67. Gone with the wind
Au cours de leur errance, Yann raconta à Nina ce qu'il savait de la situation dans les étages. Hector les écouta d'une oreille distraite, inquiet de ce qu'Arthur avait tiré de leurs échanges. Pendant quelques minutes, lorsqu'il avait reconnu un de ses chevaliers, le roi en lui s'était manifesté, exigeant, autoritaire, avant qu'il ne retombe dans la confusion. Sa respiration sifflait, la sueur marbrait ses tempes, coulait le long de ses joues et s'abimait dans le col de sa tunique, alors que la température ambiante ne le justifiait en rien. Loin de gagner en force à mesure qu'ils progressaient, Hector le sentait perdre pied.
Ce qu'il pensait lui-même des révélations de l'acteur, le Troyen n'en savait trop rien. Même si le corps avait changé, Yann Lefloch demeurait une personne réelle, amputée d'une partie de ses souvenirs mais animée d'une existence qui s'était vraiment déroulée. En cela, il n'était pas tout à fait identique aux EBA originales, dont l'histoire était fictive, peuplée d'êtres factices, sans attaches.
Au final, le plus affecté semblait être Théo, incapable de retrouver son calme, et que les sanglots étouffaient peu à peu. À la faveur d'une pause ménagée par le duo de tête, incertain du chemin à suivre, Hector se campa devant son petit frère et lui redressa le menton.
— Je vais t'ôter ça et en échange, tu vas éviter les éclats, d'accord ?
L'acteur hocha la tête et le Troyen le débarrassa de son bâillon. Pâris reprit sa respiration comme s'il était resté en apnée pendant une éternité.
— Il n'y a aucune raison que Miles t'ait remplacé, lui dit Hector. Aucune.
Théo renifla, les yeux baissés.
— Yann, balbutia-t-il. Il est sorti du complexe. C'est illégal.
Hector rit à mi-voix.
— C'est vraiment ça qui te perturbe ?
Pâris secoua la tête, ravala un gémissement.
— Nous étions amis.
Hector lui pressa l'épaule.
— Et vous l'êtes toujours.
— On y va ? demanda Nina.
Elle lui décocha un regard chargé d'inquiétude, il lui répondit d'un sourire. Pâris lui adressa une grimace avant de reprendre son chemin dans le sillage de ses collègues, la rebelle et l'inhumain.
Depuis la régie, Yann avait été le témoin privilégié de la panique en coulisses. Alors que Miles sortait de scène, abandonnant Achille derrière lui, il avait ordonné à Gavin Feldcorn de libérer Hector, pour que le duel prévu puisse commencer. Le réalisateur avait tenté de sensibiliser le maître de Légendes à la présence de Théo aux côtés du héros troyen, mais sans succès. Conformément aux directives de Miles, la porte s'était ouverte sur l'arène ensablée.
Comme les ondes étaient encore parasitées, il avait été décidé d'enregistrer le spectacle et de le diffuser avec un léger délai. Feldcorn tablait sur un décalage de dix minutes maximum, compte tenu des informations qui lui parvenaient du service technique, et avait procédé au montage en direct de la séquence, en habitué. Miles, de son côté, ne les avait pas rejoints : sa priorité était de contenir le mouvement de panique qui s'était emparé des nombreux invités, de les empêcher de quitter le site et d'aller colporter le dysfonctionnement à l'extérieur. Toutes les ressources, tant de sécurité que de communication, avaient été réorientées à cette fin.
Les événements s'étaient alors succédés à l'écran, stupéfiants. Théo offert en sacrifice à son ennemi, l'apparition de Daniel, l'attaque d'Achille, puis l'intervention d'un second Hector. Gavin était resté bouche bée, avait contacté Miles, et reçut l'ordre de gazer Lancelot et Rodrigue, par sécurité.
On avait alors appris que le système de caméras de surveillance, fraîchement installé, avait été piraté et désactivé. Gavin avait hésité, mais était resté à son poste pour gérer l'affrontement jusqu'au bout. Un duel magnifique, avec des enjeux spectaculaires, l'intervention de Cassandre, la lance récupérée par Pâris. Yann lui avait signalé que le service des paris sportifs serait inondé de plaintes pour ces irrégularités, mais Gavin semblait conquis par la beauté du combat.
Soudain, les alarmes indiquant une faille de sécurité majeure dans le complexe s'étaient mises à beugler et la salle s'était vidée de ses occupants, conformément à la procédure. Gavin avait supervisé leur départ tout en communiquant avec Miles en continu. Yann l'avait entendu vanter la qualité du duel, mentionner le second Hector, mais son regard était revenu à l'écran, où se déroulaient les derniers événements. La victoire d'Hector. Nina. Arthur. Puis Théo, le révolver à la main. Le discours de Nina.
Une déchirure dans le voile des derniers mois.
Secoué, Yann avait quitté son siège et fait mine de suivre le flot des évacués, avant de prendre la tangente. Il avait alors filé vers la chambre de Lancelot, tout en sachant qu'il était trop tard, que le chevalier avait été empoisonné par un gaz incapacitant qui le laisserait inconscient pendant de longues heures. Il l'avait trouvé assoupi dans son fauteuil, son repas encore tiède devant lui, et la pièce remplie d'une brume toxique.
Il n'avait pas revu Serena, supposait que c'était elle qui avait lâché Achille sur Miles, via les contrôles placés dans la tente dit "de survie", avant d'emprunter la sortie de secours pour s'enfuir.
Enfin, ils atteignirent leur destination. Face à la porte marquée d'une tête de taureau, semblable à celle qu'Hector avait franchie de l'autre côté du décor, le Troyen se détacha à nouveau d'Arthur.
— Est-ce que ça mène directement dans la salle où il combat d'ordinaire ? demanda-t-il à Nina.
— Je ne saurais dire. Le labyrinthe est réorganisé en permanence.
— Bon. Je vais passer devant, de toute façon.
— Prends le révolver.
— Non, je ne sais pas m'en servir.
Avant de s'engager dans l'escalier, il dévisagea les deux acteurs.
— Il va vous falloir des rôles. Tu seras... Artémis.
— Artémis ?
— Une déesse vaut mieux qu'une servante.
— Je n'en doute pas.
— Et tu seras... Jason.
Yann grimaça. Son visage blafard correspondait bien à leur mascarade infernale.
— À part qu'il a récupéré une peau de mouton quelque part, je ne sais rien de lui.
— Tout ce qui compte, c'est que ton nom le rassure.
Il jeta un regard vers Arthur, qui écoutait leur conversation, les traits crispés d'une inquiétude grandissante. Il détourna d'ailleurs vivement les yeux lorsqu'il réalisa qu'il était observé.
Hector s'approcha de lui, se rassura de constater que le jeune homme ne cherchait pas à se dérober.
— Mon roi, murmura-t-il. Je suis conscient de l'étrangeté de ces lieux, et des échanges que j'entretiens avec Dame votre soeur et Sire Galehaut. Je vous en conjure... Ayez foi. D'autres preux de grande... moralité sont prisonniers de ce maléfice et nous devons nous efforcer de les en délivrer. Mais... les voiles tissés devant leurs yeux nécessitent que nous empruntions nous-mêmes des chemins de traverse, pour un temps. La vérité... viendra plus tard. Nous devons parer au plus pressé.
Arthur l'avait écouté, les yeux légèrement écarquillés, la bouche entrouverte, comme si ce bref discours l'avait hypnotisé. Il papillonna des paupières puis hocha vivement la tête.
— Je suis perdu, avoua-t-il, avant de s'empourprer.
Le Troyen fut à nouveau frappé par la tension dans sa mâchoire, la transpiration qui lui maculait le front. Arthur avançait, stoïque, mais il souffrait. Hector réprima l'envie de soulever sa tunique, de voir ce qu'il y avait sous l'étoffe, exactement. Le roi breton ne tolérerait absolument pas cette familiarité et il s'abstint.
— Je m'en remets à vous, Sire Hector.
Face à cet aveu d'impuissance, une bouffée de fureur envahit le Troyen en miroir de son émotion, comme une vague qui engloutit son organisme, bloqua son souffle, échauffa ses tempes. Son désir d'étriper Miles se fit douleur physique, un feu suffoquant dans sa poitrine, ses épaules et son ventre. L'air lui manqua, il serra les dents pour empêcher un cri d'émerger, se força à respirer, à reprendre pied. Arthur comptait sur lui. Il devait maîtriser cette rage assassine, aussi justifiée soit-elle.
— Sire Galehaut...
Le principal intéressé se porta à leur hauteur.
— ... vous secondera en mon absence, poursuivit Hector, choisissant ses mots avec soin pour ne pas insister sur la vulnérabilité d'Arthur.
Ce dernier acquiesça, tendu, mais l'incertitude rayonnait sur son visage. Bien qu'il constitue un visage connu du roi, Galehaut avait passé les dernières minutes à deviser dans un langage incompréhensible avec Morgane, Arthur ne pourrait pas complètement lui faire confiance. D'autant qu'Hector était prêt à parier qu'il ne l'avait jamais vu en chair et en os avant aujourd'hui, seulement dans des souvenirs fabriqués.
— Sire, murmura Yann avec une révérence étudiée.
Bien que réticent, Arthur accepta son bras et Hector retourna vers la porte. Nina avait guidé Théo contre la paroi. Attaché comme il l'était, il ne pouvait lever la main assez haut pour débloquer le passage, mais Hector le saisit à bras le corps et le souleva jusqu'à la bonne hauteur. Il ne lutta pas, offrit sa paume sans qu'on l'exige, confirmant ce que le Troyen suspectait : l'acteur avait besoin de se dédouaner de l'inexorable, rien de plus.
La serrure céda dans un chuintement, Hector reposa Pâris sur le sol. À nouveau, Nina lui tendit le révolver. Il hésita. Peut-être pourrait-il avoir un effet dissuasif à défaut d'autre chose. Mais au moment où l'arme pesa dans sa paume, l'image de l'assassinat glacial de son double lui revint à l'esprit. La surprise sur son noble visage, son corps heurtant le sable dans un choc sourd. La manière dont le garde l'avait ensuite exécuté d'une balle dans la tête, quand il s'était avéré qu'il vivait encore.
Un frère jumeau, fauché, comme ça, comme une bête, en traître.
Une EBA dangereuse, qui avait forcé Pâris, un être humain précieux, mille fois plus que son frère artificiel, à entrer dans l'arène.
Une créature sanguinaire qui méritait la mort.
Quelque chose lui tordit les entrailles.
— Je ne peux pas, murmura-t-il d'une voix sourde.
Il rendit l'arme à Nina et grimpa les marches sans se retourner.
Au sommet, la paroi dissimulée s'ouvrit sans difficultés, d'une simple pression sur un levier. Le Troyen déboucha dans une alcôve du labyrinthe obscur et s'immobilisa, écoutant le silence. Aucun murmure. Aucun froissement. Rien.
Il sut dans l'instant que ceux qui s'étaient trouvé là n'y étaient plus. Ni Leo, ni Thésée, ni Marco, et bien sûr pas cette maudite Serena. Il échappa au cul-de-sac, tâta les murs jusqu'à trouver le fil d'Ariane, et le suivit à pas vifs, retraçant le parcours effectué sans doute moins d'une heure plus tôt. La rotonde se révéla dans la lumière des torches, briques accidentées, sol sablonneux, déserte.
Non.
Un corps gisait face contre terre, le long du mur opposé. Le gamin, Marco. Peut-être était-il simplement endormi, Leo lui avait donné une potion pour tempérer son angoisse, mais Hector trouvait sa position peu naturelle, et il traversa la salle pour se pencher sur lui.
— Il est vivant ?
La voix de Nina le fit sursauter.
— Oui.
Mais tout juste, s'il devait en juger sur base de ses maigres connaissances. Le souffle de l'adolescent chuintait entre ses lèvres, du sang avait coulé de ses narines et formait des sillons noirs sur son menton.
— Où sont les autres ? gémit Nina.
— Je n'en sais rien.
Serena les avait devancés.
Il retourna doucement Marco, à la recherche d'une blessure, mais il ne saignait pas du corps. Une ecchymose sombre lui marquait la tempe droite, un cercle légèrement enfoncé. Il avait été frappé avec violence, sans doute du pommeau d'un glaive, quand Thésée avait décidé de le neutraliser. Une chance qu'il ne se soit pas servi de la lame, peut-être, mais Hector se souvenait des mots de Leo, sur le danger d'assommer quelqu'un, sur la blessure invisible, la mort possible qui pouvait en résulter.
Le reste du petit groupe déboucha derrière eux, dans un concert de murmures et de froissements.
— Il est mort ? répéta Théo, en écho de Nina.
— Non, lui dit-elle. Juste dans les vapes.
— Il a l'air mal en point, remarqua Yann.
Hector se redressa.
— Il faut fouiller le labyrinthe, vérifier qu'Hécate ne s'y trouve pas, ensuite nous...
— Girflet ?
La voix d'Arthur, stupéfaite, l'empêcha de poursuivre. Le roi breton glissa dans le sable à ses côtés et posa la main sur l'épaule de l'adolescent. La surprise qui colorait son visage se mua en colère en un battement de cils. Hector attrapa son poignet avant qu'il ne secoue le blessé. Arthur lui retourna un regard furieux, mais le Troyen maintint sa prise.
— Il ne s'éveillera pas de la sorte, majesté, annonça-t-il d'une voix ferme.
— Qui a osé... lever la main sur mon écuyer ? gronda-t-il.
Hector ne sut comment lui répondre.
— LEO ! appela brusquement Nina. LEO, TU ES LÀ ?
Les chances étaient nulles, en réalité, Hector en était conscient. Elle avait pu chercher à s'enfuir lorsque Thésée avait attaqué Marco, mais le plus probable était qu'elle avait été prise en otage par Serena. Il pria pour que Nina ne tombe pas sur son cadavre au détour d'un cul-de-sac.
— Il a besoin de soins médicaux, intervint Yann. D'urgence, à mon avis.
Les traits d'Arthur reflétaient désormais un désarroi horrifié.
— C'était mon rôle de le protéger, lâcha-t-il.
Ce gosse te méprisait, songea Hector. Il aurait foulé ton cadavre du pied et pris une photo.
— Nous ne pouvons rien faire pour lui. Nous devons repartir.
— Repartir ? s'offusqua Arthur. Sûrement Morgane...
— Morgane ne peut rien. Les maléfices du Malin nous dépassent. Nous devons retrouver Hécate en priorité.
— LEOOOOO ?
Nina était retournée dans le labyrinthe, armée d'une de leurs torches. Yann s'était écarté et balayait la rotonde de son propre faisceau.
— Il va mourir, si nous ne faisons rien, reprit Arthur.
— Je sais, mais...
— Ce garçon était ma responsabilité, je me suis engagé à l'instruire.
La voix d'Arthur vibrait d'une rage tout juste maîtrisée.
— Je ne peux pas l'abandonner. Jamais je ne ferai une chose pareille. Jamais.
Ce foutu sens de l'honneur, dans un moment critique.
— Je sais.
Hector se releva, poings sur les hanches. Yann s'était accroupi près du mur et semblait farfouiller dans le sable, Nina déboucha dans la pièce, tremblante d'angoisse, bredouille. Contre un mur, Théo vacillait, les larmes roulant à nouveau sur ses joues, comme s'il avait un océan entier à déverser.
— Théo.
L'acteur sursauta dans un glapissement et le fixa, hanté.
— Nous allons te libérer. Tu iras chercher de l'aide pour Girflet. Nous avons Sire Galehaut avec nous, tu n'es plus nécessaire.
Le prisonnier ne protesta pas, opina du chef avec vivacité. Hector sentit son coeur se serrer de le voir accepter cette porte de sortie avec une telle précipitation. Son petit frère. Il avait la certitude douloureuse qu'il ne le reverrait jamais. Un soupir lui ébranla la poitrine, il épongea une émotion malvenue d'une main nerveuse, puis s'approcha de lui et lui détacha les mains. Il résista à l'impulsion de l'étreindre, de lui souhaiter bonne route.
— Vas-y. Sa survie dépend de ta célérité. Miles... te remerciera sûrement d'avoir préservé son neveu.
Théo parut incertain, un seconde.
— Et vous...
— Nous serons partis avant ton retour.
Le jeune acteur pinça les lèvres, acquiesça, et recula. Il échangea un regard avec Yann, avec Nina, puis déguerpit dans le couloir qui menait à la sortie. Ses pas s'éteignirent rapidement, mais ils entendirent le chuintement du sas, au moment où Théo Perkis regagnait le monde réel.
Hector maîtrisa un tremblement, le saignement de son coeur, un sentiment de perte insupportable.
— Il connait nos intentions, remarqua Nina, acide.
— Pas précisément. En route.
Il tendit la main à Arthur. Celui-ci regarda encore l'adolescent prostré, lui caressa le visage, puis accepta l'aide du Troyen et se remit debout. Yann les rejoignit, la paume ouverte.
— J'ai trouvé ça.
Une dizaine de pilules blanches, bleues, rouges. Le trésor d'Hécate, abandonné derrière elle.
Un présent de la déesse.
S'ils arrivaient à en user.
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