60. There will be blood

Feldcorn les abandonna au premier sas. Tout au long du court trajet qui les séparait de la cellule d'Achille, il avait abreuvé Serena de directives, une litanie qu'Hector avait été incapable de suivre, prisonnier d'un torrent d'adrénaline qui lui sifflait aux oreilles.

Il serait incessamment confronté à Achille. Toute sa vie menait à cet instant fatidique, le combat décisif entre les champions des factions ennemies.

Pour défendre Troie, pour l'honneur d'Hélène, pour venger Patrocle.

Troie le mirage, l'inexistante Hélène, Patrocle le fantôme, les dieux absents.

Comment déciller le héros grec, en quelques secondes ? La tâche paraissait impossible. Fou de chagrin et de haine au lendemain de la mort de son ami, Achille sauterait à la gorge de son assassin.

Hector, bien sûr. La cible était gravée sur sa poitrine, indélébile et scintillante. Serena ne pouvait pas l'ignorer.

Pressés par le temps et leur escorte, ils franchirent les portes qui se refermèrent derrière eux dans un claquement sourd. Des employés de Légendes les accueillirent dans une petite salle semblable en tous points à celle qu'ils avaient traversée au sortir du labyrinthe de Thésée. Reflet déformé des associés de Max, ils veillaient au bon fonctionnement d'une machine gigantesque, petits rouages anonymes, et pourtant de vraies personnes, avec de vrais souvenirs, de vraies histoires, de vraies vies, et si peu d'empathie. Ils étaient deux : un garde de sécurité, le premier homme armé qu'Hector voyait depuis qu'ils avaient quitté le hall du gala, et un autre arborant le même instrument bizarre que Leo avait brandi la nuit où elle s'était introduite dans sa chambre.

Le détecteur de coeur.

Celui d'Hector tambourinait sous la toile de la chemise dont il devait désormais se défaire. Tout en retirant ses vêtements, dos aux étrangers qui pourraient le confondre, il songea au fusil – révolver, pistolet, carabine, mitraillette, il n'y connaissait rien – que portait le soldat de Miles. Même s'il parvenait à le lui prendre, par la ruse, la persuasion ou la force, il ne s'était jamais servi de pareil engin. Le glaive était plus sûr. Il savait le manier.

Il ne prit pas le risque de leur faire face. Une fois vêtu du chiton de Patrocle – une insulte supplémentaire –, il demeura planté dans un coin, le visage entre les mains, comme s'il avait besoin de se concentrer avant l'inévitable. Le retour de l'autre côté du miroir, dans un monde de terre battue, de roc, de sang, de sueur, celui qu'il n'aurait jamais dû quitter.

Son histoire, celle du prince de Troie luttant pour la survie de sa patrie, face à une armée gigantesque, promis au trépas.

Achille ne verrait rien d'autre. Il pourrait prétendre, se défendre, reculer, cela ne changerait rien. Pour empêcher Achille de tuer Hector, Hector devait tuer Achille, il ne voyait pas d'autre solution.

Serena vint se camper à côté de lui.

— Prêt à affronter ton destin ?

Il réprima l'envie de la secouer comme un olivier, cette maudite créature qui se ruait dans les flammes comme une écervelée.

La porte s'ouvrit dans un chuintement discret, révélant les contours de l'amas rocheux qui dissimulait le mur, et l'arrière d'une tente posée dans la broussaille. Serena le précéda, écartant le pan de tissu écru pour pénétrer dans l'antre du guerrier grec. Vide, bien sûr.

Il la suivit et l'issue se referma dans son dos, leur coupant toute retraite.

— Achille va nous tuer, murmura Hector, malgré lui.

Serena rit à mi-voix.

— Tu es censé penser que tu vas le tuer.

— Je ne suis rien censé. Tout ça est du vent. Je ne suis pas Hector de Troie.

— Du coup, aucune raison que tu meures aujourd'hui, si ?

Logique dévoyée, inutile.

La tente fleurait encore bon la rage. Achille avait abandonné les reliefs de son repas, renversé le contenu d'une étagère pour faire bonne mesure, puis était sorti affronter l'ennemi. Hector carra les épaules, puis hésita. À quoi bon se ruer sur ses traces ? Le laisser découvrir la supercherie était exactement ce dont il avait besoin, s'il voulait qu'il doute de la nature de la réalité. Plus le monde s'écroulerait autour de lui, plus il serait sensible à son discours.

Ou furieux.

Il s'assit sur le siège que le Grec avait laissé vacant.

— Qu'est-ce que tu fiches ? s'exclama l'actrice.

— Je laisse à Achille le temps de découvrir qu'il est piégé dans un décor.

Elle haussa un sourcil.

— Qu'espères-tu ? Le ranger à ta cause, comme Thésée ?

Hector acquiesça, en y mettant toute la conviction dont il était capable. Serena éclata de rire.

— Achille ? Tu rêves, mon grand. Thésée n'avait jamais vu ton visage, mais Achille te connait par coeur. Tu es son pire ennemi. Tu viens de tuer son amant. 

— Je n'ai ni le désir de mourir, ni celui de l'affronter.

Elle parut déstabilisée, ou faussement incrédule. Impossible de la décrypter.

— Ce sont tes seuls élans.

— Non.

— Miles est de l'autre côté de ce camp. Il suffit de le traverser. Nous avions un accord.

— Achille n'en faisait pas partie.

— Alors tu es un trouillard. Soit. 

Elle leva le doigt vers le plafond.

— D'ici, on ne peut pas nous entendre mais on peut nous voir. Si tu restes le cul sur ce siège, tu risques gros. Nous sommes entrés pour tempérer Achille. Ils nous attendent à l'extérieur. Dans cette tunique, crois-moi, tu ne resteras pas incognito très longtemps. Dès qu'ils reconnaîtront ton minois revêche, ils interviendront.

— Ils ne prendront pas le risque de te gazer.

— Non, mais je peux te fausser compagnie.

Elle joignit le geste à la parole, quittant aussitôt la tente, avec la vivacité d'un serpent. Dans un juron, Hector la suivit, fit trois pas dans le sable et lui agrippa le bras. Un soleil écrasant l'aveugla une seconde, puis le bleu du ciel, le jaune du sol, le blanc cassé des tentes s'imposèrent à ses perceptions, réveillant un écho, la familiarité d'un cadre où il évoluait depuis longtemps. Toujours.

Il baissa les yeux, rentra les épaules. Dans la salle de contrôle, Feldcorn devait soudain prendre conscience de sa présence incongrue. Il suffirait d'un ordre pour que le garde de sécurité déboule dans la zone et le neutralise. Il ne portait qu'un chiton de lin, même pas un semblant de bouclier ou d'armure. Mais peut-être Feldcorn ne lorgnait-il qu'Achille. Peut-être surveillait-il Pâris et l'autre Hector. Ou s'entretenait-il frénétiquement avec Miles avant de prendre toute décision.

— Donne-moi la seringue, souffla-t-il.

— Jamais de la vie, répondit Serena, en luttant contre sa poigne.

— Tu es folle. Achille rôde à l'extérieur.

— Et tu le combattras dès que tu le verras. Tu ne pourras pas t'en empêcher. Tu verras. Ton instinct prendra le dessus, quoi que Devereux t'ait raconté. Tu es Hector de Troie, dans le fond, et rien d'autre. À moins qu'il n'ait altéré ta mémoire ?

Elle parut soudain curieuse et lui tapota le front d'un doigt injurieux. Il la relâcha en secouant la tête.

Max n'avait rien fait de tel.

Si seulement, songea Hector. Si seulement il m'avait donné autre chose. Mais non. Il m'a laissé tout seul avec le vide.

C'est toi qui t'es enfui, lui signala une petite voix. Avant qu'il n'ait pu t'aider.

Autour d'eux, le camp grec semblait s'étendre sur des mètres et des mètres en trompe l'oeil. Au loin, les remparts de Troie se dressaient, et Hector sentit sa poitrine se serrer. Il manquait les sons, les odeurs, et il voyait clairement qu'il ne s'agissait que d'une projection sur un écran immense, et pourtant...

Pourtant, à cette seconde, il aurait tant aimé que ce soit vrai, que sa cité natale ne soit qu'à quelques pas, le temps d'une course. Tout avait été plus simple, alors. Sa place dans l'ordre des choses. Ses objectifs. La nature des alliés comme des ennemis. Le futur. Depuis son enlèvement par Nina, malgré toute la bienveillance dont on l'avait entouré, il errait dans une brume insupportable. Arraché à lui-même, privé de ce qu'il savait vrai, contraint de remplacer son identité par un ramassis de rien. Une carcasse sans contenu, sans ancrage.

Était-ce un piège tendu par les Dieux ? Une manière de saper sa résolution, de le mener à sa perte ? L'amener à douter de lui-même dans un cauchemar élaboré ?


Et là, au milieu de ce brouillard funeste, Achille tempêtait, furibard.


Le glaive lui brûlait la paume, exigeant son tribut. Tuer Achille, c'était porter un coup fatal à l'armée grecque. Il était l'élu, promis à la gloire, guerrier légendaire avant même d'avoir accompli quoi que ce soit. Les envahisseurs avaient besoin de lui pour vaincre Troie, et sans lui, ils renonceraient.


Achille tue Hector, lui souffla une voix, quelque part.


Pas aujourd'hui. 

Aujourd'hui, Hector tue Achille. La légende n'est pas écrite, pas encore, Troie peut survivre, résister, les Grecs peuvent retourner à la mer, le Cheval maudit être incendié sur la grève, ses occupants rôtis par le brasier, avant d'être admis dans l'enceinte de la cité.

Moi vivant, jamais pareil subterfuge n'aurait fonctionné.

Il peut tuer Achille, Ulysse, Agamemnon, Menelas et les autres. Défier Athéna, la lance à la main, il est le prince de Troie, futur roi, un héros. L'histoire s'écrit autrement, aujourd'hui.

Le Grec ne se trouve plus qu'à une vingtaine de mètres, il lui tourne le dos, aux prises avec une barrière invisible qu'il cherche à franchir.

Le vent ne souffle pas. Personne ne crie. Le campement est silencieux, inerte, leur affrontement va se dérouler en l'absence de tout témoin. Mais peu importe.

Achille ne le voit pas approcher. Hector devrait attirer son attention, lui lancer un défi, le provoquer. Un homme d'honneur agirait de la sorte. C'est ce qu'il a toujours été. Un fils, un frère, un mari, loyal, respectueux des rites, noble et valeureux. Quelque chose s'est cassé, pourtant. Les Grecs l'emporteront par traîtrise, il le sait. Ils profaneront son cadavre et forceront son père à l'humiliation, avant de décimer sa famille, d'anéantir son peuple. Andromaque offerte à l'envahisseur. Son fils jeté des remparts par Ulysse.

À cause de cet instant, de ce duel perdu, contre ce dément détestable.

Plongé dans le Styx par sa mère, pour le rendre invulnérable, parlons de justice.

Hector résiste à la fureur, continue à approcher, regrette sa lance. Il l'aurait épinglé par derrière, jeté sa réputation aux orties. Mais à quoi bon demeurer honorable quand on mord la poussière ?

D'Achille, on ne retient que les prouesses.

Cette ordure arrogante à la piste de sang.

Pas cette fois, songe Hector. Tant pis pour la postérité.

La ligne des épaules du Grec s'impose dans son champ de vision, à peine protégée par sa cuirasse de cuir usée. Son poing droit serre son glaive, son bras gauche accueille un bouclier. Hector devine qu'il ne parviendra pas au corps à corps avant d'être entendu, mais sans doute Achille ne peut-il imaginer que le danger vienne de derrière. Troie est lointaine, les sentinelles auraient détecté l'approche d'un char ennemi.

Comment explique-t-il l'absence de ses compagnons ? s'interroge Hector. Comment ne réalise-t-il pas que tout ceci est factice ?


Cette pensée parasite l'arrache à l'instant.


Qu'est-ce que tu es en train de faire ? songea-t-il, mortifié. Cet homme ne t'a rien fait. Il se débat dans un mensonge, exactement comme toi. 

À quelques mètres, Achille invectivait les dieux avec une virulence rageuse, frappant la paroi du pommeau de son arme. Hector discernait les cheveux sur sa nuque, la sueur sur ses bras, ses doigts serrés de rage. Puis, subitement, le guerrier colérique s'immobilisa, aux aguets, comme s'il avait perçu la présence derrière lui. 

C'était sans doute le cas.

Hector le vit amorcer son mouvement, un demi-tour qui les mettrait face à face, les contraindrait à l'affrontement. Il retint son souffle, fit un pas réflexe en arrière, inutile. Trop tard pour fuir, se cacher, reprendre à zéro.

Mais à cet instant fatidique, alors que le désastre semblait inévitable, la paroi s'effaça brusquement devant le Grec, libérant le passage. Avec un cri de victoire, Achille s'élança aussitôt vers Troie, sans un regard pour celui s'était tenu derrière lui.

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