63. Eternal Sunshine of the Spotless Mind

Hector aurait aimé ne rien ressentir, ou seulement le chagrin d'avoir eu à tuer l'un des siens, une créature aux aspirations dévoyées, victime d'un gavage de cerveau élaboré. Mais Achille n'avait jamais été qu'Achille et Serena avait raison, lui-même restait, en dépit de tout, Hector de Troie.

Il ressentit donc un immense soulagement.

Du bonheur peut-être. Une fierté profonde, délicieuse.

Il avait défié le destin, renversé le cours de l'histoire, tué Achille.

Il eut honte, brièvement, s'empêcha d'esquisser un geste de victoire ridicule, recommanda l'âme de son adversaire aux dieux.

Son frère, sa soeur, des imposteurs, vivants, il avait envie de les serrer contre son coeur, de leur promettre la lune, d'arpenter les rues de Troie en héros.

Rien de tout cela n'était réel.

Il ferma les yeux, imagina cet instant merveilleux, fantasmé, la liesse et le triomphe, un peuple uni dans la joie, une cité sauvée, un héros victorieux.

Une conclusion parfaite.

À tout jamais hors d'atteinte.

Perdue.


— Tu es blessé.

La main froide de Nina contre ses côtes le rappela à la réalité. Elle pressait sa plaie de la paume, le sang suintait entre ses doigts.

— C'est superficiel, je ne sens rien.

Ce qui ne voulait rien dire, en vérité.

— Leo pourra regarder.

Même si docteur Leo n'en était pas un.

— Leo ? Elle est ici ? s'étonna Nina, les yeux soudain écarquillés de frayeur.

— Oui, sous la protection de Thésée, dans le labyrinthe, nous devons les rejoindre au plus vite.

En espérant que Serena ne les avait pas précédés pour retourner l'Athénien contre eux. Hector ne voulait pas l'envisager, pas tout de suite, alors qu'il reprenait à peine son souffle. Son regard balaya l'arène pour s'arrêter sur l'étroite cage où Arthur était toujours enfermé. Il fit un pas dans sa direction mais Nina s'interposa.

— Attends. Il faut arrêter le saignement.

Elle termina de déchirer le bas de sa robe déjà malmenée puis écarta les pans du chiton détrempé par le sang d'Achille, le sien, mélangés. Hector avisa le drap noir que Nina avait abandonné plus loin dans le sable. Il aurait dû se dépouiller de sa tunique souillée mais l'énergie lui manquait. Il garda les yeux fixés sur Arthur tandis que la jeune femme s'affairait sur son ventre. Le glaive l'avait touché sur le flanc gauche, il percevait la pulsation de son cœur directement dans la blessure, mais aucune souffrance. La bénédiction d'Athéna, une fois encore.

— Avant... avant de lui parler... murmura soudain Nina.

Elle releva les yeux sur lui, la main sur son torse enrubanné.

— Je ne crois pas qu'il te reconnaîtra, Hector, souffla-t-elle. Miles a perturbé sa mémoire des derniers jours. Il voulait qu'il oublie tout ce qu'il a découvert, qu'il retourne dans son rôle, même si c'était pour quelques heures, avant de le tuer. C'était pour me punir moi, pas lui, parce que lui, il n'y peut rien, mais...

Elle secoua la tête, se frotta les yeux d'une main.

— Je suis désolée pour tout ça.

— Ath... Alex va le soigner, murmura Hector avec conviction. Dès que nous serons sortis d'ici.

Il saisit doucement la jeune femme par les épaules, l'écarta de sa trajectoire, et approcha du prisonnier. Nina se glissa dans son ombre comme une souris fébrile. Prudent, le Troyen s'immobilisa à quelques pas.

Replié dans le fond de sa cage minuscule, le roi breton reflétait un mélange d'épouvante et de détermination, en vagues qui lui crispaient les sourcils, la mâchoire, et la pellicule d'eau trouble sur ses prunelles bleues révélait l'étendue de son épuisement et de sa souffrance. Il ne portait qu'une tunique et ses chevilles étaient entravées.

— Que comptait-il en faire ? demanda Hector, déstabilisé.

— Vendre un duel aux enchères. Arthur contre le plus offrant. Un combat truqué, bien sûr... Des sensations fortes mais sans réel danger, juste la gloire.

Hector l'imaginait sans mal. Limité dans ses mouvements, exténué, déstabilisé par un cadre inconnu, probablement armé d'une épée factice, Arthur n'aurait offert qu'une résistance limitée à son adversaire. Celui-ci, en revanche, y aurait gagné une réputation de courageux combattant, en descendant au coeur de l'arène, en affrontant un héros de légende et le terrassant sous les vivats.

Nina avait raison, le jeune roi ne le reconnaissait pas. Ses traits reflétaient la crainte légitime d'être exécuté sans pouvoir se défendre, par un étranger qui venait d'en tuer un autre sous ses yeux. Flanqué de Morgane, de surcroît, même si Arthur semblait peu s'en soucier et gardait le regard fixé sur lui.

Le libérer, dans ces conditions, était pure folie ; l'abandonner hors de question. Arthur ne se souvenait peut-être pas de ce qu'il était, mais Hector pouvait s'en souvenir pour deux. Alex trouverait une solution. Au pire, ils reprendraient tout au début. Quelques jours. Des broutilles au regard du futur.

Le Troyen n'hésita pas davantage et mit un genou en terre.

— Mon roi, déclara-t-il d'une voix forte. Je suis Sire Hector, votre humble serviteur. J'ai été envoyé par Sire Lancelot pour venir vous arracher aux maléfices du Malin. Votre soeur Morgane m'a guidé et permis de franchir les obstacles jusqu'à vous. Avec votre aide, nous parviendrons à échapper à ce piège et à regagner les terres sacrées de Camelot.

Il n'osa pas lever les yeux tout de suite. Associer Nina à sa présence semblait indispensable et risqué tout à la fois, mais il voulait croire qu'Arthur, en dépit de sa méfiance, la considérait encore comme sa soeur.

— Levez-vous, Sire Hector, répondit finalement le Breton, la voix cassée. Je vous suis redevable.

Hector sourit et se redressa. Nina s'était approchée de la cage et examinait son mécanisme de fermeture. Les barreaux de métal qui entouraient le souverain paraissaient solides et sans la clé, il faudrait sans doute forcer la serrure. Un cliquetis, suivi d'un léger sifflement, lui prouva le contraire. Nina lui adressa un brave sourire, la porte de la cage s'ouvrit.

Hector l'écarta pour aider Arthur à sortir. Dès qu'il offrit son bras au jeune roi, il perçut sa faiblesse. Le Breton tituba, contraint par ses liens trop courts, et manqua s'affaler dans son étreinte. Le Troyen le soutint sans mal et le guida hors de son cachot infamant. Sa chaleur, la pression de son bras, de sa poitrine, l'emplirent d'une émotion imprévue, d'un élan qu'il avait comprimé en lui-même depuis des heures, peut-être des jours, sans lui laisser l'espace de se révéler. L'envie de serrer Arthur contre lui, de plonger le visage dans ses cheveux, d'humer son parfum, d'embrasser ses lèvres, lui voila brièvement la raison. Il se contint. Il connaissait la répugnance du jeune roi pour le contact physique.

Et pourtant, Arthur acceptait son soutien. Son bras autour de sa taille, sa paume posée contre sa hanche. Il avait enserré ses épaules de lui-même pour se maintenir debout. Peut-être n'était-ce qu'un reflet de son état, une nécessité pour ne pas chuter, mais Hector voulait y voir autre chose. Le vestige d'une confiance, d'une affection, qu'Hadès avait voulu oblitérer.

Il s'accroupit dans le sable pour détacher la lanière de cuir qui emprisonnait les chevilles de son ami, et Arthur se stabilisa de deux mains sur ses omoplates. Hector devina à nouveau sa faiblesse, à un léger vacillement qui l'ébranlait des paumes aux talons, comme une vibration profonde. Miles l'avait torturé, Leo l'avait sous-entendu et Max n'avait pas essayé de nier. Nina pourrait sûrement lui raconter, mais Hector ne voulait rien savoir, en réalité. Si Arthur avait oublié les derniers jours, peut-être avait-il aussi oublié le mal qui lui avait été fait. Le corps guérirait, en dépit de la cruauté du monstre.

À cette pensée, la fureur crispa le Troyen, imprégna ses gestes de maladresse, il se força à respirer, défit l'ultime noeud, rejeta le lien dans la poussière. En se relevant, il saisit le coude d'Arthur pour le garder d'aplomb, le roi se rattrapa à son bras d'une poigne ferme. Pendant une seconde, leurs regards se croisèrent. Arthur avait légèrement froncé les sourcils, comme s'il cherchait à comprendre quelque chose. Hector résista à l'impulsion de lui toucher la joue. Le Breton n'était pas revenu à son état premier, pas vraiment. L'Arthur d'autrefois n'aurait jamais accepté cette proximité physique, quel que soit son état.

— Nous devons partir, souffla Nina, interrompant leur danse. Les renforts vont arriver tôt ou tard.

Elle avait raison. Sans doute les attaques simultanées des jumeaux Devereux avaient-elles dispersé les forces de Miles, mais, tôt ou tard, ils seraient rattrapés.

— Guide-nous, répondit Hector.

Elle demeura plantée dans le sable, une grimace sur le visage.

— Oh Hector... Nous avons besoin de lui, murmura-t-elle.

D'un doigt discret, elle désigna Pâris, accroupi près du cadavre du garde de sécurité. Focalisé sur Arthur, Hector l'avait presque oublié.

— Miles m'a percée à jour tout de suite. Mes accès ont été révoqués. Je ne peux plus ouvrir les portes. Mais il le peut.

Elle leva une main, doigts écartés, et Hector se souvint de la paume magique de Serena, laissez-passer ultime qui leur avait ouvert toutes les portes.

— Pendant encore un certain temps, je suppose, ajouta-t-elle, pensive.

Sans compter que Théo Perkis constituait un otage désormais indispensable à leur équipée.

— Est-ce ton ami, peux-tu le convaincre ?

— Ami, non, mais... Je ne sais pas. Peut-être. Pendant le combat... Il t'a aidé.

J'étais sa seule chance de survie, songea Hector, avec lucidité. Rien d'autre.

Et pourtant, il se souvenait de cet échange dans le couloir, Serena l'accusant d'avoir un coeur trop sensible pour voir Hector tomber encore une fois. 

Nina hocha la tête, lèvres pincées. 

— Je dois essayer.

Elle serra les poings et se dirigea vers lui d'un air décidé. 

Hector la suivit du regard tandis qu'elle s'approchait de son collègue. Pâris resta accroupi, bientôt Nina le surplomba. Un conciliabule s'engagea mais le Troyen n'en entendait que des murmures. De surcroît, son attention revenait sans cesse à la main du roi posée dans le creux de son coude, comme si ça avait été sa place naturelle.

Pire, quand il tourna la tête, il réalisa qu'Arthur l'observait. Ce dernier, pris sur le fait, baissa vivement les yeux en rougissant. Hector sentit son coeur se serrer d'une émotion furtive. Le Breton esquissa une grimace en retirant sa main du nid où elle s'était réfugiée, mais perdit aussitôt pied. Hector le rattrapa avec douceur sous l'aisselle.

— Vous êtes encore faible, votre majesté. Mon épaule est la vôtre.

— Je suis navré d'être un fardeau.

— Il n'en est rien, sire, répondit Hector. C'est un honneur de vous servir.

Arthur parut peu convaincu. Ses joues conservaient une teinte vermeille, charmante, et Hector lui épargna la gêne d'un examen enchanté en détournant le regard.

— Pardonnez-moi si je vous offense, Sire Hector, reprit alors le Breton, mais... nous sommes nous déjà rencontrés ?

Hector le dévisagea à nouveau, sans savoir quoi répondre.

— Je n'ai pas souvenance de votre visage, poursuivit Arthur, embarrassé. Votre nom m'est familier, mais c'était celui de mon tuteur, cela ne signifie rien. C'est plutôt... Je ne sais pas... votre voix ou... 

Il effleura son nez d'un doigt, haussa les épaules avec une moue indécise.

— Vous m'êtes familier. Peut-être... un rêve prémonitoire. 

— Nous nous sommes déjà rencontrés, l'interrompit Hector. Mais le Diable a joué avec vos souvenirs des derniers jours et m'en a effacé.  

À la mine suspicieuse du jeune roi, Hector devina qu'il avait été trop vite, trop loin. Arthur n'était pas prêt pour ce genre de discours, émanant d'un inconnu, après l'étrange scène dont il avait été témoin. Un miracle, déjà, qu'il ne s'interroge pas davantage sur sa tenue étrange, ou son teint trop foncé.

Arthur papillonna des yeux, lèvres pincées, puis leva une main hésitante vers son front.

— Je ne me rappelle pas, s'excusa-t-il, mais sa voix s'était chargée d'une pointe de défiance.

Soulevant ses cheveux blé, il se massa la tempe. Sous ses doigts hésitants, Hector aperçut une marque rouge et circulaire, manifestement douloureuse, car Arthur l'effleura avec précaution avant de frissonner.

— Vous avez été blessé en me secourant, remarqua-t-il.

— Une égratignure.

Le Breton haussa un sourcil sceptique, Hector ne put s'empêcher de rire doucement. Miroir d'une conversation d'autrefois, un flanc blessé, trop de pudeur. Il savait que son compagnon était meurtri dans sa chair, lui aussi, à sa posture incertaine, à la tension qui l'habitait au moindre mouvement. Il l'avait vu saigner dans le duel qu'il avait mené contre lui-même, et qu'il avait remporté. Miles l'avait-il soigné, nourri, lui avait-il permis de dormir, ou s'était-il contenté de le malmener ? Arthur était solide, bien sûr, le résultat de sa conception, mais aucun d'entre eux n'était invulnérable, les dernières minutes l'avaient prouvé.

— Ne pensez-vous pas... si nous devons échapper aux maléfices du Diable... que nous devrions nous armer ? murmura son compagnon, l'arrachant à ses pensées.

Arthur désignait Achille, gisant dans une mare sombre, le glaive entre les doigts. Hector grimaça face à cette dépouille qui les lorgnait, inerte, les yeux grands ouverts. 

— Vous avez raison.

Il accompagna Arthur jusqu'à la cage, conscient que le jeune roi ne parviendrait pas à tenir debout seul, mais que l'asseoir dans le sable constituerait une insulte à sa dignité. 

— Appuyez-vous là, je reviens.

Il perçut toute la réticence du Breton, lorsqu'il dut transférer son poids de son épaule réconfortante aux barreaux de fer qui l'avaient retenu. Mais Arthur demeura stoïque dans son angoisse, comme il l'avait toujours été. Hector résista à une nouvelle impulsion chaleureuse. Miles n'avait pas tout emporté, mais il devait bâtir avec précaution sur ce qui demeurait, sans quoi le jeune roi fuirait comme un cheval rétif. 

Il l'apprivoiserait, il l'avait déjà fait. Peut-être Miles avait-il implanté des images néfastes de Max et Alex dans la mémoire d'Arthur, mais il n'avait pas songé à lui. 

Sur un dernier sourire, Hector laissa Arthur cramponné à son ancienne prison et se dirigea vers Achille. Il fit le vide, musela toute émotion. L'envie de lui envoyer un coup de pied dans la panse, de lui crever les yeux, de l'injurier, de le pleurer, le maudire, s'excuser, gémir, hurler, vomir. Il s'arrêta à côté de lui, se pencha pour dégager le manche du glaive de sa poigne molle...

— NON ! THÉO ! NON !

Il se retourna vivement pour découvrir Nina luttant avec Perkis. Ce dernier la repoussa, se déroba d'un bond et s'immobilisa face à Hector. Il avait récupéré le révolver du garde et le pointait sur lui.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top