74. Catch me if you can
La perte de Lancelot se fit rapidement sentir.
Après un court conciliabule, Nina et Yann avaient opté pour un retour dans les profondeurs, plutôt que de continuer tête baissée vers les zones plus peuplées. Devant l'escalier obscur, Arthur resta immobile de longues secondes, le souffle court, la main crispée sur la rampe, paralysé. Depuis la mort du chevalier, le jeune roi n'avait pas desserré les lèvres, son regard s'était fait fixe, comme s'il assistait à des scènes atroces, invisibles, à l'intérieur de lui-même.
— Allez-y, je vous soutiendrai, murmura Hector, derrière son épaule.
— Je sais, répondit simplement Arthur.
Ses iris clairs luisaient d'une émotion contenue.
— Ce n'était pas censé se dérouler de cette manière, ajouta-t-il. Lancelot ne devait pas mourir. J'aurais dû mourir. Ils voulaient me tuer moi. Pas lui.
Comment Arthur pouvait-il le savoir ? L'avait-il compris dans les paroles sibyllines que s'étaient échangées les gardes ? Ils avaient parlé de « tirer Arthur » comme s'il était du gibier, un lièvre qu'on abat sans y réfléchir.
— Il a fait son devoir, offrit Hector, mal assuré.
En réalité, ils l'auraient tué tôt ou tard, autrement, dans une arène, en lui imposant de combattre un étranger. Hector aurait voulu le lui expliquer, le dépouiller de cette culpabilité inutile, lui qui était innocent et victime, rien d'autre, mais le moment était mal choisi. Avec le trépas du chevalier, les plans de Miles s'étaient définitivement écroulés. Plus de Lancelot, Hector toujours dans la nature. Thésée avait peut-être été repris, peut-être tué, peut-être courait-il encore dans les couloirs de ce labyrinthe immense, à la recherche de son minotaure. Peu importait. Les choses ne pouvaient plus, simplement, rentrer dans l'ordre voulu par le tyran.
— Dépêchez-vous ! leur lança Nina, qui avait déjà atteint le niveau inférieur.
Arthur accepta le bras du Troyen et ils descendirent, vaille que vaille, marche après marche. Le jeune roi sifflait à chaque inspiration, Hector percevait la fatigue de sa propre carcasse, comme une vibration déformée, distante, étouffée par les substances dont Alex l'avait gavé.
— Hector, murmura Arthur, à la faveur d'une pause nécessaire.
— Mon roi ?
— Je ne suis pas ton roi, n'est-ce pas ?
La question était tellement étrange que le Troyen ne sut qu'y répondre. Arthur se frôla le front d'une main tremblante.
— J'ai des moments... de brume... et d'autres, de lucidité. Des fragments... de toi, de moi... d'autres visages... qui s'effacent avant que j'ai pu les fixer. Merlin... Merlin n'était pas Merlin. Quand vous l'avez clamé, je ne vous ai pas crus... Comment l'aurais-je pu ? Je ressens cette affection profonde, envers lui, cette confiance... C'est pour moi... plus qu'un père... mais en même temps... Je le savais déjà. Que ce n'était pas Merlin. Vous me l'avez rappelé, toi et Nina. Mais je le savais.
À cette mention, Hector sursauta.
— Elle s'appelle Nina, n'est-ce pas, Morgane ? reprit Arthur. Elle n'est pas plus Morgane qu'il n'était Merlin.
— Arthur...
— Ne me demande rien, je ne comprends rien. Tout est embrouillé dans mon crâne. Des chevaux, des chariots qui fusent sous la pluie, des armes qui crachent le feu et des épées qui fendent la peau, une clairière, le soleil, et pourtant ces couloirs... Le château est flou, mais je vois des moulins immenses...
Il ferma les yeux, leva une main protectrice, frissonna.
— J'ai cru qu'il t'avait tué, Hector, souffla-t-il. Je l'ai cru. Je devrais pleurer Lancelot et en vérité... Je suis surtout soulagé que ça n'ait pas été toi.
Un sourire confus traversa ses lèvres exsangues.
— Je suis désolé, je m'oublie. Pardonnez-moi, messire, si je vous offense...
Hector saisit le menton d'Arthur de sa main libre. Le roi lui prit le poignet mais sans le repousser.
— Tu ne m'offenses pas, Arthur.
Il se pencha, l'embrassa sur les lèvres, juste une caresse furtive. Le Breton se crispa sous sa poigne, puis se détendit. Hector recula, Arthur le dévisagea, stupéfait.
— Nous étions intimes, murmura-t-il. Ces images sont réelles.
— Oui.
— Tu es mort, au terme de ce souvenir.
— Non, notre ennemi m'a plongé dans un sommeil profond, mais tu es parti chercher de l'aide et nos alliés m'ont ramené à la vie.
— Le sorcier blanc.
— Et sa soeur divine.
— Mais qu'est-ce que vous faites ? s'exclama Nina, excédée, depuis les ténèbres qui s'étendaient sous eux.
Arthur fronça les sourcils tandis qu'ils reprenaient leur descente. Ils atteignirent la dernière marche, le tapis rouge s'enfonça sous leurs pieds. Yann et Nina avaient poursuivi leur route dans la pénombre mais Hector distinguait la silhouette de la jeune femme, quelques mètres en avant, qui les attendait. Un cône de lumière blanche balaya les murs, le plafond, se posa sur eux, poursuivit sa ronde.
— Qui suis-je ? demanda alors le Breton.
Hector lui serra le coude.
— Hier, tu étais Arthur Pendragon, fils d'Uther, Roi de Bretagne. Demain, nous verrons, tout est possible. Mais là, juste maintenant, nous devons sortir d'ici, Arthur, car si nos ennemis nous rattrapent, nous ne le saurons jamais.
Le jeune homme émit un léger rire, Hector résista à l'impulsion de l'embrasser à nouveau.
— D'accord, offrit-il.
— Tu m'as manqué, lâcha Hector.
Et c'était vrai, même si c'était ridicule, car ils s'étaient à peine rencontrés.
Yann les attendait devant une porte translucide aux reflets bleus, qu'il ouvrit aussitôt. Dès qu'ils la franchirent, une odeur désagréable, piquante, leur frappa les narines.
— Les thermes, expliqua Nina devant la mine chagrinée du Troyen.
— Vos thermes puent, rétorqua-t-il.
Un vestiaire minuscule précédait une salle plus vaste, où clapotaient des bassins rectilignes et carrelés, éclairés sous l'eau par de petites lampes. Les vaguelettes en surface réverbéraient la lumière sur les murs et les plafonds, créant une atmosphère ondulante, sous-marine, un peu oppressante. Hector s'attendait à moitié à voir surgir Poseidon, furieux, le trident à la main. Arthur, en revanche, paraissait fasciné. S'il espérait voir jaillir une femme, l'épée magique à la main, il devrait déchanter.
Yann s'engagea d'un pas vif entre les bassins. Ses yeux brillaient d'un éclat dur, dans un visage aux traits tendus. S'il avait séché ses larmes, il rayonnait d'autre chose, d'une fureur tue, dangereuse, qu'il convenait de surveiller. Dans le réfectoire, Hector l'avait vu glisser un révolver à sa ceinture, comme l'avaient fait Nina et Arthur, sans se concerter. Lui-même avait hésité, renoncé, habité par un mélange de dégoût et d'incertitude. Il n'avait pas emporté d'épée, pas non plus de pied de chaise, rien du tout. Il soutiendrait Arthur, s'improviserait peut-être bouclier, mais il ne se sentait plus l'élan de tuer encore et encore. Il sentait, pourtant, que la route n'était pas dégagée et qu'il leur faudrait encore lutter pour s'extirper de ce cauchemar.
Nina s'était arrêtée derrière la porte qu'ils venaient de franchir et s'arcbouta pour tirer un banc en travers du passage. Abandonnant une seconde Arthur, Hector l'aida à barricader l'issue, tout en espérant qu'il existait une autre sortie. Mourir acculé dans cette pièce humide ne lui semblait guère glorieux.
Il retourna ensuite vers le jeune roi, qui vacillait au bord de l'eau, les yeux dans l'onde mouvante. Pendant une seconde, Arthur lui parut sur le point d'y basculer, hypnotisé par les profondeurs, mais lorsqu'il glissa la main sous son épaule, Hector fut accueilli d'un sourire tranquille. Ils repartirent derrière Nina et Yann qui avaient déjà disparu entre deux rangées de casiers.
— Je ne savais pas que tu savais de te servir d'une arme à feu, remarqua Hector.
— Quelqu'un m'a appris, répondit Arthur. Je ne sais plus qui. Quelqu'un d'hostile, un maître d'armes, sous les ordres du sorcier blanc.
Ses sourcils se froncèrent.
— Est-ce le réel Merlin ?
— Non. Il s'appelle Max.
— Max.
Le jeune roi haussa les épaules, mais sans contester.
Une nouvelle porte, en métal gris argenté, entrava bientôt leur retraite. Nina pianota sur un petit clavier muni de chiffres, une loupiote verte s'alluma, clignota quelques secondes, puis s'éteignit. À ses côtés, Yann glissa un, deux, trois badges dans la fente voisine, à mesure qu'elle répétait sa manipulation. Sans succès.
— Chaque carte doit avoir son code, murmura Yann.
Nina jura à mi-voix.
— On peut essayer de la forcer ? proposa Arthur.
— Nous n'y parviendrons pas, lui répondit Hector. Ce fer est renforcé et nous brisera l'épaule avant de plier.
Yann examinait les cartes, l'une après l'autre, en les retournant.
— Attends, Nin, essaie un peu 56*8#28.
La jeune femme obtempéra sans discuter, Yann glissa le petit rectangle de plastique dans le boîtier, et un déclic se fit entendre. La paroi coulissa pour leur libérer le passage.
— Rien de tel qu'un garde avec une mauvaise mémoire, grogna la jeune femme en s'engageant dans le couloir.
— Notre Sésame.
— Ils comprendront vite.
L'étroit corridor menait à un nouveau vestiaire, meublé d'une étroite table noire trouée à une de ses extrémités (à moins qu'il ne s'agisse d'un lit, difficile d'en juger), d'une douche spacieuse, d'armoires où s'échelonnaient des robes de chambre duveteuses, des serviettes et des costumes empesés. Hector en profita : à moitié nu depuis son combat contre Achille, il n'hésita pas à s'emmitoufler dans un peignoir noir aux liserés dorés. Un peu dégouté, il frotta les lettres brodées sur l'épaule gauche, comme s'il pouvait les effacer, mais le MB triomphant de son adversaire ne partirait pas si aisément.
Sur le mur opposé, une collection de bouteilles aux couleurs tapageuses s'étalait dans un frigo ronflant. Hector avait soif et il se servit au hasard – tous les liquides avaient des allures de potions démoniaques. Le breuvage vert gazon se révéla sucré, légèrement pétillant, il se désaltéra avant d'inviter Arthur à l'imiter. Rassuré par son exemple, le jeune roi s'exécuta avec une grimace presque comique. De son côté, Nina ramassait de petits sachets rectangulaires abandonnés sur la table. Elle en ouvrit un d'un geste sec, libérant une délicieuse odeur salée, qui fit couiner l'estomac d'Arthur.
— Tant pis pour ma ligne, grommela-t-elle en y fourrant la main.
Elle présenta ensuite le paquet au jeune roi, qui l'observa, sourcils froncés. Hector devina ses pensées, en écho d'une conversation qu'ils avaient eue dans une chambre chaleureuse, désormais distante, quand Nina avait cherché à les amadouer.
— C'est sans danger, ça te fera du bien, dit-il.
Arthur acquiesça, reconnaissant, et accepta l'offrande.
Hector ne put s'empêcher de se demander comment les choses auraient tourné s'ils ne s'étaient pas enfuis. Il se serait endormi, comme dans l'église, mais ils ne se seraient pas touchés. Arthur aurait-il ressenti le besoin de venir seul affronter Miles ? Sans doute pas. Sans doute était-ce cet instant de lumière, de communion, qui avait tout provoqué.
Un choc sourd résonna, loin dans leur dos. Les renforts craints par Nina avaient atteint leur barricade. Ils forceraient bientôt le passage, traverseraient les thermes, les acculeraient dans cet endroit minuscule et les y massacreraient.
— Par ici, lança Yann.
Après le carnage qu'ils avaient semé dans le réfectoire, la miséricorde semblait peu probable. Max serait accusé de la totalité du désastre, et Nina et Yann constitueraient des pertes collatérales des plus opportunes. Mais Miles serait perdant. Quoi qu'il advienne. Il le fallait. Il ne parviendrait jamais à convaincre les autorités que son entreprise ne constituait aucun danger. Cette pensée rasséréna le Troyen. Même s'ils étaient tous tués, ils auraient réussi.
L'acteur avait ouvert une sorte de compartiment muni de nombreux miroirs, où ils pouvaient à peine tenir tous les quatre. Cette cachette semblait bien peu discrète, mais Nina y entra et lui fit signe de la suivre.
— C'est un ascenseur, lui expliqua-t-elle, comme si cela voulait tout dire.
Arthur se fiait à lui, il se fiait à elle, et il aida donc le jeune roi à rejoindre les deux comédiens. Le sol s'affaissa légèrement sous leur poids. Dès qu'ils furent à l'intérieur de la petite alcôve, sa porte se referma dans leur dos, les emprisonnant tous les quatre dans une boîte étriquée. Yann pianota sur un nouveau clavier, sans effet notable, puis Nina testa une autre combinaison. Tout autour d'eux, les murs vibrèrent et Hector comprit qu'ils étaient dans une sorte de monte-charge.
— Tu connais le code privé de Miles ? s'étonna Yann.
— Il l'a utilisé au moins dix fois sous mes yeux, ces deux derniers jours, répondit Nina.
Yann lâcha un rire étranglé.
— Il n'imaginait sans doute pas que tu survivrais assez longtemps pour t'en servir.
— Je crois plutôt qu'il n'a pas imaginé que j'en aie la jugeote.
Yann frissonna et se frotta le visage des deux mains. Arthur s'appuya plus franchement sur Hector, qui s'adossa contre la paroi. Son reflet blafard, cerné, lui rendit son regard, le fantôme d'un autre temps, sinistre. Il préféra fermer les yeux et respirer Arthur.
Autour d'eux, la curieuse cage s'ébranla vers les hauteurs.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top