48. Face/Off


Dans le couloir, Hector tomba nez à nez avec un jeune homme en uniforme sombre, qui parut déstabilisé de le trouver là.

— Vous ne pouvez pas sortir ! déclara-t-il, du ton le moins convaincu du monde.

L'évadé le dépassait d'une bonne tête et l'aurait broyé dans une embrassade.

— Expliquez-moi ça ! rétorqua le Troyen en lui brandissant sous le nez l'objet qui contrôlait l'écran.

— La télécommande ?

— C'est ça.

Il lui désigna l'intérieur d'un geste impérieux, auquel le garde obéit sans discuter, peut-être soulagé. Hector entendait bien profiter de sa surprise jusqu'au moment où il s'en libérerait. Céder aux injonctions d'une EBA n'était probablement pas très règlementaire.

— Vous voulez faire quoi ? demanda le jeune homme, décontenancé.

— Revenir en arrière.

S'ensuivit une brève explication, qu'Hector mémorisa sans mal. Avant, arrière, pause, accélération, ralentissement, arrêt, menu. Satisfait, il jeta le soldat dehors et retourna au spectacle.


L'Arthur qui avait perdu le combat n'était pas celui qu'il avait rencontré, ce fait ne méritait pas qu'on s'y attarde. L'émotion de Nina-Cassandre-Morgane paraissait sincère, mais ses talents de comédienne lui permettaient sans doute de mimer n'importe quel état d'esprit. Là encore, nulle preuve utile.

Il regarda la fin du duel au ralenti. Le blessé ne parvenait à résister que parce qu'il devinait la manière dont Arthur allait se battre, et cette anticipation, Hector en était persuadé, dérivait de sa connaissance intime de son adversaire. Ils étaient presque interchangeables, abreuvés aux mêmes mensonges, entraînés aux mêmes mouvements. Mais le premier venait de naître et le second portait le poids de son savoir, plus la marque de la punition que lui avait infligée son maître furieux. Il aurait dû perdre, mais il avait vaincu.

Comment ?

Le Roi Arthur allait asséner son ultime coup, l'issue de l'affrontement paraissait inexorable... et il avait hésité à la dernière seconde.

Hector figea l'image, recula, avança à nouveau. Une lueur vive éblouissait le Breton, droit dans les yeux, pendant un très bref instant. Aveuglé, il suspendait son geste dans un réflexe malencontreux, et son adversaire en profitait.

Le Troyen répéta la scène, avant, arrière, une fois, deux fois, dix. À aucun autre moment, ce genre d'éclat lumineux ne perturbait le duel, le soleil factice ne se reflétait ni sur les lames ni sur les armures, ses rayons surplombaient les crânes pour s'abimer dans le feuillage des arbres.

Cassandre était intervenue. Même si elle n'apparaissait pas sur l'écran à l'instant du coup fatidique, c'était l'interprétation la plus logique. Le cristal serti dans son bâton de sorcière avait capté la lumière et elle l'avait orienté pour tenter d'infléchir le destin. L'angle paraissait correspondre, comme la motivation.

Hector regagna le couloir et apostropha le garde.


De retour, Max écouta ses précisions sans broncher, accepta même de regarder la scène jusqu'au bout, ce qu'il n'avait manifestement pas encore fait.

— Ce serait bien le genre de Miles, admit-il, de l'opposer à lui-même. Et il n'a pas dû aimer la conclusion, pas du tout.

Hector figea l'écran sur le velours grenat.

— De quand date ce combat ? demanda-t-il.

— Hier en fin de journée.

— Arthur et la sorcière sont toujours vivants.

Max secoua la tête.

— Étaient. Si Miles a vraiment aligné ton Arthur dans ce duel truqué, ce qui n'est pas prouvé, Hector, c'est qu'il n'en a plus besoin. Il ne s'attendait pas à ce qu'il gagne. Il l'a sans doute supprimé juste après.

— Tu n'en sais rien.

Max poussa un bref soupir et se frotta le visage des deux mains.

— C'est le moment où ta propension au sacrifice héroïque va venir s'immiscer dans la conversation, remarqua-t-il. Ma réponse n'a pas changé. Non. Non, je ne te laisserai pas y aller. Imagine que Légendes... c'est Troie. Une cité fortifiée, des officiers sur le qui-vive, des soldats innombrables. Imprenable. Dirigée par des hommes sans honneur.

— Je n'ai rien dit, se permit le prince.

— Mais tu allais le faire. Tu allais dire : j'y vais, je vais les chercher, les sauver.

Max avait raison, bien sûr.

— Nous avons été conçus de cette manière, répondit prudemment le Troyen.

L'homme en blanc s'emporta.

— Êtes-vous vraiment incapables de vous en délivrer ? De ces impulsions suicidaires ? C'est une vraie question ! Et elle est critique !

— Ton objectif est de détruire les EBAs, n'est-ce pas ?

Max rit puis se rassit.

— Oui. On pourrait le dire comme ça.

— Alors cette volonté d'auto-destruction devrait te ravir, pas t'atterrer.

Max leva les mains au ciel.

— Hector, tu peux nous aider. Vraiment nous aider. Aider tes semblables. Faire tomber Miles. Mais pas en allant jouer les... les héros, voilà. Pas en jouant les héros. Pas cette fois.

— Qu'est-ce que je peux faire, alors, au juste ?

— Témoigner. Expliquer. Prouver. Que tu n'es pas... une bête. Que tu es capable de dépasser ce qu'on t'a inculqué de force. Que tes sentiments et tes émotions sont pareils aux miens. Et pour ça, j'ai besoin que tu restes ici. Jeroen termine de concevoir un programme d'activités. Nous allons te filmer. Nous créerons des séquences que nous diffuserons. Ensuite, nous organiserons une rencontre avec des journalistes... des personnes qui colportent l'information... pour qu'ils puissent t'interroger et constater de leurs yeux de quelle étoffe tu es fait. Mais tout ça prend du temps, car c'est totalement illégal. Ta survie, hors des murs de Légendes, constitue un crime grave. Si nous n'agissons pas avec prudence, nous pourrions tous être arrêtés et tu serais éliminé, réduisant nos efforts à néant. Alors je te demande de la patience. De la confiance, aussi. Nous avons les mêmes objectifs. Mettre fin à cette abomination. Je suis désolé pour Arthur, je te l'ai dit, je te le répète. Mais nous ne pouvons pas gaspiller l'opportunité que tu représentes pour son seul salut.

La tension sous-jacente dans le discours de son hôte incita Hector à la réserve. De son expérience récente, les gens de ce monde anticipaient les coups de force et les réprimaient sans arrière-pensée. Ses yeux et sa poitrine en avaient fait les frais lorsqu'il avait essayé de déborder Cassandre, Arthur avait subi les foudres de Dame Leo, et sa crise de la veille avait débouché sur une piqûre soporifique. Même si la stature de Max prêtait à sourire, Hector était certain qu'il avait pris ses précautions avant d'entrer dans la pièce. Le Troyen regretta un instant ses éclats antérieurs : s'il avait agi avec mesure, sans doute aurait-il disposé d'une marge de manœuvre un peu plus élevée aujourd'hui.

— Très bien, je comprends.

L'homme en blanc parut soulagé.

— Merci. Je pense que nous serons prêts pour un premier enregistrement d'ici quelques heures. D'ici là... je peux envoyer quelqu'un pour t'accompagner à la salle de sport. Je suppose qu'un peu d'exercice te ferait du bien. Ça aiderait aussi à...

Il esquissa un geste imprécis à hauteur de son crâne.

— Est-ce que Troie est tombée ? l'interrompit subitement Hector.

— Troie ?

— Oui. Tu disais qu'elle était imprenable. Est-ce qu'elle est tombée ?

— Troie n'a jamais existé, répondit l'érudit, indécis.

— Dans la légende. Celle dont je suis issu, répéta Hector.

Max soupira.

— Oui, elle est tombée. Mais pas par la force. Par la ruse.

Il avait gagné la porte.

— Et nous emploierons les mêmes moyens pour venir à bout de Miles.

Main sur la poignée, il fit volte-face.

— J'envoie quelqu'un pour la salle de sport ?

— Pas tout de suite.

— Une demi-heure ?

— Par exemple.

Max acquiesça, parut sur le point d'ajouter quelque chose, puis se ravisa et sortit. Hector resta un moment immobile, écoutant le bruit étouffé de ses pas s'éloigner dans le couloir. Puis il retourna face à l'écran. Il ne lui fallut que quelques secondes pour quitter le programme de Légendes et retrouver le film que Jeroen avait tenté de lui montrer la veille. Il prit une profonde inspiration et le relança. En accéléré.


Achille tue Hector.

Les Troyens ouvrent leurs portes au cheval de bois qu'a imaginé Ulysse.

Troie tombe.

Fin de l'histoire.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top