55. Basic Instinct


Hector regagna le petit couloir qu'ils venaient de quitter et se posta devant la porte qui menait au décor antique. Dans les hauteurs, l'ampoule rouge indiquait que ses pseudo-collègues interviewaient encore l'actrice, aussi profita-t-il de ce court instant de répit pour mettre un semblant d'ordre dans ses pensées.

Il ne savait pas encore exactement comment aborder Ariane mais il était convaincu que s'il la laissait retourner dans la salle de gala, il ne la récupérerait jamais. Or, elle était le seul lien possible avec Thésée qui, contrairement à ses congénères, ne regagnait jamais de chambre douillette pour s'y reposer. Il entrait dans son fameux labyrinthe le premier jour de tournage et n'en ressortait que victorieux ou, le plus souvent, les pieds devant.

En dehors de ses adversaires, Miss Serena Angelis constituait donc son seul contact avec l'humanité. Quelques brefs échanges clandestins, la promesse d'un futur plus tendre, un impact énorme, puisqu'elle était la première créature dotée de vie qu'il rencontrait après son éveil. Spécialiste de ces questions, Jeroen était convaincu que cette corporalité – un mélange de chaleur, de contact, associé à une voix, un parfum – provoquait une réaction alchimique au coeur même de l'organisme des EBA – il l'avait expliqué en des termes incompréhensibles – mais Hector en avait retenu que les vrais êtres vivants généraient un élan interne que leurs doubles virtuels ne faisaient qu'effleurer. Une réponse au besoin d'attachement, avait dit Jeroen. Le terme paraissait un peu servile, mais le Troyen saisissait l'émotion dissimulée sous son vocabulaire d'expert.

La lampe repassa au vert, puis la porte s'ouvrit sur un premier journaliste. Celui-ci leva les yeux au ciel en croisant le regard d'Hector puis articula un « je te souhaite bien du plaisir » silencieux avant de s'esquiver. Son collègue suivait, empêtré dans une litanie mêlant excuses, remerciements et promesses. Il adressa une grimace au Troyen, les épaules basses, et fila sans demander son reste. Ariane demeura campée dans l'embrasure de la porte et toisa Hector avec morgue, bien qu'en réalité, elle lui arrivât tout juste à la poitrine. Encore une qu'il aurait pu broyer d'une simple étreinte.

Même s'il avait de bonnes raisons de haïr ces comédiens qui s'enrichissaient dans l'arène sans pitié pour les siens, que ce désir de meurtre bourgeonne si vite dans son esprit déstabilisa le prince. Jamais il ne s'était perçu comme un homme violent ou prompt au massacre. Or il s'était emporté plus d'une fois dans les derniers jours, s'était vu tuer Max, Miles et Marco, comme s'il y avait une rupture narrative dans son histoire, un hiatus entre le souvenir de ce qu'il était et sa véritable nature. Ce qui faisait sens. Le héros raisonnable de l'Illiade n'aurait pas fait un bon gladiateur.

— Bon viens, alors, lâcha Ariane d'une voix traînante, l'arrachant à ses divagations.

Hector suivit, soulagé qu'elle prenne les choses en main. Une fois dans l'alcôve en carton pâte, elle prit place sur le siège qu'avait quitté l'insupportable Marco, drapa sa robe de manière à ce que ses jambes et son décolleté soient mis en valeur, mais sans trop en révéler, puis le vrilla de ses yeux noirs.

— Tu connais la liste ?

— La liste ?

— Des sujets interdits.

— Heu... Je suis seulement le caméraman de Wanda.

L'actrice parut interdite.

— With Fizz me veut ? T'es sûr ? J'ai pas genre... dix ans de trop et le mauvais genre ? Les minettes de With Fizz font pas trop dans la sororité, en général.

Il n'y comprenait rien et plaça la caméra entre eux, comme un bouclier contre sa verve. Elle poussa un soupir agacé.

— On doit l'attendre, du coup, Wanda ? J'ai pas que ça à faire, franchement, j'ai vu des gens de chez Golden Years, ça m'intéresse plus que les pré-ados ! Je suis surprise qu'on t'ait envoyé me chercher.

— Je dois trouver tous les acteurs.

— Tous ?

— Oui.

— Avant minuit sinon tu redeviens une citrouille ?

Il baissa la caméra et la dévisagea, interdit.

— Une citrouille ?

Une autre pythie qui s'exprimait en énigmes incompréhensibles. Les femmes de ce temps lui échappaient complètement. Elle le dévisagea, ses élégants sourcils soudain froncés, décroisa les jambes.

— On se connait ?

Il secoua vivement la tête, reprit l'engin qu'il plaça devant son visage, comme un masque.

— La liste, donc ? reprit-il.

Elle paraissait toujours soupçonneuse, mais finit par hausser les épaules, recroisa les jambes, et commença à compter sur ses doigts.

— On ne parle pas de Miles, pas d'Honorine Novembre, pas de l'incident de la fontaine, pas de mon père, et pas de tout ce qui ne tourne pas autour de Thésée. On ne parle que de Thésée, en fait. Facile.

Il acquiesça et la lorgna via l'oeilleton, avant de zoomer sur son visage. Âgée de vingt-six ans, originaire d'Europe-Sud (ou Grosse Banane Dorée, quoi que soit une banane), Serena Angelis avait intégré l'équipe de Légendes un peu après Nina, suite au décès accidentel de sa prédécesseuse, la fameuse Honorine Novembre. On lui prêtait une relation avec Miles, mais la rumeur n'avait jamais été corroborée par les principaux intéressés, et les soi-disant preuves photographiques avaient été dénoncées comme des manipulations d'images. Tout cela, Hector l'avait appris dans un documentaire qu'il avait regardé la veille. De la brume inutile, pour détourner l'attention du vrai scandale.

— Est-ce que vous pensez que Thésée vous fait confiance ? Vraiment confiance ?

Serena s'autorisa un rire, qu'elle dissimula derrière ses doigts manucurés. Hector crut cependant capter quelque chose dans son regard, une sorte d'inquiétude.

— Qu'est-ce que c'est que cette question ?

— Vous m'avez demandé de parler de Thésée.

— J'imaginais un truc du genre : quelles sont les chances de Thésée de l'emporter ?

Hector se demanda soudain si Serena et Nina avaient été amies. Elles avaient le même âge, avaient caressé le même rêve. Se pouvait-il que sous ses dehors revêches, son interlocutrice partage en réalité les réserves de sa consoeur ? Comment Nina se serait-elle comportée, en pareille situation ? Le Troyen l'avait à peine connue, avant de sombrer, il n'aurait pu en juger.

— De quel Thésée parlons-nous, au juste ? demanda-t-il alors.

— Quoi ?

— Quel numéro ?

— Heu... Soixante-deux, je pense.

— Et combien sont morts depuis que vous avez commencé ?

— Je n'en sais rien. Dix, douze ?

Sa désinvolture paraissait tellement naturelle qu'il était difficile de n'y voir qu'une façade. Hector sentit son propre sang-froid se craqueler.

— Vous ne savez pas depuis combien de saisons vous participez à cette boucherie ? s'exclama-t-il, sèchement, avant de se mordre les lèvres.

D'abord figée de surprise, Ariane lâcha un léger rire de gorge et croisa les bras.

— Ah je vois. Je m'en doutais. Cette histoire de With Fizz, là, ce n'était pas crédible. Mais, non, je ne sais pas. Je ne compte plus. Je m'en fiche.

Le ton de l'actrice s'était fait tranchant, mais elle ne bougea pas de son siège, se contentant de le fixer droit au travers de l'objectif de sa caméra. Ni effrayée, ni même surprise, elle paraissait s'être attendue à cet interrogatoire et se tenait prête à y faire face, sans flancher.

— Nous ne sommes pas tous des maillons faibles, poursuivit-elle. Nous ne leur prêtons pas tous des émotions humaines. Je sais ce qu'il est.

Hector aurait pu croire à un discours adressé à un journaliste quelconque, mais l'acidité dans les paroles de la jeune femme, son regard brûlant, résonnaient d'une colère dirigée vers une personne en particulier. Une personne qui n'était pas lui.

— Je suis déçue, Miles, que tu puisses douter de moi.

Hector se félicita que la caméra masque sa stupéfaction.

— Je ne suis pas Nina et je ne l'ai pas aidée. Tu le sais. Je n'éprouve rien pour Thésée, comme il n'éprouve rien pour moi. Margot se doutait que tu essaierais de nous sonder en traître, mais si tu cherches des comédiens fragiles, va voir du côté de Yann ou de Théo. Ils sont bien plus à risque, avec leur foutue sensibilité d'artiste ! Franchement, ta jalousie est épuisante. Ou est-ce un fond de sexisme ? Que dois-je faire de plus pour te convaincre que je te suis acquise, hein ?

Elle le prenait pour un envoyé de Miles, venu sonder son allégeance sous couvert d'un interview. Improbable et inespéré. Il prit une profonde inspiration, la relâcha. C'était l'instant critique où il devait prendre la bonne décision. Cette méprise constituait une aubaine de taille, il ne pouvait pas la gâcher.

— Allons voir Thésée, tenta-t-il.

Serena leva un sourcil sceptique.

— Le voir ? Maintenant ?

— Oui.

— Qu'est-ce que tu vas me faire faire, au juste ?

— Vous verrez bien.

— Miles, tu fais chier, grommela-t-elle en se détournant.

Imaginait-elle qu'il suivait leur échange au travers d'un écran, quelque part, ailleurs, alors que la fête battait son plein ? Ou songeait-elle au moment où il visionnerait les enregistrements réalisés par ses espions ? Peu importait. Si elle voulait penser qu'Hector disposait du pouvoir de son maître, il n'allait pas la déciller.

Il se dirigea le premier vers la sortie, puis la lui indiqua d'un mouvement de sa caméra. Toujours fulminante, mais bien décidée à lui prouver qu'il avait tort, elle le dépassa comme une tornade miniature, poings serrés, chevelure ondulante et s'engagea dans le couloir d'un pas décidé.

Il ne restait plus qu'à récupérer Leo et Marco à la salle technique, espérer qu'ils s'intègrent à la mascarade, et la première porte s'ouvrirait.

Tout un programme.

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