66. Ghost in the shell

Ils poursuivirent leur progression dans les couloirs silencieux. Devant, Nina soutenait Théo dont l'équilibre paraissait de plus en plus précaire. Elle ne l'abandonnait que pour manipuler les leviers cachés qui permettaient de modifier le tracé du sous-sol. Des parois qui paraissaient pourtant solides s'escamotaient alors dans les murs pour leur permettre d'accéder à de nouveaux tunnels.

La rencontre entre Hector et Arthur s'était produite de la sorte : quelqu'un avait, volontairement ou par erreur, ouvert le mauvais passage au mauvais moment, amenant deux parcours parallèles à se croiser. Max n'avait jamais avoué en être responsable, et Nina semblait avoir agi par pure opportunité. Une troisième force pouvait être à l'oeuvre, ou alors simplement une erreur humaine provoquée par l'urgence.

De ce que le Troyen avait compris, un groupe d'agitateurs avait infiltré le public qui assistait au duel d'Arthur, forçant l'évacuation du plateau. Lui-même avait été en pleine conversation avec Pâris quand ce dernier l'avait convaincu de se mettre en sécurité. Pour un motif absurde, à la réflexion, qu'il avait sans doute dû improviser. À le voir tituber dans la poussière, il était clair qu'il n'avait rien à voir avec les événements.

Une porte se dessina bientôt sur leur gauche, marquée d'un V pourvu de petites ailes. Nina s'immobilisa un instant, songeuse, puis fit demi-tour et les ramena en arrière.

— Nous sommes perdus ? demanda Hector.

— Pas complètement, murmura-t-elle. Mais je dois réfléchir un moment.

Elle appuya ses paumes contre ses orbites, tandis que Pâris glissait sagement sur le sol. Hector s'interdit de le regarder, craignant une bouffée de compassion dont il ne saurait que faire. Arthur vacillait contre son bras, et s'appuya bientôt à son épaule pour trouver davantage de soutien. Là aussi, Hector se garda bien de jauger son état. Retrouver Leo et ses potions magiques devenait plus pressant à chaque seconde. Il le percevait dans sa propre lassitude, une raideur dans la nuque, un lourdeur dans les jambes, une tension au coeur du ventre. Il baissa les yeux sur son bandage, mais Nina l'avait confectionné dans sa robe sombre, et on n'y distinguait rien.

— Par ici, déclara finalement la jeune femme, d'un ton résolu.

Il lui emboîta le pas, sans parvenir à se convaincre qu'elle ne jouait pas un rôle destiné à le rassurer. L'épuisement aurait raison d'eux aussi efficacement que les balles, et sans violence.

Mais alors que Nina écartait une nouvelle cloison, une silhouette se figea brusquement dans le faisceau de leurs torches.

Hector demeura stupéfait face à la créature difforme que révélait la lumière. Les yeux énormes et globuleux, la peau de cuir et le rostre allongé, elle n'était pas plus haute qu'un homme. Sous cette tête affreuse, elle portait une tunique d'allure médiévale, similaire à ce qu'Arthur avait sur les épaules.

— Ne bouge plus ! vociféra Nina.

Le monstre s'était immobilisé, mains levées, dos au mur, et sa propre torche gisait sur le sol. Nina brandissait le révolver, la poigne tremblante. Si elle n'avait jamais usé de ce type d'objet, elle faisait parfaitement illusion.

— Est-ce que tu es seul ?

La créature hocha vivement la tête et Hector réalisa subitement qu'il s'agissait d'un masque étrange. Son stress retomba, le laissant assourdi, le souffle court. Dans le creux de son coude, les doigts d'Arthur se relâchèrent en miroir.

— Qu'est-ce que tu fais là ? poursuivit la jeune femme, d'un ton sec.

Le masque réduisit la réponse à un borborygme étouffé. L'intrus désigna son visage dissimulé d'un doigt prudent. Nina assura sa prise sur le pistolet, écarta légèrement les pieds pour s'offrir une meilleure stabilité.

— D'accord, enlève-le. Mais ta main gauche ne bouge pas, et ensuite, tu relèves la droite.

L'homme acquiesça et s'exécuta avec lenteur, comme pour prouver sa bonne volonté. Il tâtonna dans sa nuque, puis arracha ce qui lui couvrait la face et le jeta dans la poussière. Hector mit quelques secondes à le reconnaître. Il s'agissait de Patrocle. De l'acteur qui l'incarnait, plutôt. Yann Lefloch, le visage toujours blanchi par le maquillage. Nina ne broncha pas, elle l'avait manifestement reconnu depuis un moment. En revanche, Pâris émit un gémissement étouffé et tomba à genoux. Lefloch lui jeta un regard rapide, teinté d'angoisse, mais revint à Nina.

— Alors ? Qu'est-ce que tu fais là ?

— Nina, je suis de votre côté, répondit-il d'emblée.

Elle lâcha un rire peu convaincu.

— Réponds à la question.

— Je venais voir Lancelot. Voir si je pouvais... faire quelque chose.

— Faire quelque chose comme quoi ?

— Le sortir d'ici, je suppose. Comme tu l'as fait avec les tiens.

Il croisa le regard d'Hector, fila sur Arthur. Ce dernier se raidit dans un sursaut.

— Sire Galehaut ? lâcha-t-il, incrédule.

— Mon Roi, répondit Lefloch, avec une légère révérence, mais sans oser baisser les bras.

Nina grimaça, Hector sentit Arthur se détacher de lui.

— Est-il arrivé quelque chose à Lancelot ? A-t-il besoin de notre aide ?

Sa voix s'était chargée d'une vibration inquiète. En face de lui, l'acteur parut déstabilisé, quêta un signe chez Nina, mais elle paraissait tout aussi décontenancée.

— Il... dort profondément, votre majesté, admit-il finalement. Un maléfice l'a frappé en traître. J'ai essayé de le réveiller mais je ne suis pas de taille à lutter.

— Vous l'avez abandonné derrière vous, l'accusa Arthur, d'un ton qui gagna en puissance, en colère.

— Je n'aurais rien pu faire, Votre Majesté, se défendit Galehaut. Il est trop lourd pour que je le porte, nos ennemis sont nombreux en ces murs, et... tant qu'il dort, il est... protégé. Seuls les éveillés sont en danger.

Un sourire las gagna ses traits blafards.

— Mais je vous ai trouvés. Ensemble, nous avons une chance de le libérer.

— Menez-moi à lui, ordonna Arthur.

— Non, intervint Nina. Nous devons d'abord retrouver Hécate.

Le visage de Lefloch refléta sa confusion. Sous ses doigts, Hector sentit Arthur se tendre. Il devina l'imminence du désastre sans parvenir à l'endiguer.

— Tu es magicienne, toi aussi, gronda Arthur. Capable de bien pire que d'endormir un homme. Vas-tu te détourner de Lancelot, toi qui l'as autrefois ensorcelé ? Je n'en suis guère surpris, mais je n'ai pas à t'obéir.

Malgré sa faiblesse, il se dégagea du soutien d'Hector et fit un pas en avant. Le Troyen tenta de le retenir, mais l'éclat dangereux qu'il découvrit dans ses prunelles l'en dissuada.

— Arthur, souffla Nina. J'ai le même désir que toi d'aider Lancelot, mais nous avons besoin des sortilèges d'Hécate. Ma magie ne peut rivaliser avec celle du Malin. Nous rendre au chevet de Lancelot sans remède à sa torpeur... serait perdre un temps précieux, alors que les sbires de notre ennemi nous traquent.

— Votre soeur a raison, mon roi, renchérit alors Galehaut. Morgane n'est pas de taille à défaire l'emprise qui s'est abattue sur notre ami. Si elle connait une enchanteresse capable de lui venir en aide, c'est auprès d'elle que nous devons nous rendre, et sans tarder. Vous savez qu'il est mon plus cher ami, mon frère, l'homme que je suivrais au bout du monde. Je ne vous enjoindrais jamais à l'abandonner.

Nina renifla avec mépris. Adossé au mur, le souffle difficile, Arthur les dévisagea l'un et l'autre. Morgane avec méfiance, Galehaut avec indécision. Puis son regard les abandonna, frôla une seconde Théo, se planta dans celui d'Hector.

Ce dernier y lut une question tue, un besoin d'assurance, le signe, à nouveau, d'une foi déstabilisante. Sans hésiter davantage, le Troyen opina du chef.

— Sans Hécate, nous sommes démunis, votre majesté.

Arthur fronça les sourcils, pinça les lèvres, puis acquiesça à contrecoeur.

— Très bien.

Nina souffla et baissa son révolver, avant de le relever aussitôt. Lefloch n'avait pas bougé.

— Ça ne me dit pas pourquoi, grogna-t-elle. Pourquoi maintenant, comme ça. Lancelot, quoi ? 71 ?

Lefloch esquissa un sourire contraint.

— Parce que je t'ai entendue et j'ai vu la lumière.

— Avons-nous le temps ? souffla Hector.

Il avait rejoint Arthur et ce dernier avait accepté son épaule avec un soulagement manifeste. Nina lui jeta un coup d'oeil tendu.

— Hector, aucun d'entre eux n'a jamais bronché. Aucun. Nous ne pouvons pas lui faire confiance. Depuis des années, il mène ses meilleurs amis à la boucherie. Il ne joue pas les antagonistes, il joue les confidents, les frères d'armes, les amants. Lancelot, Roland, Achille, ces hommes... ont foi en lui, l'aiment inconditionnellement. Et chaque fois, il les trahit. Sans le moindre regret.

— Qu'est-ce que tu en sais, au juste ? l'apostropha l'acteur. J'aurais pu dire la même chose de toi, il y a une semaine.

— Tu es là depuis le début, Yann. Depuis deux ans. Tu n'as jamais rien fait. Pire, tu t'es arrangé pour obtenir un maximum de rôles importants. Tu brigues celui d'Odon de Bayeux !

— Je sais. Je ne suis pas fier. Et tu as raison, je n'avais pas compris. Mais je suis en formation deux fois par semaine, tu sais ça ? Deux fois par semaine, je dois me plier au programme de désensibilisation. Et tu sais comment il fonctionne, ce programme ? Tu veux les détails, des électrodes, des injections ? De ce qu'on ne donne à voir, jusqu'à saturation ? Des discours que je connais par coeur, que je déclame dans mon sommeil, sans m'en rendre compte ?

— Tu l'as accepté.

— Comme toi. Sans savoir. Et ensuite il était trop tard. J'étais endoctriné.

Elle secoua la tête, le révolver toujours pointé.

— Alors explique-moi ce qui a changé, au juste. Pourquoi ce formatage si bien calibré a flanché, aujourd'hui, comme par hasard ?

— Parce que je t'ai entendue, dans l'arène. J'étais dans la régie, tout y était retransmis. J'ai entendu ce que tu as dit... sur Miles, sur ce qu'il était capable de faire... Et... tout s'est éclairé.

Son regard se fit subitement distant, ses épaules s'affaissèrent.

— Je crois... Je sais. Qu'Achille m'a tué, en février, pendant la dernière rotation. On a prétendu que j'avais été secoué par son pétage de plombs, quand il a déraciné la tente, que je me suis fait une vilaine commotion en tombant mais... depuis, je ne suis plus le même. Je n'ai plus besoin de mes lunettes, mes cicatrices de varicelle ont disparu, mon ulcère au colon s'est volatilisé. Et je ne me souvenais pas de Lola, alors qu'elle est tout pour moi... Les oublis des dernières semaines, toutes ces choses qu'on m'a dites, que j'ai faites, et dont je ne me rappelais pas... Les souvenirs confus de ma jeunesse, comme le déroulé d'un curriculum vitae, sans images, sans émotions. J'ai attribué ça à... la commotion, à un stress post-traumatique... Je n'ai pas osé en parler, à personne, j'avais peur de ce que Miles m'imposerait s'il pensait que j'étais en train de perdre la boule.

Il secoua la tête pour lui-même, les yeux perdus dans le vide.

— Je pense que Miles a pressenti qu'Achille risquait de déraper. Tout le monde le sentait venir. Alors il m'a préparé un remplaçant. Lui a préparé un remplaçant. À Yann Lefloch. En décembre et janvier, il m'a imposé de voir un psy, pour mon équilibre mental, disait-il, à qui j'ai dû raconter toute ma vie... Mais en fait, ils n'ont pu reproduire que ce qu'ils savaient de moi, pas ce que je leur avais caché : ma relation avec Lola et tout ce que je lui avais confié.

Un sourire douloureux anima ses lèvres blafardes.

— J'ai un souvenir très clair de la période qui a suivi l'accident, à la clinique, puis le voyage au Japon, quand Miles m'a embarqué pour la tournée promotionnelle, soi-disant pour me changer les idées. Je n'ai jamais été en clinique, jamais été au Japon. Je n'apparais d'ailleurs sur aucune photo, aucune vidéo, seulement sur le matériel promotionnel officiel, où on a pu aisément rajouter mon image. Mais, en vérité, personne ne m'a vu. Aucun fan, aucun curieux. J'étais, j'en suis sûr, en train de maturer dans une cuve de la tour Est. Avec eux. Alors je sais que leurs souvenirs sont factices, mais si je ressens ce que je ressens... alors eux aussi. Yann Lefloch a peut-être mené ses amis à la boucherie, mais je ne le ferai pas.

Il releva un regard brillant sur Nina. Elle avait baissé son arme et elle franchit les quelques mètres qui les séparaient pour venir l'étreindre.

— N'ai pas pitié de moi, Nina, souffla l'acteur. Ce qui m'arrive... Ce n'est que justice. Je suis toujours Yann Lefloch, un salaud de première qualité. J'ai livré mes amis au pire, cent fois, tu as raison. Laisse-moi vous aider. Les aider. Après, tu pourras me flinguer, je le mérite.

— Tais-toi, murmura-t-elle.

Hector relâcha sa respiration. Pâris, sur le sol, paraissait halluciné, les joues ruisselant de larmes.

— Je ne comprends rien, avoua Arthur.

Le Troyen ne put s'empêcher de rire.

— Je ne vous blâme pas, mon roi, souffla-t-il.

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