47. Gladiator

Debout devant l'écran, poings sur les hanches, Hector sourcilla. Max lui décocha une grimace embarrassée.

— Radical, releva le Troyen. Il faut l'admettre.

Après l'expérience déstabilisante du film que Jeroen lui avait montré la veille, redécouvrir Troie à l'écran, réduite à de simples remparts, s'était révélé moins difficile que prévu. Il s'était préparé à l'apparition d'Hector 29, une réplique parfaite de lui-même, l'avait regardé fouler le sable avec détachement, en contrôlant sa respiration. Max lui avait déjà dit qu'il allait remporter la victoire mais son double avait géré l'affrontement d'une manière absolument stupéfiante, sans même laisser Ajax approcher. Malgré tout son pragmatisme, Hector n'avait pas l'impression qu'il aurait osé agir de la sorte. Les duels entre combattants ennemis s'inscrivaient dans une tradition ancienne, avec leurs règles et leur rituel. Jamais il n'y aurait dérogé.

Manifestement, on n'en avait pas averti cet Hector.

— C'était son premier combat ? demanda-t-il.

— Oui.

— Surprenant.

— Oui.

Max ne s'avançait pas et Hector l'observa en coin, son visage indifférent, un signe qu'il cachait quelque chose. Mal calculé de sa part. En toute logique, d'après son discours sur la manière dont les EBA étaient construites et programmées, il aurait dû être stupéfait de ce changement d'attitude. Mais peut-être voyait-il cette séquence pour la centième fois et avait-il eu le temps de l'assimiler.

— L'hypothèse est qu'ils ont été pressés par ta disparition et qu'ils n'ont pas eu le temps de terminer la programmation de celui-ci, compléta alors Max, en croisant les bras sur sa chemise immaculée. Les héros éliminés ne sont pas réutilisés avant la saison suivante, ce qui leur donne généralement une dizaine de jours minimum pour amener le double à maturation. Les corps sont prêts, de longue date, je te passe les détails techniques sous-jacents, mais la trace en mémoire se détériore avant l'éveil si on effectue l'implantation mnésique trop tôt.

Hector hocha la tête pour l'inviter à poursuivre.

— Ici, ils n'ont eu que quelques jours pour l'éveiller... et ils ont donc dû choisir les contenus. On peut compresser toute une vie mais pas à l'envi. Le substrat cérébral conserve des limites, notamment au niveau vitesse de traitement, malgré sa merveilleuse plasticité.

Il leva les yeux au ciel et rit à mi-voix.

— Désolé pour le charabia.

— Je comprends l'idée, le rassura Hector.

Max éteignit l'écran d'une pression du doigt, et se frotta le visage des paumes.

— Voilà, tu as vu...

— Non, attends. Je veux voir Arthur.

Son hôte le dévisagea, une moue indécise sur les traits.

— Tu es sûr ?

— Oui.

— Arthur perd son duel.

— Quel Arthur ?

Max leva des mains incertaines.

— Difficile à dire. Sans doute le suivant. Mais...

Il haussa les épaules.

— Le suivant, oui, trancha-t-il.

— Dis ce que tu as à dire, lui ordonna Hector, d'une voix sèche.

Comme attendu, son interlocuteur céda.

— Nous ne pouvons pas complètement écarter la possibilité qu'ils aient tenté de le reprogrammer. Ce qui expliquerait aussi sa défaite.

— Tu veux dire effacer sa mémoire des derniers jours ?

— Oui. C'est un processus très expérimental, peu efficace... mais dont la portée commerciale serait immense, s'il était maîtrisé. Arthur, malgré sa nature d'EBA, constituait un sujet d'expérience idéal, pour eux, à partir du moment où il était de toute façon compromis.

L'idée qu'on ait pu violenter l'esprit du jeune roi révolta le Troyen, puis l'apaisa dans la seconde suivante.

— S'il est mort en ayant oublié la vérité... Peut-être est-ce pour un mieux, murmura-t-il.

Max émit un rire bref, sans joie.

— Je n'avais pas vu les choses comme ça. Mais oui. Sans doute.

— Il reste que je veux voir.

Max ne protesta pas et ralluma l'écran.

Le nom d'Arthur apparut en lettres enluminées, dorées sur un fond de velours grenat, avant qu'un homme en costume cravate ne vante les mérites d'un appareil visant à adoucir et purifier l'eau. Une femme lui succéda pour expliquer qu'on pouvait trouver des remèdes contre la toux à bon prix dans un endroit nommé Mofm. Enfin, deux enfants dessinèrent ce qui ressemblait vaguement à des vaches à la craie de couleur, avant de boire un verre de lait sans lactose (quoi que ce soit), un sourire enchanté sur leurs lèvres blanchies.

Musique ronflante, retour du velours grenat, avec les mots « Phase Éliminatoire » cette fois.

L'image se figea.

— Vraiment sûr ? répéta Max.

— J'ai vu plus d'un homme mourir, rétorqua Hector. J'en ai tué.

— Comme tu voudras.

Une forêt trop verte, trop uniforme, apparut, que l'oeil de Légendes traversa en plongée rapide, jusqu'à atteindre une trouée entre des arbres qui paraissaient plus réels. L'image s'arrêta ensuite sur une paire des bottes, et remonta le long de jambes, de plaques d'acier et d'un plastron, jusqu'à atteindre le visage du roi de Bretagne. Le regard saphir, les boucles blondes, l'expression sérieuse, les lèvres pincées. Vigilant, aux aguets.

Le coeur d'Hector bondit, puis se serra, et il relâcha longuement sa respiration. Il devait voir. Savoir. Les paroles de la dryade demeuraient vives dans son esprit.

— Ce n'est pas Arthur, réalisa-t-il. Pas mon Arthur.

— Ton Arthur ? lâcha Max, avec un ricanement avorté.

Le Troyen ne quittait pas l'écran des yeux.

— Comment le sais-tu ?

— Je le sais.

Difficile de l'expliciter, pourtant. Quelque chose dans le regard, dans l'attitude, peut-être. Il plissa les yeux. Arthur progressait dans le sous-bois, la main sur la garde de son épée. Premier combat pour cette entité, même si elle l'ignorait, et cela jouait sur sa manière de se mouvoir, sur son instinct.

— Il n'a jamais combattu. Il ne sait pas ce qui l'attend.

Et il allait mourir, Max l'en avait déjà averti. Hector devinait qu'y assister serait moins simple qu'anticipé, même si ce n'était pas l'Arthur qu'il avait connu.

— S'il a été reprogrammé, il a pu oublier tout ce qu'il a fait de son vivant.

Hector secoua la tête. Il y avait autre chose. Quoi que dise Max, il était certain – absolument certain – que ce n'était pas l'homme dont il avait partagé l'errance.

L'image revint sur le visage du jeune roi, s'y attarda un instant. Un beau garçon, assurément. Lors de leur rencontre, Hector l'avait pris pour Apollon et le souvenir lui arracha un sourire contraint. Puis l'évidence s'imposa.

— La dispersion des taches de rousseur, lâcha-t-il alors. Et le grain de beauté à côté de l'oeil gauche. Ce n'est pas mon Arthur.

Cette fois, Max siffla.

— Soit, admit-il.

— Vous n'êtes pas certains qu'il est mort. Vous n'avez aucune preuve.

Les paroles de Leo, hors de ses lèvres, comme une accusation. Max se contenta d'un nouveau soupir mais ne chercha pas à nier. Il figea l'image, et se tourna vers le Troyen.

— Même si ce n'est pas lui qui perd ce combat, les chances restent élevées, très élevées, pour qu'il ait été éliminé.

— Il est peut-être prisonnier.

— Dans quel but, au juste ? Garder un otage n'a du sens que s'il a une certaine valeur... mais Arthur n'en a aucune. Il n'est pas vraiment roi. Pour Miles, ce n'est qu'une chose. Périmée.

— Arthur a bénéficié d'aides à l'extérieur. Il a vu des choses, ici... que Miles veut certainement s'approprier avant de l'éliminer.

Max secoua la tête, manifestement peu convaincu.

— Miles sait que je travaille à sa destruction, c'est un secret de polichinelle. Arthur n'a rien vu d'utile, et rien qu'il serait capable d'expliciter.

— Ça, Miles ne le sait pas.

L'homme en blanc croisa les bras, les traits tirés.

— Même si c'était le cas... Arthur lui aura déjà tout dit. Il n'a pas en lui de résister à la torture.

— Tu te méprends à son égard

— J'ai connu sa souche. Et il lui ressemble tellement que c'en est douloureux.

Hector écarta l'argument d'un geste.

— Il n'est pas sa souche. Penser qu'il se réduit à l'ombre déguisée d'un homme mort est... stupide.

Max secoua la tête.

— Tu es bien sûr de toi.

— La faute de ma souche, je suppose.

Max leva les yeux au ciel et le Troyen haussa les épaules.

— Je veux voir la suite.

— Moi pas.

L'expression de Max s'était teintée d'une émotion imprévue et il passa une main vive sur ses yeux.

— Je suis désolé pour ce qui est arrivé à Arthur, Hector. Vraiment. Je suppose qu'Aliénor t'a dit que nous l'y avions renvoyé. Il a pris cette décision. Il était déterminé. Et même si c'était seulement une EBA... que je sais de quoi vous êtes faits... j'ai été gagné par sa conviction, voilà. Et j'ai voulu... qu'il puisse disposer de lui-même. C'était une erreur. Je ne la referai pas.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Que je ne te laisserai pas partir.

Le ton de l'érudit en costume blanc s'était soudain fait plus dur. Hector le dévisagea mais décida de ne pas le brusquer dans l'immédiat. Quoi qu'en dise la dryade, il manquait d'éléments pour prendre une décision informée. Il ne doutait pas de sa capacité à faire flancher Max au moment opportun, son hôte n'avait pas la force morale de le retenir. Mais si Max avertissait sa soeur de ses velléités rebelles, les choses se corseraient peut-être. Il opta donc pour la conciliation.

— Je n'en ai pas l'intention. Mais je veux voir la suite.

Son interlocuteur se leva brusquement et vint se planter devant lui. Il lui fourra l'objet qui contrôlait l'écran entre les doigts.

— Ce bouton pour relancer, celui-ci pour figer l'image, celui-ci pour éteindre, annonça-t-il d'une voix égale, avant de lui abandonner l'artefact.

Un frisson ébranla son corps mince. Un instant, de l'avoir si proche de lui, Hector songea à la facilité avec laquelle il aurait pu le tuer. Un mouvement, la main sur sa nuque, une torsion, Ménélas aurait cessé de respirer.

Max.

— Ce goût pour la violence, souffla ce dernier, comme s'il avait perçu quelque chose. Mais je ne peux pas t'en vouloir, ils t'ont conçu comme ça. Moi, je ne peux pas me l'infliger, désolé.

Il lui tapota le torse d'une main distraite, puis se retira, l'abandonnant seul face à l'écran.

Hector hésita un instant puis s'assit dans le canapé. Le visage d'Arthur s'étalait toujours sur la surface lumineuse.

Ce n'est pas lui, se rasséréna Hector.

Il relança le programme.


Le jeune roi déboucha dans une clairière ensoleillée, à la rondeur artificielle, bien que le sol herbeux s'orne de branchages, de rochers et de trous, comme un parcours d'obstacles. L'apparition de Nina prit Hector au dépourvu. Elle surgit à la lisière du bois, dans une robe vert émeraude, les cheveux libérés, la poitrine presque apparente. Son expression débordait d'émotions brutes, angoisse et fureur mélangées, mais l'image ne resta pas assez longtemps sur elle pour qu'Hector puisse y lire autre chose, les traces d'un mensonge, la réalité d'une situation critique.

Le temps qu'il déniche le bouton d'arrêt, la séquence était revenue à Arthur. Le Troyen renonça à tenter de revenir en arrière : il y avait trop de possibilités et un risque non négligeable qu'il provoque une catastrophe et mette fin au spectacle. Il faudrait simplement qu'il soit plus rapide la prochaine fois que Nina apparaîtrait à l'écran.

Le jeune roi invectiva la magicienne, preuve supplémentaire qu'il ne connaissait d'elle que ce que sa légende lui avait livré, et quand le point de vue se modifia, le Troyen bloqua le défilement au bon moment. Le visage de Nina disparaissait sous une couche de ces poudres qu'utilisaient les femmes, mais ses yeux paraissaient rougis, ses prunelles brûlaient d'un feu humide. Hector la scruta, incertain. Apparaissait-elle de son plein gré ou l'avait-on forcée ? Comment le savoir ?

L'adversaire d'Arthur se présenta à son tour, caparaçonné d'acier, l'épée au poing. Il manqua trébucher dès ses premiers pas, tandis que le jeune roi s'approchait, circonspect mais déterminé. L'image demeura avec le seigneur breton, ne présentant son ennemi que brièvement. Hector frissonna. Arthur allait perdre, Max l'avait dit.

Pourtant, de ce qu'il pouvait entrapercevoir du chevalier qui lui était opposé, l'issue paraissait loin d'être évidente. Lors du premier contact, Hector observa l'attitude des deux hommes. Arthur paraissait frais, déterminé, un peu trop nerveux. Le ruffian se garda in extremis et soutint son assaut avec peine.

Cet homme ne fait pas le poids, songea Hector. Il ne peut pas gagner. Pas à la loyale.

L'écran offrit une vue plus large sur la clairière, sur Nina, les deux guerriers qui s'étaient disjoints et se tournaient autour. Au déplacement du second, le Troyen devina qu'il était blessé. Pourtant le coup d'Arthur n'avait pas porté lors de son premier assaut. Cet adversaire était entré dans l'arène diminué, de la chair à canon pour un jeune guerrier entraîné, avide de vaincre, fébrile, sûr de son droit, de sa fameuse mission, comme ils l'étaient tous.

Le jeune roi chargea, porta son coup de taille, un mouvement rapide, élégant, qu'Hector ne put s'empêcher d'admirer, bien que ce style de combat lui fut tout à fait étranger. Contre toute attente, l'ennemi l'esquiva et profita de son élan pour le déséquilibrer et reprendre de l'espace. Mal joué, d'un point de vue tactique. Il aurait dû profiter de ce bref avantage pour frapper à son tour. D'autant que son épuisement transparaissait désormais dans toute son attitude. Il n'avait même pas la force de soulever son arme et sa respiration difficile ébranlait toute son armure. Cette dernière, mal ajustée, exposait une partie de son ventre et de sa poitrine, sans compter qu'elle devait gêner ses mouvements.

Tout semblait avoir été calculé pour qu'Arthur ne fasse qu'une bouchée de son opposant, c'en était presque risible. Le public ne pouvait pas être dupe d'une telle manipulation, même mal informé.

Le jeune roi ne perdit pas son calme, malgré l'échec d'une attaque pourtant bien planifiée. Il jaugeait son adversaire, une expression concentrée sur ses traits nobles, et Hector se sentit gagné par sa suspicion, la prise de conscience progressive que ce brigand anonyme n'était peut-être pas aussi vulnérable que prévu.

L'image revint une seconde sur l'homme en question, qui s'était désormais appuyé sur le pommeau de son épée, et gardait une main nue appuyée contre son épaule. Hector figea l'image. Du sang mouillait sa tunique, à hauteur de la gorge, sous ses doigts pressés.

Arthur, songea-t-il soudain.

Il relança l'enregistrement et en observa la conclusion comme prisonnier d'un songe. Le jeune roi s'élança à nouveau, pour être contré, une fois, une deuxième, par quelqu'un qui ne pouvait lutter contre sa force, mais qui anticipait ses mouvements et ses décisions, s'en prémunissant in extremis. Quelqu'un qui souffrait et qui perdait peu à peu pied. Il ne serait même pas nécessaire au roi breton de le frapper pour qu'il tombe, chaque minute supplémentaire suffisait à creuser une tombe inévitable.

Hector devinait qu'Arthur, son Arthur, ne pouvait se résoudre à frapper son adversaire, quand bien même sa propre survie était en jeu. Sa rage flamba mais il demeura immobile, figé dans son fauteuil, sans parvenir à se détacher de l'inexorable.

En parallèle de l'affrontement, son esprit s'égara soudain dans ce qu'il ferait subir à Miles lorsqu'il l'aurait à sa merci. Lui crever les yeux, lui arracher le foie, l'écorcher vif, suspendu tête à l'envers.

Quelque chose comme ça.

Il en ressentit presque de l'apaisement.

L'homme qu'il savait être son Arthur n'avait plus l'énergie de bouger. Le héros de Légendes fondit sur lui pour lui porter le coup de grâce et suspendit stupidement son geste alors que l'issue du combat ne faisait plus aucun doute. 

Pourquoi ?

Dans un sursaut inespéré, son adversaire lui asséna alors un violent coup de pommeau en plein visage, qui l'envoya au tapis, sonné. La musique emplit la pièce, mélodramatique, le gros plan du jeune roi inconscient s'étala sur l'écran, le sang aux lèvres, les yeux révulsés, puis, plus rien.

Velours grenat.


Arthur éliminé.





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