58. O Brother, where are thou ?

Cette fois, Serena les garda dans le noir sur quelques mètres, puis débloqua une nouvelle porte et les introduisit dans une petite salle carrée, encombrée de sièges, d'un lit posé sur des roulettes, et de nombreuses étagères chargées d'objets divers, parfois identifiables, parfois pas du tout. Le décor antique avait cédé la place à la fonctionnalité de ce temps, les murs étaient nus à l'exception d'un miroir, un évier offrait une source d'eau. Le sol semblait coulé dans une matière souple qui ressemblait au cuir mais n'en était pas. Facile à nettoyer, sans doute, quand on y traîne un corps ensanglanté.

Hector grimaça à l'idée que cet endroit stérile soit l'objectif tant espéré de Thésée, la sortie du dédale, une promesse de soleil qui n'était en réalité que l'antichambre où on remiserait sa dépouille avant de s'en débarrasser. Il réprima la colère qui bourgeonnait, évita de regarder l'actrice qui le flanquait, chercha les issues.

Les portes étaient apparentes, contrairement aux passages dérobés qu'ils avaient empruntés dans la cellule. Au nombre de trois, sans signes particuliers, elles annonçaient l'entrée d'un nouveau labyrinthe, plus dangereux. Hector se résolut à affronter Serena. Les bras croisés sur la poitrine, elle le toisa à nouveau de son regard brûlant, sans crainte malgré la situation dans laquelle elle s'était fourrée. Privée de son champion, elle redevenait vulnérable, mais refusait manifestement de le reconnaître.

— Quel est ton plan ? demanda-t-elle.

— Ce n'est pas ton problème.

— Excuse-moi mais nous allons débarquer dans la frénésie qui précède le live. Il y aura rapidement des gens partout et nous ne passerons pas inaperçus. Je n'ai rien à faire près des plateaux, toi non plus.

— Contente-toi de me mener jusqu'au duel.

— Si je ne connais pas ton objectif, je ne peux pas t'aider.

— Je ne te fais pas confiance, de toute façon.

— Je sais. Mais nous avons le même but, nous débarrasser de Miles. Car c'est ton but, n'est-ce pas ?

Il fronça les sourcils.

— Tu es sa concubine.

Elle esquissa un sourire.

— Contrainte et forcée, oui.

Voilà une information imprévue. Un mensonge potentiel. Il ne sut comment y réagir. Elle rit sans joie, un aboiement disgracieux.

— Tu crois vraiment qu'une actrice de mon calibre aurait été se compromettre dans ce programme dégueulasse pour décérébrés ? Après avoir interprété les plus grands dramaturges ? Remporté deux Goldbees ? Vu ce qui s'offrait à moi, ici et Outre-Atlantique ? Ha ! Non, je n'ai pas choisi de gâcher ma carrière en flattant des animaux, ni de coucher avec un narcissique qui a l'âge d'être mon père !

Curieusement, l'insulte le perturba peu. Venant d'elle, qu'aurait-il pu imaginer ?

— Alors pourquoi ?

Elle renifla.

— Toi non plus, tu n'as pas besoin de le savoir. Et si tu élimines Miles, personne ne le saura jamais.

Elle le fixa de ses yeux noirs, puis lui tendit une paume ferme.

— Avons-nous un accord ? Je peux t'ouvrir absolument toutes les portes.

Il hésita. Elle considérait les EBA comme des animaux, elle venait de le dire, et ne partageait absolument pas ses objectifs. Elle pouvait toujours le manipuler, le trahir, et il devinait qu'elle le ferait dès que cela la servirait. Prêter foi à son discours, c'était se condamner. Mais rien ne l'empêchait d'entrer dans son jeu et vu l'endroit, vu l'instant, il avait besoin d'elle pour pénétrer plus avant dans la forteresse.

Il lui tendit la main, serra la sienne. Elle avait la peau glacée, la poigne ferme.

— Mène-moi au duel. Je dois le perturber.

— Je ne suis pas certaine que ce soit encore possible. Mais soit.

Ils échangèrent un dernier regard, puis elle le précéda vers l'une des portes, qu'elle franchit d'un pas décidé.

Ils débouchèrent dans un vaste couloir coiffé de néons, assez large pour qu'y circule un véhicule. De multiples portes s'ouvraient sur sa longueur et on percevait à nouveau le brouhaha d'une activité distante.

— Deux plateaux permettent la présence d'un public caché, expliqua Serena en partant vers la gauche. Un pour les combats médiévaux, un pour les scènes plus antiques. À l'heure qu'il est, les invités sont sûrement déjà dans les gradins. Je ne sais pas ce que tu prévois, mais cela ne passera pas inaperçu. Tu aurais dû garder ta caméra.

Objet qu'il avait abandonné dans la poussière, loin déjà.

— Je ne crois pas qu'elle enregistre quoi que ce soit.

— Pour la balancer au visage d'un adversaire.

Il retint un rire. Il aurait dû y songer avant elle. Elle désigna un affichage de chiffres scintillant en hauteur, dont une partie défilait à grande vitesse.

— Six minutes avant le coup d'envoi. Le plateau est scellé.

— Scellé ?

— Les combattants sont isolés dans les stalles, plus personne ne peut rentrer.

Avant qu'Hector n'ait pu réagir, une silhouette se dessina en bout de couloir, déboulant vers eux à pas pressés. Blond, empourpré, le jeune homme portait un chiton bleu vif sous une cuirasse couleur rouille et tenait à la main une boule de poils sombre, comme la pelisse d'un petit animal particulièrement velu. Pressé, il aurait pu les doubler sans ralentir, mais il ralentit à quelques mètres.

Hector sentit son ventre se contracter. Même si la couleur de ses cheveux ne correspondait pas, c'était immanquablement Pâris, son petit frère.

Un acteur.

Pâris tout de même. Une émotion traître battait sous la toile de sa chemise, dans le carcan étriqué de son costume, contre laquelle il avait toutes les peines à lutter.

— Ah, Serena ! s'exclama le nouveau venu.

Ce timbre, ce sourire en coin, sa jeunesse. Il lui avait parlé quelques jours plus tôt, avant qu'il ne le convainque de s'engager dans le couloir funeste qui avait tout précipité. Des souvenirs qu'il aurait voulu effacer revenaient en fragments, jeux d'enfants, embrassades et disputes, tensions et retrouvailles, cette maudite Hélène qui s'était glissée entre eux, précipité Troie dans la guerre, par la faute d'un coeur stupide, d'une pomme de discorde, d'une déesse qui se souciait d'amour et de beauté sans réfléchir aux conséquences, à la vertu, à l'honneur.

Du vent, Hector, du vent.

Changer de nom, l'aiderait-il à changer d'histoire ?

Je suis Clark, songea-t-il. Clark. Je me redéfinis. Je repars à zéro. Ce garçon n'est pas mon frère, il ne l'a jamais été.

— Hec... Hector ?

La voix de Pâris s'immisça sous sa carapace et la réduisit en miettes. La stupéfaction s'étalait sur les traits avenants du jeune prince, son corps s'était figé, mais on devinait l'imminence de la fuite. Il allait faire volte-face et déguerpir dans les couloirs, ameuter tous ceux qu'il croiserait sur son passage, révéler cette apparition subite, impossible, dans les sous-sols du complexe. Hector ouvrit la bouche mais rien n'en sortit.

— Ne sois pas ridicule, intervint Serena, agacée. C'est Tiago Johnson, la souche. Miles a demandé que je lui offre un tour privé des coulisses.

L'esprit d'à-propos de l'actrice laissa le Troyen muet mais l'emplit aussitôt d'horreur. Depuis combien de temps savait-elle qui il était ? L'expression de leur vis-à-vis se détendit, même si ses joues conservèrent leur teint écarlate. Il rit à mi-voix, détournant son regard azuré.

— Bien sûr, quel imbécile.

Rasséréné, il lui tendit une main amicale. Hector la prit, frémit malgré lui.

— Théo Perkis. Je joue Pâris. Vous le savez, bien sûr. Ravi de faire votre connaissance. Nous ne rencontrons pas souvent les... gens... qui ont gracieusement offert leur patrimoine génétique à Légendes. C'était... heu... très généreux de votre part.

— Monsieur Baden a de bons arguments, répondit Hector.

Théo esquissa un sourire mais ne parut pas complètement certain de ce qu'il sous-entendait.

— La visite de Monsieur Johnson est confidentielle, Théo, reprit Serena. Je compte sur toi pour ne pas l'ébruiter.

— Bien sûr. Bon. Je vais me changer.

— Déjà ? Et le duel ? Tu ne vas pas regarder ? Miles ne va pas être ravi.

— Ah... Mon timing est serré, j'ai un interview avec With Fizz juste après, je n'ai pas envie d'être... comme ça.

Le jeune homme esquissa une grimace en désignant sa mise, derrière laquelle Hector capta autre chose. Une envie d'être ailleurs, le plus loin possible.

— Tu sais qu'Hector va se faire démonter, railla Serena.

— Ça n'a rien à voir ! protesta Théo, mais sa voix recelait une fêlure indéniable. Heu... Hector est un excellent combattant, Monsieur Johnson. Je ne voulais pas suggérer le contraire. Mais Achille... Juste après la mort de Patrocle, il est toujours dans un état...

Il s'autorisa un frisson, puis leur adressa un nouveau sourire tendu.

— Je file. Passez une bonne soirée !

Hector hésita, mais Serena le rattrapa par le poignet pour l'empêcher de bouger, tandis que le jeune acteur s'esquivait vers les profondeurs du bâtiment. Elle attendit qu'il ait disparu avant de le relâcher.

— Tu m'as reconnu, depuis le début.

— Pas depuis le début, murmura Serena. Mais je t'ai observé avec Thésée. Personne ne s'adresse de la sorte à une EBA. Le déguisement est minable, d'ailleurs. Tu as de la chance que personne ne s'attend à ce que tu sois là.

— Comment sais-tu que je ne suis pas la souche ? Tiago Johnson ?

— Parce qu'il est dans le coma depuis l'année dernière. Qu'il a onze ans. Que Miles a offert de payer pour son traitement en échange des droits d'exploitation de son ADN. Son arrière-grand-père était un célèbre catcheur, le nom ne te dira rien, mais le potentiel valait la dépense.

Hector retint un rire dépité.

— Tu n'as pas l'air surprise. Ni effrayée.

— De quoi ?

— De moi. Que je puisse être ce que je suis. Une EBA. Un animal.

— J'ai toujours bien aimé les animaux, déclara-t-elle avec désinvolture. Et tu es manifestement bien dressé. La marque de Max Dev–

Un crépitement assourdissant lui coupa la parole tandis qu'une lumière rouge palpitait soudain sur les murs. L'adrénaline déferla dans les veines du Troyen.

— CODE ROUGE ! beugla une voix. PERKIS, LEFLOCH, ON A BESOIN DE VOUS EN CHAMBRE ! MAINTENANT !

Hector posa une main sur son coeur emballé. À ses côtés, Serena paraissait aussi surprise que lui, s'il pouvait seulement se fier à l'expression d'une actrice de renom.

— Ils ont un souci sur plateau, murmura-t-elle à mi-voix. S'ils ont besoin de Théo et Yann, c'est qu'ils doivent récupérer les combattants, d'une manière ou d'une autre.

L'écho d'une course leur parvint avant que reparaisse Pâris, encore plus écarlate qu'à son premier passage. Il freina en les apercevant, le souffle court, et posa vaille que vaille sa boule de poils sur sa tête, transformant sa chevelure couleur blé en la tignasse sombre qu'Hector connaissait bien.

— Je vais t'arranger ça, proposa Serena.

— Merci, je m'en sors pas.

Elle ajusta l'artifice sur le crâne de son collègue, tandis qu'Hector, paralysé, luttait contre ses émotions.

— Il se passe quoi ? demanda-t-elle.

— J'en sais rien. Il était tout à fait mûr, paré... Je comprends pas. Bref. Merci.

Il les salua d'une grimace et se remit en route à pas pressés. Serena attrapa Hector par la manche.

— C'est notre chance, lui souffla-t-elle. Il faut en profiter.

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