne fais pas la moqueuse, tu le savais déjà, intervint Nina, d'une voix sourde. Il t'en a fatalement parlé. Il te parle de tout.
Serena leva les yeux au ciel, prête à nier.
— Et tu avales toujours ta salive avant de mentir, ajouta la jeune actrice. Tu savais que Yann était une EBA.
Cette fois, Serena parut déstabilisée, puis son sourire revint. Elle haussa les épaules.
— Admettons.
Yann poussa une plainte déchirante, comme s'il s'était, jusque là, raccroché à l'espoir que ses déductions étaient fausses. Thésée le fixa, les narines dilatées, la lame au clair, mais s'abstint de le frapper.
— Le résultat est d'ailleurs complètement raté. Le Yann original était un véritable abruti, celui-ci est beaucoup trop futé. Une preuve supplémentaire que quelqu'un bidouille dans les programmations.
L'acteur sanglotait, assis contre le mur. Arthur vacilla sur le lit, Leo le retint des deux bras. Nina pointa son révolver sur Thésée. Celui-ci l'observa, tête penchée, sans savoir que penser de la menace. Un signe qu'ils n'avaient croisé rien de tel sur leur route et qu'il en ignorait le pouvoir.
— Vous n'avez pas besoin de nous, annonça Nina. Vous allez nous laisser partir. Tu vas le dire à Thésée, et il va ranger son arme, sagement.
Serena rit.
— Tu n'oseras jamais.
— Bien sûr que si, rétorqua Nina. Je ne vais pas te laisser nous tuer tous. Si je dois prendre une vie pour nous sauver, ainsi soit-il.
La conviction dans sa voix vibrait. Hector réalisa une fois de plus qu'il ne savait pas si elle mentait. Serena elle-même semblait en douter.
— Tuer Miles est la seule porte de sortie, répéta-t-elle.
— Qui est ce Miles ? demanda Thésée, agacé.
— C'est un des nombreux noms d'Hadès, répondit Serena. Si nous ne le tuons pas, sa malfaisance ne s'éteindra jamais. Il détruira d'autres vies. D'autres héros, d'autres personnes ordinaires, qui ont eu le malheur de croiser sa route.
— Nous n'avons pas le temps de nous en occuper, intervint Leo. Arthur a besoin de soins, tout de suite.
Serena tourna les yeux vers Hector.
— Vas-tu vraiment t'enfuir ? Alors que l'ennemi est à portée ? L'homme qui est responsable de tous tes maux ?
Il resta indécis et se tourna vers Leo.
— Comment sortons-nous ?
La dryade grimaça.
— Je connais le passage, mais je vais le garder pour moi, je pense.
— Hector, ne te laisse pas tenter, intervint Nina. Miles sait où nous sommes. Il ne viendra jamais seul. Il arrivera protégé, ou nous enverra ses sbires. Il aura trouvé le carnage du restaurant.
— Mais qu'est-ce que vous avez foutu, au juste ? souffla Leo.
— Miles vivant, tout recommencera, tonna Serena, d'une voix chargée d'une conviction impérieuse. Il accusera les Devereux de ce désastre, d'avoir mis ses invités en danger, d'avoir libéré des EBA dans la nature, en dépit des lois.
Le Troyen recula d'un pas. Trois femmes, trois discours, comme Pâris autrefois, dans ce jardin, la pomme d'or à la main. Son petit frère avait fait le mauvais choix, précipité Troie dans la guerre, mené à la mort de milliers d'innocents.
— Thésée a besoin de ton soutien, ajouta Serena. C'est ton cousin. Ensemble, vous pouvez vaincre Hadès.
— Miles va vous tuer, la coupa Nina. Il sera soutenu. Vous mourrez en vain.
— En héros, intervint Thésée, mais d'une voix incertaine.
— Arthur est mourant, ajouta Leo. Si on ne se casse pas vite fait, il ne va pas survivre.
Hector lâcha un grognement bref. Arthur louvoyait, clignant des yeux comme s'il cherchait à s'extirper d'un songe paresseux.
L'honneur lui ordonnait de rester auprès de Thésée, de combattre l'ennemi qui avait malmené Arthur, qui avait créé ce cirque sanglant. Mais sans son aide, le jeune roi ne parviendrait jamais à s'enfuir, il était le seul à pouvoir le soutenir.
Pâris avait choisi la promesse de l'amour, et avait précipité Troie dans les flammes. Ferait-il exactement la même erreur ?
— Je peux rester, moi, lâcha soudain Yann. Avec eux. Flinguer cette saloperie quand il se pointe. Je m'en fiche, si je me fais tuer.
— Sûrement pas, trancha Leo.
Ils tournèrent tous des yeux surpris sur elle.
— Si tu es vraiment une EBA, tu es le Graal.
Arthur sembla s'éveiller. Hector se demanda si la dryade avait choisi le mot exprès pour le stimuler, ou si c'était un hasard.
— Nous devons te mener aux Devereux, absolument. Ils pourront prouver ta nature et, par là, prouver que Miles a commis un crime terrible en te dupliquant. S'il est bien une personne qui doit sortir d'ici, c'est toi.
— Sire Galehaut est le Graal ? murmura Arthur, confus.
Le principal intéressé paraissait halluciné.
— Leo a raison, ajouta Nina. La création d'EBA est interdite, hors Légendes, et leur contact avec les êtres humains strictement réglementé. Yann est sorti plusieurs fois du complexe, s'est mêlé aux gens à l'extérieur...
Elle frissonna. Serena fronça des sourcils mécontents. Vu la proximité entre Thésée et l'acteur artificiel, en souligner la valeur n'était sans doute pas la chose à faire.
Tu es prince et général, c'est à toi d'agir, songea soudain Hector. Arthur n'est pas en état et doute de lui-même. Thésée n'est qu'un adolescent arrogant. Les autres sont des acteurs. Et une biologiste.
— Comment sort-on d'ici ? intervint-il.
— Comme je te l'ai dit... commença Leo.
— Il n'est plus temps de dissimuler ce genre de choses. Si nous devons organiser notre retraite, j'ai besoin de tous les éléments en notre possession. Maintenant.
Sa voix s'était chargée d'une autorité naturelle, qu'il avait trop longtemps réprimée. En l'absence de rivaux, il pouvait diriger leur équipée.
— Nous devons monter, céda la jeune femme. Ce sont les instructions que j'ai reçues. Monter le plus haut possible, et attendre.
— Et quoi ? Que va-t-on trouver dans les hauteurs ? demanda Nina.
— Un hélicoptère, je suppose.
L'actrice écarquilla les yeux.
— Un quoi ?
— Un hélicoptère ? Tu vois, une sorte de boîte qui vole, avec une hélice ?
Hector grimaça à la perspective. Cela semblait bien pire que l'ascenseur.
— Je sais ce qu'est un hélicoptère, grommela l'actrice. Comment sauront-ils nous trouver ? Il y a quatre tours !
— Alex a greffé un émetteur à Hector. Elle pourra le localiser une fois que nous serons à l'extérieur.
Nina fronça les sourcils.
— Pourquoi à Hector ?
Athéna avait donc supposé qu'il survivrait. Voilà qui était... presque réconfortant. Il porta la main à sa nuque. Il se souvenait qu'elle s'était attardée derrière lui un moment.
— Longue histoire, répondit Leo. On devrait vraiment bouger. Sauver Arthur et le Graal.
Elle le faisait donc exprès. Arthur semblait presque revigoré par cette perspective. Hector se tourna vers Serena. Son expression révélait qu'elle se fichait bien de toutes ces explications, de l'hélicoptère et de Yann.
— Je vais les mener en sécurité, puis je redescendrai vous aider, offrit-il.
Nina poussa un cri de stupeur.
— Hector, c'est ridicule ! s'exclama-t-elle.
— Tu n'as rien écouté, ou quoi ? ajouta Leo. Nous n'avons pas besoin de tuer Miles. Nous avons Yann.
Nina et Leo ne comprenaient pas : Thésée ne les laisserait pas partir, il devait négocier leur passage, et son bras était la seule monnaie d'échange dont il disposait. Il n'y avait aucune autre porte de sortie. Il ne voulait pas provoquer un affrontement dont personne ne sortirait vainqueur.
— Sur ton honneur ? demanda Serena.
— Sur mon honneur, répondit Hector.
Elle opina du chef, lentement, sans le quitter des yeux.
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