68. Road to Perdition
Comme il était impossible de deviner combien de temps Théo prendrait avant de trouver de l'aide, ils quittèrent rapidement les lieux. Arthur jeta un regard indécis au corps inerte de Girflet, mais ne protesta pas quand Hector l'entraîna vers la sortie. Ils traversèrent la petite salle de repos qui jouxtait la rotonde et débouchèrent dans le vaste couloir où, un peu plus tôt, Hector et Serena avaient croisé la route de Pâris.
Arthur paraissait absorber l'étrangeté du décor avec une concentration sans failles, comme il l'avait fait dans les coulisses de l'arène de sable. S'il avait des questions, il n'en posa aucune. Hector le vit jauger l'expression de Sire Galehaut, puis la sienne, comme pour en tirer la juste attitude. Si ses pairs n'étaient guère effrayés, pourquoi l'aurait-il été ?
Ils s'écartèrent d'une quinzaine de mètres et tinrent conciliabule dans le fond d'une alcôve où s'entassait du matériel divers, caisses, câbles, d'énormes lampes sur pied, des morceaux de colonnes, quelques meubles, des armoires fermées de cadenas. Une lampe rouge illuminait le corridor par intermittence, mais les alarmes s'étaient tues.
Nina se réfugia dans un coin, dos aux trois hommes, nicha son visage entre ses paumes, et demeura immobile. Lorsqu'Hector fit mine d'approcher, elle leva une main pour lui interdire d'avancer, et il obtempéra. Il aurait pu lui offrir son épaule, mais rien d'autre : seule Serena savait où et pourquoi elle avait emmené la dryade.
Il retourna donc vers Yann, Arthur toujours appuyé contre lui.
L'acteur rouvrit la main sur ce qu'il avait déniché dans le sable et ils demeurèrent silencieux, contemplant la dizaine de comprimés. Ronds, plats, oblongs, striés, ils se ressemblaient sans être parfaitement identiques, mais Hector savait que leurs pouvoirs variaient du tout au tout. Leo avait arraché Thésée à sa torpeur profonde, mais calmé Marco au coeur de sa panique.
— Il me semble que ça, c'est du Lorazin, intervint soudain Nina, en se glissant entre eux.
Sa voix cassée vibrait. Elle pointait une pilule rouge et blanche.
— Plutôt pour gérer l'anxiété. Et ça, ça ressemble à un analgésique standard. Une simple aspirine. Mais je ne sais pas si Leo aurait emmené ce genre de trucs, à quoi bon ?
— Ces remèdes lui ont été confiés par Alex, remarqua Hector. Ils ont sûrement des propriétés particulières, plus puissantes que d'ordinaire.
Il désigna un disque blanc, fendu en son centre, piqueté de paillettes bleues.
— Mais c'est celui-ci que j'ai donné à Thésée pour l'éveiller, j'en suis presque sûr.
Yann en isola trois. Nina frissonna puis posa la main sur le bras du Troyen.
— Hector... la priorité... c'est de retrouver Leo, non ?
Il croisa son regard tendu, la panique qu'elle muselait tant bien que mal depuis qu'ils avaient trouvé le labyrinthe désert, et acquiesça.
— Bien sûr. Mais je ne sais pas pourquoi Serena l'a emmenée. Ni où.
— Elle a sorti Thésée du labyrinthe, intervint Yann. Elle a fatalement des intentions le concernant.
Arthur pesait de plus en plus lourd sur l'épaule d'Hector et ce dernier l'aida à s'asseoir sur une caisse en bois noir et arêtes argentées, comme il en trônait dix dans leur renfoncement, avant de revenir à leur conseil de guerre.
— Est-ce qu'elle aurait pu éprouver... quelque chose pour lui ? demanda Hector. Vouloir le sortir, simplement ?
— J'en doute beaucoup, murmura Yann. C'est l'une des plus... dures. Elle en parle toujours avec un immense mépris.
— Le mépris n'est pas l'indifférence, remarqua Nina, songeuse. C'est l'expression d'une émotion forte.
— En somme, elle a pu prendre Leo en otage pour s'assurer du soutien de forces à l'extérieur, qui les aideraient à quitter le site vivants, compléta Hector.
Nina haussa les sourcils.
— Peut-être. Ça me semble un pari audacieux.
Ils sombrèrent tous trois dans le mutisme. Le complexe de Légendes se déployait, immense, tout autour d'eux. Leo pouvait se trouver n'importe où, morte, vivante, blessée, prisonnière, en fuite, cachée quelque part. Ils n'étaient même pas certains que Serena était responsable de sa disparition, en réalité. Thésée avait pu agir seul, ou les forces de Miles intervenir.
Non.
Thésée n'aurait pu quitter le labyrinthe sans aide extérieure. Les gardes de sécurité n'auraient pas abandonné Marco agonisant. Seule Serena était capable d'une telle froideur, Hector en était convaincu. Elle avait lâché Achille sur Miles. Leo ne serait pas partie en solitaire, au hasard des couloirs.
Une légère traction sur son chiton le ramena vers Arthur.
— Que se passe-t-il ? demanda le jeune roi.
— L'enchanteresse que nous recherchions semble avoir été enlevée par nos ennemis, majesté.
— Ne pouvons-nous pas suivre la piste qu'elle nous a laissée ?
— La piste ?
— Celle-là.
Arthur lui désigna le couloir vide. Hector lui adressa une grimace.
— Je ne vous comprends pas, mon roi.
— Sur le sol, près du mur. Là.
Il s'appuya à Hector pour se redresser et l'entraîna dans la direction qu'il avait pointée. À quelques mètres, sur la pierre lisse, se trouvait une pilule blanche, ronde et solitaire.
— Apollon soit loué, souffla le Troyen.
Il leva les yeux et balaya le couloir du regard.
— Attendez-moi.
Arthur s'adossa au mur tandis qu'Hector avançait d'une vingtaine de mètres en scrutant le sol. Il dénicha une seconde pilule puis une troisième encore un peu plus loin. Leo les avait semées, comme son propre fil d'Ariane. Nina le rejoignit à pas rapides tandis que Yann offrait son épaule à Arthur. Une petite pointe de jalousie traversa le Troyen, mais le nouvel arrangement était plus sage : il se sentait insidieusement décliner. Lorsqu'il frôla son pansement de fortune, il se macula les doigts d'écarlate.
— Je devrais en refaire un, proposa Nina.
— Non. Nous devons avancer.
Tant qu'il ne se tiendrait pas immobile, tant qu'un guérisseur ne recoudrait pas la plaie, il continuerait de saigner. La hâte valait mieux qu'une pause inutile. Ils suivirent donc la piste de pilules. Nina se penchait pour les ramasser, Yann et Arthur cheminaient quelques mètres en arrière. Hector demeurait vigilant, conscient qu'ils étaient exposés.
Même si les caméras de surveillance ne fonctionnaient plus, même si le complexe était vaste, Miles savait d'où ils étaient partis et dans quel secteur ils devaient se trouver. La gestion du public primait peut-être mais il disposerait tôt ou tard d'hommes armés à leur envoyer.
Contre lesquels ils ne pourraient absolument rien faire.
Il songea au révolver, que Nina avait glissé dans la ceinture de sa robe, leur seule défense contre les forces ennemies. Trois balles avaient été tirées par le garde de sécurité. Combien en restait-il ? Yann savait-il s'en servir ? Lui faisait-il suffisamment confiance pour lui conférer un tel pouvoir ?
Il repoussa ces pensées, porta la main à son flanc par réflexe, grimaça en réalisant qu'il avait sali sa paume, l'essuya sur son épaule. Les pilules continuaient de jalonner leur parcours mais elles étaient de plus en plus distantes les uns des autres, un signe que Leo arrivait sans doute au bout de sa réserve.
Puis soudain, il y en eut trois devant une porte en métal argenté, à double battant. Nina jura à mi-voix.
— Nous n'allons pas pouvoir passer. Serena avait sûrement les accès... mais Yann ne les aura pas.
Ce dernier les avait rejoints, clopin-clopant. Il posa sa paume sur l'écran, utilisa son badge, mais le passage lui fut refusé en lettres rouges. Il n'en parut pas surpris.
— Où cela mène-t-il ? demanda Hector.
— À la tour Sud, lui expliqua Nina. C'est la tour privée de Miles. Seules quelques personnes peuvent y pénétrer.
— On peut l'atteindre par le rez de chaussée, murmura Yann, songeur. Via les ascenseurs du service du personnel.
La jeune femme pinça les lèvres.
— Je pourrais tester le code habituel qu'utilise Miles...
Elle souleva une plaque de métal sous l'écran, révélant une série de boutons chiffrés. Un petit trou rond jouxtait le clavier et elle le frôla du doigt avant de soupirer et de faire volte-face. Il lui manquait manifestement un élément indispensable – une sorte de clé – pour que sa tentative puisse se matérialiser. Elle revint vers ses compagnons.
— Que Serena livre Leo à Miles me semble logique. Mais Thésée ?
— Je ne crois pas qu'elle veuille livrer Leo, avoua Hector. Je pense qu'elle veut frapper Miles.
Nina secoua la tête.
— Ça n'a pas de sens, Hector, excuse-moi. Ils sont ensemble. Elle couche avec lui. Elle profite de sa fortune, de sa notoriété. S'il y a bien une personne, à part lui, qui ne souhaite pas la chute de son empire...
— Elle n'a pas parlé de détruire Légendes. Elle a parlé de tuer Miles. Elle a insisté.
La jeune femme relâcha un bref soupir, le gratifia d'un geste qu'il interpréta comme un refus de polémiquer.
— Il reste que nous devons retrouver Leo.
Hector acquiesça.
— Mais d'abord réveiller Lancelot, intervint Yann.
Un silence inconfortable suivit cette déclaration, Hector et Nina s'entre-regardèrent sans désceller les lèvres. Le visage de l'acteur se para d'inquiétude.
— Nous avons les pilules de votre amie, n'est-ce pas ? murmura-t-il. Cinq du bon type, en comptant celles que nous avons récupérées sur le sol. Et il reste cinq combattants endormis.
— En fait... je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée, admit Hector, à contrecoeur. Les convaincre de nous suivre... dans cet environnement... est tout sauf aisé. Et ils sont chacun, à leur échelle, habitués à être obéis plutôt qu'à obéir. Je l'ai bien vu avec Thésée. Nous marchions sur la corde raide. J'ai dû lui mentir, le manipuler davantage, pour qu'il accepte de me suivre. Et nous n'avions même pas quitté le labyrinthe. En libérer cinq de plus... Nous ne parviendrons jamais à les gérer.
Nina pinça les lèvres, mais hocha la tête, les yeux baissés. Yann parut stupéfait.
— Vous suggèrez... de les abandonner derrière ?
Était-ce ce qu'Hector suggérait ? Sans doute. Il rassembla ses pensées.
— La soirée de Miles a sombré dans le chaos... Ses invités auraient pu être tués par Achille, il a été lâché sur la foule... Les gens vont parler, Miles ne parviendra pas à étouffer ce qui s'est produit... et je dois faire confiance aux Devereux. Ils avaient des plans, pour ce soir, une intervention plus critique que la mienne, décisive, pour mettre fin à cette boucherie. Je suppose qu'ils avaient l'intention de frapper directement les installations de stockage. C'est ce que j'aurais fait, à leur place, si j'avais voulu m'assurer que le Tournoi prenne fin.
Yann secoua la tête et passa les mains sur ses yeux.
— Et que penses-tu qu'ils feront, en imaginant que Légendes soit... empêchée de continuer ses activités ? demanda-t-il. Ce qui me semble déjà très optimiste : tu n'as aucune preuve qu'ils ont réussi quoi que ce soit. Et Miles a le bras long, les appuis, les finances, pour empêcher les ratés de son programme de lui causer des ennuis.
Hector haussa les épaules. Serena lui avait tenu le même langage, mais Miles effrayait tous ceux qui travaillaient pour lui. Ils l'imaginaient invulnérable, dotés d'un bouclier magique qui parait toutes les attaques. Une illusion savamment orchestrée.
— Mais admettons que tu voies juste, que le château soit réellement en train de s'effondrer dans les hauteurs, poursuivit Yann. Je vais te dire ce qu'ils vont faire. Ils exécuteront les dernières EBA. D'une petite injection, d'un nuage de gaz toxique. D'une balle dans le crâne. Exactement comme ils l'ont fait pour l'autre Hector.
Le Troyen frémit, l'image funeste s'imposant, furtive et flamboyante, dans son esprit.
— Max Dev...
— Max Devereux est un paria. Un traître qui fraie avec des nations ennemies. Que crois-tu qu'il pourra faire, au juste ? Protéger une poignée de créatures artificielles calibrées pour tuer ? Tu rêves. La génération précédente avait été conçue pour aimer, et elle a quand même fini par massacrer des êtres humains. Si nous ne les sauvons pas maintenant, nous n'aurons pas d'autre chance.
— Nous sommes obligés de prendre le risque, répondit Hector, d'une voix sourde.
Il aurait aimé les sauver, tous, il était venu pour ça. Et Yann avait raison, car en réalité, Alex avait compté sur un massacre, pas sur un plan de sauvetage. Elle n'avait aucune intention de venir en aide à la poignée de créatures dévoyées qui dormaient dans les caves du donjon.
L'acteur pinça les lèvres, poings sur les hanches, le souffle court.
— N'es-tu pas censé être un héros ? siffla-t-il.
— Seulement dans les légendes.
Malheureux choix de mot, mais Yann ne releva pas. Il renifla de mépris et tendit la main vers Nina.
— Donne-moi les pilules, dans ce cas. Je m'en chargerai seul.
— Yann, ce n'est pas sérieux, protesta la jeune femme. Tu es bouleversé, je le comprends, tu ne penses pas droit...
— L'as-tu vu ? demanda-t-il en désignant Hector. Ce qu'il est devenu ? En moins d'une semaine ? Tu me demandes de renoncer à libérer Lancelot ? C'est mon ami. Son parcours est à deux couloirs d'ici. L'éveiller prendra une minute. Je suis capable de l'emmener n'importe où. En quoi est-ce que la vie de ton amie est plus importante que la sienne ? Dis-moi.
Hector comprit alors que la question ne portait pas du tout sur Lancelot, mais bien sur lui-même. Yann semblait avoir accepté l'improbable, mais son flegme était factice, sa vision du monde profondément ébranlée. Il était une EBA. De celles qu'on déplace au gré de ses envies, qu'on sacrifie, qu'on abandonne.
— Je vous accompagnerai, Sire Galehaut, intervint alors Arthur, d'une voix ferme qui les fit sursauter. Je ne quitterai pas cet endroit sans Lancelot. Je vous en fais le serment.
Hector jura. Bien sûr, le roi breton avait tout écouté, assimilé ce qu'il pouvait, tiré des conclusions bancales. Sauver Lancelot. L'homme qui lui ravirait son épouse et provoquerait sa chute. Évidemment, Arthur n'en savait rien. Et ce Lancelot ne l'était pas vraiment. Guenièvre n'existait pas.
Le souverain adressa un signe de tête au Troyen.
— Vous pouvez poursuivre votre route, Sire Hector. Nous vous retrouverons à l'extérieur, si Dieu le veut.
— Il n'est absolument pas question que nous nous séparions, lâcha le Troyen, dépité.
Le ton, un peu trop autoritaire, surprit Arthur, dont l'expression se teinta de défiance. Hector soupira.
— Mes excuses, majesté, mais l'heure est grave.
Il le dévisagea, ses yeux clairs, son front maculé de sueur, les cheveux blonds qui bouclaient, humides, sur ses temps, ses taches de rousseur, la courbe de sa joue, ses lèvres, qu'il avait envie de pouvoir goûter, à nouveau, au moins une fois, avant de mourir. Il lisait sa détermination dans la lueur bravache qui étincelait dans son regard. Docile, Arthur s'était laissé balader, beaucoup trop, lui qui était roi, par des chevaliers qui lui étaient fidèles mais qui étaient aussi ses subordonnés. Jamais il ne flancherait. C'était une question d'honneur, de morale. Si Hector voulait l'empêcher de suivre Galehaut, il devrait le maîtriser par la force, l'obliger à ingurgiter une pilule pour le museler, l'attacher comme il avait attaché Théo.
Ce qui était tout simplement impensable. Le jeune roi était blessé, toute brutalité risquait d'empirer son état. Sans compter qu'il ne pouvait prédire la manière dont Yann réagirait... Le danger présenté par sa propre blessure... Non, ils ne pouvaient pas se battre. De surcroît, s'il levait la main sur lui, jamais le Breton ne le lui pardonnerait. Hector était incapable de l'envisager, d'évoquer des images pour justifier un tel acte. Quand il pensait à Arthur, il ne voyait que la lumière, la chaleur de son corps, ses mots abandonnés, dans la pénombre de cette église. Union, plaisir, réconfort, promesse de jours meilleurs.
Paradoxalement, alors qu'il était conscient qu'il aurait dû, pour leur bien à tous, mâter ces velléités de rébellion, il se sentit immensément soulagé. La violence qu'il avait crainte naturelle, inévitable, ne l'était pas. Il ne devait même pas museler, elle refusait d'affleurer d'elle-même. Arthur avait des propriétés magiques, qu'il convenait de préserver.
Tous le regardaient, cependant, suspendus à sa décision.
— Va pour Lancelot, annonça-t-il. Mais ensuite, nous montons.
Yann sourit, Nina ne cacha pas sa déception mais eut l'intelligence de ne pas protester. Arthur conserva son expression suspicieuse. Hector pria pour ne pas qu'il pose la question interdite, sur le destin des autres héros prisonniers, mais le jeune roi s'ancra dans son regard puis se contenta d'acquiescer.
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