61. Live and let die
Pendant une seconde, Hector crut que le cours de la soirée avait repris comme prévu, que le duel tant attendu allait enfin commencer, pour le plus grand plaisir des foules.
Une seule seconde.
Ensuite, il aperçut la silhouette en costume sombre plantée dans le sable, au-delà des ruines d'un ancien mur, qui semblait s'adresser à un auditoire invisible.
— Deux mille, qui dit mieux ? clama l'intrus d'une voix de stentor.
Le Troyen demeura pétrifié tandis que le Grec poursuivait sa course.
Quelqu'un avait lâché Achille sur Miles.
Derrière son épaule, Hector chercha Serena du regard, mais elle s'était volatilisée ; le campement silencieux paraissait abandonné.
L'orateur interrompit son discours à l'instant où Achille déboula sur sa gauche. Le Grec pila net dans le sable, sans doute décontenancé par la mise étrange de son adversaire. Celui-ci resta muet, figé, et si Hector se trouvait trop loin pour discerner l'expression sur son visage, il pouvait l'imaginer sans mal.
Stupeur, terreur, fureur.
Mais, contre toute attente, Achille hésitait. Il découvrait manifestement quelque chose qu'Hector ne pouvait apercevoir depuis la salle voisine. Des cris lui parvinrent, néanmoins, mille voix entremêlées aux émotions vives.
Le public, comprit-il. Il est face au public.
Un chuintement retentit à ses côtés et détourna son attention. Coulissant lentement sur des rails dissimulés, le passage qui s'était ouvert pour libérer le duelliste était en train de se refermer. Bientôt, l'arène, Achille, Miles, ses invités, seraient tous hors de portée.
Le combat était perturbé, comme l'avait voulu Alex. Sa mission accomplie, Hector pouvait reculer. Retracer ses pas, retrouver Leo dans le labyrinthe, puis secourir Nina et Arthur, où qu'ils se trouvent. La véritable raison de sa présence en ces murs, occultée par l'enchaînement des événements.
— Tu vas rester ici ? l'apostropha soudain une voix acide.
Dans un sursaut, il fit volte-face pour découvrir Serena, mains sur les hanches, les traits courroucés.
— La soirée est compromise, c'était mon objectif, se défendit-il.
Elle renifla de mépris.
— Tu m'as promis de tuer Miles.
— Achille va s'en charger.
— Ha ! Jamais. Même s'il décidait d'attaquer, ils l'abattront comme un chien avant qu'il ait levé le poing.
Hector tourna les yeux vers le Grec. Il n'avait toujours pas bougé. Les cris se noyaient désormais dans un brouhaha qui trahissait la panique de la foule. Deux hommes en noir s'étaient interposés entre Miles et Achille. Serena avait raison : désarçonné par une vision à laquelle il n'était pas préparé, le champion achéen avait manqué sa chance.
— Vas-y. Tu es venu pour ça, après tout. Tuer Hadès dans son royaume.
Il lui restait tout juste le temps de passer. Il tendit le bras pour attraper Serena mais elle se déroba lestement, d'un petit bond de biche effarouchée.
Un saut de vipère.
Ses traits contractés oscillaient entre moquerie et colère.
Dernière hésitation.
Miles avait les ressources pour s'en tirer, une fois encore. Il transformerait ce désordre en un divertissement programmé, sensations fortes réservées à une élite.
Poussé vers l'avant, en dépit du danger.
Un héros ne recule jamais.
Hector franchit le passage étroit, qui s'effaça aussitôt derrière lui.
Le rempart en ruines qui lui bouchait la vue s'étendait sur une dizaine de mètres avant de s'effriter en un éboulis et dégager le vaste espace qui accueillait les duels. Veillant à ne pas s'exposer, le Troyen progressa à pas prudents et s'accroupit dans l'ombre des derniers rochers. Les gradins se déployaient sur la gauche, encore encombrés des spectateurs qui se carapataient vers les sorties dans un désordre complet. Quelques gardes de sécurité tentaient d'encadrer leur débandade, mais, trop peu nombreux, paraissaient débordés par le flux des convives, qui les bousculaient et les repoussaient en luttant les uns contre les autres. Aucune paroi ne séparait la foule des combattants, pas même un grillage ou une vitre, mais un volet était en train de descendre en grinçant, beaucoup trop lentement pour empêcher Achille d'enjamber la ballustrade s'il le désirait.
Ce qui semblait ne pas lui traverser l'esprit : il ne regardait que Miles.
Celui-ci battait en retraite dans la direction opposée, vers les ruines qui dissimulaient le fond du décor, encadré par deux hommes qui tenaient Achille en joue. Le Grec, comme conscient du danger que constituaient leurs armes étranges, restait immobile, la lame basse, l'échine animée d'un frisson intermittent.
Cette réserve ne ressemblait pas au guerrier qui hantait les cauchemars d'Hector et qu'il avait vu combattre dans des songes trop réels. Achille n'avait peur de rien et de personne, il se savait invulnérable, son arrogance le protégeait du doute.
Miles s'est implanté dans sa mémoire, réalisa le Troyen. Pour s'en protéger.
Le maître de Légendes ne quittait pas le Grec des yeux mais murmurait à voix basse, les traits tendus, en communication probable avec son équipe. Dans quelques secondes, il passerait derrière une ancienne colonne, s'esquiverait vers les profondeurs du plateau, puis se perdrait dans les méandres du complexe, sauf.
Bouge, Hector ! se morigéna le Troyen.
Mais pour quoi faire ? S'il quittait sa cachette pour rattraper Miles, Achille l'intercepterait. Son visage familier aurait tôt fait de ramener le tueur sanguinaire à ses sens et le duel s'engagerait. Il regretta sa lance, il aurait pu tenter de toucher son ennemi à distance.
— Bats-toi bien ! déclara soudain Miles. L'Olympe te regarde et juge !
Il esquissa un salut, qu'Achille lui rendit en miroir.
Enfers, songea Hector.
Un mouvement manqua attirer son attention vers les gradins qui terminaient de se vider, à l'instant même où, juste en face de lui, de l'autre côté de l'arène, surgissait l'adversaire officiel d'Achille.
Hector de Troie, 29ème du nom.
Un reflet pur de lui-même, l'esprit encore vierge de toute flétrissure, sûr de son droit, de son devoir, de la voie à emprunter. Hector 28, qui n'était ni Clark le cameraman, ni Tiago la souche, mais quelque chose d'indéfini, de douloureux et de pénible, se sentit un élan de jalousie.
Comment ne pas l'envier, lui qui ignorait tout du pire ?
Le champion troyen n'était pas seul. Si sa main droite tenait fermement le manche de sa lance, la gauche poussait un Pâris livide devant lui.
Entorse à la légende.
Forcer le jeune prince à assumer ses errements ne manquait pas de logique, bien sûr. Le désastre tout entier lui incombait, mille braves foudroyés pour la beauté d'une femme. Mais de là à le jeter en pâture à l'ennemi... Hector 29 ne partageait manifestement pas les principes de son modèle.
Achille n'avait pas manqué cette intrusion tant espérée et rugit de fureur.
D'impatience, peut-être. De plaisir.
Miles, bien sûr, avait disparu.
Hector devait profiter de la diversion, laisser les ennemis proverbiaux se heurter – il ne pouvait plus rien pour eux –, se faufiler en périphérie de l'arène pour prendre Miles en chasse. Mais la vision de Pâris, offert en sacrifice, lui déchirait l'esprit.
Ce n'est qu'un acteur, pas ton frère, il ne mérite pas que tu t'en inquiètes.
Il se sentait responsable, pourtant.
Il aperçut alors une silhouette qui se glissait sous la rambarde des gradins, in extremis alors que le volet terminait de se refermer. L'intruse progressa à quatre pattes sur quelques mètres, releva la tête pour scanner l'environnement autour d'elle et se redressa.
Dans une robe de soirée désormais froissée et maculée de terre, le visage lourdement maquillé, Cassandre – Nina – était méconnaissable. Elle se baissa vivement pour retirer ses chaussures, qu'elle jeta dans un coin, puis, n'accordant aux combattants qu'un bref coup d'oeil, elle se carapata vers les ruines.
Embusqué, Hector l'intercepta d'une main vive et plaqua la paume sur sa bouche pour l'empêcher de crier. Elle écarquilla des yeux stupéfaits mais n'émit qu'un couinement.
Dans l'arène, Hector 29 et Achille s'apostrophaient. Les caméras avides devaient s'en délecter. La présence imprévue de Pâris, qui se contorsionnait pour échapper à la poigne de son grand frère, rajoutait un enjeu de taille à leur affrontement.
Hector libéra la jeune femme.
— Es-tu devenue complètement folle ? siffla-t-il.
Le prenant au dépourvu, la jeune femme se contenta de l'étreindre avec fougue.
— Tu es venu, souffla-t-elle, la joue contre sa poitrine.
Il ne sut quoi répondre, balayé par cette confiance accordée sans prévenir, la force de son soulagement, et lui rendit son accolade, avant de la repousser doucement.
— Nina...
— Nous devons délivrer Arthur.
— Arthur ?
Elle désigna alors une structure à laquelle il n'avait pas prêté attention jusqu'alors. À peine plus haute qu'un homme, couverte d'un drap rouge sombre, elle trônait dans le sable, comme un morceau de pilier rectiligne qu'on aurait décoré sommairement. Achille ne se tenait qu'à quelques pas.
Horrifié, il dévisagea Nina sans comprendre. Elle pinça les lèvres.
— Oui, il est là-dessous, murmura-t-elle.
Elle fit un pas décidé dans le sable, il la retint.
— Achille et Hector vont se heurter, lui signala-t-il d'une voix sourde.
Elle lui décocha un regard voilé, où sourdait un torrent chahuté qu'elle peinait à contenir.
— Tu veux l'abandonner là ?
— Non, bien sûr que non, mais nous devons attendre notre heure. Nous faire tuer ne l'aidera en rien.
Nina sembla seulement apercevoir les deux combattants. Hector 29 parlementait avec Achille en désignant Pâris, prostré dans le sable à ses pieds. Le Grec tempétait, manifestement peu enclin à accepter ce qui ressemblait à des tractations. Étaient-ils en train de négocier une trève, voire la paix, en échange du fauteur de troubles ?
— Théo, murmura Nina, épouvantée.
Hector s'apprêta à nouveau à la retenir, mais elle ne bougea pas, poings serrés, souffle court, sans doute consciente qu'ils seraient impuissants à intervenir.
— ARRÊTE DE M'EMBROUILLER, FILS DE CHIENNE ! hurla subitement Achille. JE VOUS TUERAI TOUS LES DEUX ! ET TOUS LES TROYENS ! TOUS JUSQU'AU DERNIER !
Déraisonnable, comme prévu.
Hector 29 ne parut même pas surpris. Il prépara sa lance, le regard fixe, paré à la lutte. Peut-être regrettait-il d'avoir trimballé son encombrant cadet plutôt qu'un bouclier, mais il était trop tard pour battre en retraite. Théo fit mine de s'enfuir à quatre pattes, mais son faux frère le frappa du manche de sa lance, droit entre les épaules, et le renvoya à terre. Nina émit un son étranglé, hypnotisée par la scène. Sa main chercha le chiton d'Hector.
— Ne peux-tu pas...
Elle ne termina pas sa phrase.
Deux détonations assourdissantes retentirent, comme le claquement d'éclairs divins, leur écho se répercutant sur le simulacre de ciel.
De l'autre côté de l'arène, le prince troyen parut surpris, esquissa un pas, puis s'effondra dans le sable, face contre terre.
Hector porta la main à son propre coeur emballé.
Dans l'ombre de son double foudroyé, un garde de sécurité anonyme, le révolver brandi, se révéla, hors d'haleine. Le visage cramoisi, les yeux fous, il progressa avec fébrilité, tenant Achille en joue.
— Recule, mon gros, sinon tu y passes aussi, beugla-t-il. Théo, debout, derrière moi, magne tes fesses.
Contre toute attente, Miles n'avait pas abandonné son jeune premier, quitte à perturber le programme de la soirée.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top