65. Back to the future
Ils dépassèrent les ultimes colonnes, les derniers pans de murs écroulés, et atteignirent l'écran sur lequel le paysage virtuel était projeté. Une mince fente dans la toile leur permit de gagner les coulisses, entrelacs de structures métalliques et de câbles traîtres, à peine éclairés par des lumières de secours. Nina et Théo menaient la marche, Hector suivait en soutenant Arthur.
Ce dernier n'avait pas desserré les lèvres depuis qu'ils s'étaient mis en mouvement mais ses yeux virevoltaient sur l'environnement avec fièvre. Le Troyen reconnaissait l'expression tendue qu'il avait arborée juste après leur première évasion, lorsqu'il tentait d'appliquer son savoir à un univers bouleversé. Il s'était montré résilient, alors, en dépit de tout. Il survivrait cette fois encore.
— Nous pouvons passer par le décor souterrain, murmura Nina à Théo. Pour rejoindre le labyrinthe, c'est le plus simple et le moins risqué.
— Tu connais le chemin ? demanda-t-il, la voix rauque. S'orienter là-dessous, c'est l'horreur.
— Je me débrouillerai. Je visualise où on est et où on doit aller. Ça devrait suffire.
La silhouette de Théo hocha la tête. Un peu plus loin, il s'immobilisa devant un petit écran grisé. Hector lui tendit le badge, qu'il passa dans une fente, puis il posa la main sur l'écran. Le Troyen retint son souffle. Si quiconque avait été témoin des dernières minutes, peut-être avait-il déjà bloqué les accès de l'acteur. Coincés dans l'arène, ils seraient aisément cueillis par les hommes de Miles, dès qu'ils en auraient l'envie ou le temps.
Un claquement venu du sol lui permit de relâcher sa respiration. Théo s'accroupit pour soulever une trappe et un trou noir s'ouvrit sous leurs pieds.
— Il nous faudrait une torche, murmura Nina.
— Il y en a dans le kit d'urgence.
Théo s'était penché sous l'écran. Il fit coulisser la porte d'une petite armoire, attrapa un objet cylindrique et le tendit à Nina. Une seconde plus tard, un rai lumineux, puissant, en jaillissait.
— En voilà une deuxième, poursuivit Théo, en la confiant à Hector.
— Prends aussi la trousse de secours, ajouta Nina.
Hector capta le regard aigu qu'elle lui lança avant de se détourner. D'une main inquiète, il se frôla le flanc. L'étoffe était humide mais pas détrempée. Il y puisa un semblant de réconfort, mâtiné d'inquiétude : malgré l'absence de douleur, il saignait toujours.
Le faisceau des torches leur révéla que le conduit n'avait que quelques mètres de profondeur. Des barreaux de fer leur permirent de descendre jusqu'à une paroi que Nina escamota d'une courte manipulation, avant de se laisser tomber, prudemment, dans le tunnel.
Hector reconnut son allure de souterrain ancien aux murs de roche taillée : il l'avait arpenté le jour où tout avait basculé. Reliant les divers plateaux, il permettait sans doute de ramener les combattants dans leurs cellules en cas de pépin en surface. Une lumière chaleureuse, discrète, nimbait les lieux, émanant de l'interstice entre le plafond et les pierres. Le prince troyen aida Arthur à se réceptionner dans le couloir silencieux. Si une crise était en cours dans les hauteurs, elle semblait épargner les profondeurs.
Nina parut songeuse, puis se dirigea vers la droite, Théo dans son sillage. Hector avait à moitié imaginé que le jeune acteur tenterait de leur fausser compagnie une fois la porte ouverte, mais il semblait mû par une énergie paradoxale, contrecoup de son effondrement. Sa démarche, cependant, restait celle d'un homme ivre.
De son côté, Arthur reflétait toujours un mélange de fatigue et d'intense réflexion, mais il ne posa aucune question, se contentant d'un léger frisson lorsqu'ils se remirent en route. Malgré leur nature de combattants génétiquement modifiés, les deux EBA furent rapidement distancées par les humains auxquels la frayeur semblait donner des ailes.
— Leur faites-vous confiance, Sire Hector ? demanda Arthur à mi-voix, tandis que Nina et Théo les attendaient plus loin dans le couloir.
— Oui, répondit le Troyen, surpris par la formulation.
Qu'Arthur s'en remette à lui était inespéré, car il n'était pas au bout de ses surprises. Cette confiance s'avérerait de plus en plus nécessaire à mesure que l'étrangeté du réel les rattraperait.
— Nous avons deux problèmes, annonça Hector, en arrivant à hauteur des comédiens.
— Seulement deux ? railla Théo, avant de noyer son visage dans une paume dépitée.
— Lesquels ? demanda Nina.
— C'est Ariane – Séréna – qui m'a permis d'approcher Thésée.
Théo rit à mi-voix, mais Nina continua à le fixer sans broncher, comme si l'information n'avait guère d'importance. Seul un pli à la commissure de ses lèvres trahissait son inquiétude légitime.
— Elle semble vouloir la chute de Miles...
Nina grimaça d'incrédulité.
— Elle prétend qu'il l'a piégée, d'une manière ou d'une autre.
La jeune femme ne parut pas plus convaincue, il haussa les épaules. Que Serena l'ait manipulé pour qu'il affronte Achille demeurait une possibilité, il le savait.
— Quoi qu'il en soit, je ne sais pas où elle a disparu. Elle m'a faussé compagnie dans le campement grec et il est possible qu'elle soit retournée au labyrinthe... Avec l'emprise qu'elle a sur Thésée, elle a pu... neutraliser Leo et Marco.
— Attends. Marco ? Marco Perrota ? demanda Nina, stupéfaite.
— Oui.
— Qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans ?
— Nous nous sommes servis de lui pour franchir la sécurité. Ensuite... nous l'avons pris en otage, je suppose. Même si Serena a sous-entendu que Miles n'y était guère attaché et qu'il ne nous servirait à rien.
Théo émit un rire grinçant.
— Il va tous nous tuer, souffla-t-il.
— Et si Serena n'est pas retournée voir Thésée, nous aurons un autre problème, poursuivit Hector. Je lui ai promis de la protéger dans le royaume d'Hadès. Revenir sans elle... Il risque de ne pas apprécier.
Nina relâcha un bref soupir.
— Mais Leo est sous sa garde, si j'ai bien suivi.
— Hécate, oui. Sous sa protection.
— Hécate ?
— Il lui fallait un statut... pour qu'il la respecte.
— Vous êtes venus... juste vous deux ?
Hector hocha la tête, Nina se massa le front du bout des doigts.
— Alex nous a aidés. Max était contre. Leo voulait venir te chercher. Mon objectif était... de l'aider mais aussi de les libérer tous. Les six derniers survivants.
Cette fois, la jeune femme parut défaite.
— Hector... C'est de la folie. Regarde ce qu'il nous est arrivé... à moi... à...
Elle jeta un coup d'oeil vers Arthur, furtif.
— Je sais, reprit le Troyen. Mais cette fois, les Devereux mènent une opération de leur côté. Je n'en connais pas la nature mais je suis sûr que Leo en sait plus. C'est d'ailleurs sûrement la raison pour laquelle nous avons encore la liberté de circuler : les forces de Miles ont d'autres chats à fouetter.
Même si c'était un signe inquiétant, en réalité : Alex avait espéré le contraire, que les EBA attirent l'attention de Miles pendant qu'elle lui portait le coup fatal.
Nina prit une profonde inspiration, ferma les yeux une seconde, comme si elle devait assimiler ce déferlement d'informations. Elle rouvrit les paupières.
— Tu peux oublier Lancelot et Rodrigue. Dès que les choses auront dérapé à Troie, ils les auront gazés. Et les autres dorment. Profondément.
— Lancelot ? intervint alors Arthur. A-t-il besoin de notre aide ?
Le visage de Nina se froissa.
— Leo peut les éveiller, déclara Hector. Elle l'a fait pour Thésée.
Il s'adressa à Arthur, dont il percevait la tension, un début de colère. Malgré son état, il restait roi, et ne se laisserait plus longtemps ignorer et balader comme s'il était quantité négligeable.
— C'est une enchanteresse puissante, qui dispose de sortilèges de guérison. Elle pourra ramener à la vie ceux qui ont été ensorcelés.
— Est-ce que vous êtes sérieusement en train d'imaginer... libérer des EBAs dans les couloirs de Légendes ? demanda subitement Théo, le ton aigu, chargé d'un début d'hystérie. Des guerriers assoiffés de sang ?
Hector esquissa une grimace. Il aurait aimé pouvoir parler à Nina loin de toutes ces oreilles curieuses, de Théo, d'Arthur, qui ne mesuraient rien et risquaient de compromettre leur fuite.
— Ne t'occupe pas de ça, intervint Nina. Contente-toi de nous ouvrir les portes.
Théo fondit en larmes entre ses paumes, juste reflet de son état émotionnel. Hector posa une main compatissante sur son épaule, mais cette fois, le jeune homme le repoussa.
— Je ne fais pas ça, je ne vous aide pas à libérer des monstres, non, gémit-il. Non, il n'en est pas question. Sans moi. Jamais.
— Te font-ils l'effet de monstres ? s'exclama Nina, agacée. Regarde-les, bon sang, Théo !
Mais l'acteur avait reculé contre le mur et semblait évaluer par quel côté il avait le plus de chances de pouvoir fuir, le blanc des yeux paniqués trop apparent dans la lumière ténue. Hector réalisa que s'il filait, le rattraper serait difficile : Nina était encombrée par sa robe, Arthur vacillant, et lui-même ne pouvait pas continuer à ignorer sa blessure. Il détacha doucement Arthur de son épaule.
— Que lui arrive-t-il ? demanda le Breton, inquiet.
— Il a peur, expliqua Hector. Il est aveuglé par les maléfices du Diable et ne nous voit pas tels que nous sommes.
— Nous n'avons besoin que de sa main, murmura alors Nina d'une voix sourde.
Hector se félicita de n'avoir finalement récupéré aucun des deux glaives. Il n'avait aucune envie de savoir ce que Nina sous-entendait. Ils avaient besoin de Théo, absolument, mais ce dernier leur échappait de minute en minute. Le Troyen échangea un long regard avec elle, elle parut incertaine, désolée, puis hocha la tête.
Hector se força alors à voir Théo – Pâris – sous le jour le plus sombre possible, son frère stupide, égoïste, inconséquent, un acteur, inconnu, qui l'était tout autant. Il musela ses scrupules, son impression d'enfreindre un interdit, de trahir ce qu'il avait de plus précieux, et fondit sur lui.
Le maîtriser ne prit que quelques secondes. Surpris par son attaque soudaine, le jeune homme poussa des cris aigus et tenta de se débattre, mais il n'avait ni la force, ni les aptitudes pour se mesurer à lui. Quand il heurta Hector droit dans sa blessure, ce dernier lui repoussa la tête contre le mur d'un réflexe brutal. Sonné, l'acteur cessa aussitôt de gesticuler et se mit à gémir. Sans s'en émouvoir, le Troyen le retourna, lui lia les mains dans le dos à l'aide sa propre ceinture, puis le baillonna d'une bande de tissu déchirée dans son chiton. Il le redressa par l'épaule et le poussa en avant. Théo vacilla sur ses jambes, lui décocha un regard terrifié, mais ne chercha pas à se dérober.
— Comme ça tu pourras te rendre utile sans te sentir coupable, grommela Hector, le coeur battant.
Il était furieux d'avoir dû en arriver là, de la facilité avec laquelle il avait succombé à cette bouffée de violence. Furieux sur lui-même, furieux sur Pâris, sur Miles, le monde entier. Combattre Achille ne lui avait rien appris.
Un guerrier assoiffé de sang.
Il ne voulait pas penser que Théo ait raison, qu'il ne puisse prétendre à rien d'autre.
Nina se pencha pour récupérer le badge tombé dans la poussière. Elle lui effleura ensuite le bras, lui adressa un regard empli de douceur, d'une empathie précieuse en cet instant douloureux. Il tempéra sa respiration, passa une main lasse sur son visage, puis tendit le bras à Arthur. Ce dernier s'y appuya mais Hector surprit une étincelle de crainte dans ses yeux clairs.
Théo tituba sur les traces de Nina sans attendre d'y être forcé. Peut-être était-il réellement soulagé d'être privé de son libre-arbitre, contraint à les aider quoi qu'il puisse en penser.
Il était bien le seul.
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