45. Sense and Sensibility

Hector émergea au son de voix qui parlementaient avec véhémence, un discours imprécis ponctué de « chuuuuuut » parfaitement inutiles. Plutôt que d'attirer l'attention sur son éveil, il s'offrit les quelques secondes nécessaires pour reprendre ses esprits. Il se redressa ensuite sur son lit, libre de ses mouvements, dans une pénombre tamisée par deux lampes faiblardes. Il reconnut la petite chambre de ses appartements, dans la forteresse des jumeaux. Le souvenir indistinct d'émotions fortes, induites par des images troublantes, flotta à la lisière de son esprit, avant qu'il n'en revienne à l'instant présent.

Les débattants se trouvaient juste à l'extérieur de la pièce, leurs propos étouffés par la porte, mais la solitude du Troyen ne dura pas longtemps. Une fente de lumière se dessina sur le couvre-lit puis une petite silhouette se glissa à l'intérieur, emmitouflée dans un tablier blanc.

— Dame Dackitt, murmura-t-il.

La dryade aux cheveux verdoyants lui retourna une grimace explicite et posa un index impérieux sur ses lèvres.

— C'est Docteur Dackitt, aujourd'hui, souffla-t-elle.

Elle grimpa aussitôt sur le lit, s'y agenouilla et se délesta d'une imposante sacoche.

— Ah ! Tu es réveillé, ça tombe bien ! déclama-t-elle ensuite d'un ton théâtral. Je vais prendre ta tension, donne ton bras !

Elle leva les yeux au ciel sans bouger. Hector la dévisagea, interloqué. Quand il fit mine d'ouvrir la bouche, elle se fendit et posa une paume tiède sur son visage. Il ne se défendit pas. Ils demeurèrent immobiles, aux aguets.

— Vous m'appelez quand vous avez terminé, alors, doc ? demanda une voix masculine, de l'extérieur.

— Oui oui, répondit-elle.

— J'retourne en faction, alors.

— C'est ça, faites donc, mon brave.

Des pas s'éloignèrent dans la pièce voisine. La dryade relâcha sa respiration et libéra le prince.

— Vous êtes mauvaise comédienne, remarqua Hector.

— Parce que t'es un expert, je suppose ? grinça-t-elle.

— À quoi rime ce subterfuge ?

— J'ai pas le droit de venir te voir. Faut que tu te reposes, tu vois. Puis on se méfie de mon influence. Je suis pas dans la ligne du parti. Donc j'improvise.

Elle ouvrit son sac replet et en sortit un curieux instrument composé de tiges de métal courbes et d'un tube de cuir souple, terminé par une pièce ronde et plate. Elle le glissa autour de son cou puis rapprocha les tiges de ses oreilles.

— Je fais illusion ?

— Je n'en sais rien. Illusion de quoi ?

— Docteur Dackitt ?

Il haussa les épaules, décontenancé. Comprendre les gens de ce temps n'avait rien d'évident, mais la dryade battait des records.

— Laisse tomber.

Des genoux, elle passa sur ses fesses et croisa ses jambes.

— J'ai sans doute pas beaucoup de temps avant que quelqu'un se rende compte que j'ai... bafoué les protocoles, ou je ne sais quoi. Tu as l'air en forme, Hector. C'était pas gagné. C'est cool.

Hector demeura muet. La dernière fois qu'il avait vu cette femme, elle avait foudroyé Arthur à l'aide d'un objet minuscule, qu'elle lui avait planté dans les tripes. Qu'elle se présente armée seulement de son curieux instrument difforme était audacieux de sa part, il aurait pu la maîtriser d'un geste, mais la situation avait changé. Hector se souvenait qu'elle avait cherché à leur dire la vérité, que Nina l'en avait empêchée et qu'ensuite, elle avait seulement essayé de protéger son amie des foudres d'un combattant surentraîné, un monstre violent, calibré pour tuer.

Lui.

Il ne pouvait pas lui en tenir rigueur.

— Je vais mieux, répondit-il, sans s'avancer.

— Il parait que tu as tout absorbé avec flegme : Légendes, ta conception, le mythe construit dans ton crâne.

Elle lâcha un soupir sonore.

— Et que tu vas te plier aux... désirs de Max.

Le choix de terme le fit tiquer.

— Ce ne sont pas des désirs, c'est la stratégie de la personne la mieux placée.

La dryade haussa de spectaculaires sourcils.

— Carrément ? La personne la mieux placée ? Qu'est-ce qu'ils t'ont fait boire, au juste ?

Le sarcasme s'étalait dans ses paroles.

— Prétends-tu qu'ils m'ont menti, eux aussi ? demanda Hector, circonspect.

— Sûrement pas sur tout. Mais je suis surprise que tu accordes aussi rapidement ta confiance à des étrangers.

— Réponds à la question. M'ont-ils menti ?

— Non. Je suppose que non.

— Alors je dois faire confiance à Max pour la suite. Il veut vaincre Légendes. Mettre fin à tout ça.

La jeune femme renifla de dépit.

— Une lutte de longue haleine. Qu'il mène depuis des années, avec un succès spectaculaire.

Ainsi vont les guerres, aurait voulu lui rétorquer Hector, avant de se reprendre. Il n'en savait rien, en réalité.

— Et Arthur ?

— Quoi, Arthur ?

Il n'était pas certain d'apprécier qu'elle aborde sa mémoire avec une telle légèreté, qu'il sentait teintée de mépris. Il ne lui appartenait pas, et Hector ne voulait pas le partager.

— Est-ce qu'ils t'ont dit comment Légendes l'avait repris ?

Hector secoua la tête. Il n'avait pas voulu, osé, poser la question.

— Il y est retourné, voilà, reprit-elle sans attendre qu'il réponde. Il voulait vaincre Miles. Trouver un antidote pour te ramener à la vie. C'était ridicule, Hector. Tout seul contre ce monstre. Et ils n'en avaient même pas besoin ! Mais à la place de le dissuader de cette folie, ils l'ont laissé aller. Et tu sais pourquoi ? Parce qu'ils espéraient en tirer de l'information. Sur l'intérieur du complexe, sur les procédures de sécurité. Ils se sont servis de lui. De Nina. Pour leur objectif.

Ainsi Nina avait péri, elle aussi. Voilà qui expliquait la colère de Dame... Leo. 

— C'est... stratégiquement compréhensible, remarqua Hector.

— Quelle froideur. Il tenait à toi beaucoup plus que toi à lui.

— Il s'est comporté de manière déraisonnable.

— Oui, c'est ça. Tu as raison. Tu es vraiment une EBA, y'a rien à dire.

— Qu'est-ce que tu sous-entends ?

— Que tu penses comme une machine, avec des buts, sans...

Elle dessina un geste incertain, autour de son crâne, devant sa poitrine, avant de presser son ventre du poing.

— Mais je suppose que c'est logique. Tu es le modèle dernier cri. Le mieux foutu. Un stratège sans affects.

Elle se pencha vers lui en tendant la partie plate de son instrument, il recula d'instinct.

— Laisse-moi voir si tu as un coeur ! s'exclama-t-elle.

Hector se sentit vexé, soudain, et posa les mains sur sa poitrine.

— J'en ai un !

— Ah oui ? Je te dis qu'Arthur s'est sacrifié pour tes beaux yeux et tu me dis « il n'aurait pas dû » ?

— C'est la vérité.

— Mouais, formidable. J'espérais pouvoir compter sur ton aide, mais je vais devoir tout faire toute seule.

— Faire quoi ?

— Aller les chercher.

— Les chercher ?

— Nina et Arthur.

Hector secoua la tête.

— Arthur est mort.

— Tu crois que parce qu'ils t'ont dit la vérité sur tes origines, tout le reste est vrai ? Ils ne savent rien de ce qu'il est advenu d'Arthur. Rien du tout. Mais le Roi et la Reine se désintéressent du devenir des pions, c'est dans l'ordre des choses, comme tu dis. Ils mènent leur guerre. Et ils ont trouvé une brave Tour qui va rester dans sa ligne, bien sagement. Tu ne sers pas la cause de tes semblables, franchement.

— Se ruer contre un ennemi trop puissant, sans réfléchir, ne mène à rien. À l'échec. À la ruine.

— Cet ennemi détient nos amis. Les fait sans doute souffrir. Pourrait les tuer. Aujourd'hui. Demain. Je ne parle pas d'agir sans réfléchir, je parle d'agir parce qu'il le faut.

— Le destin de deux individus...

— Tu parles si tu devais défendre tout un peuple. Il n'y a pas de peuple ! Tu n'es prince de rien, général de rien, bon sang ! s'emporta la dryade. Pourquoi voudrais-tu abandonner les quelques rares individus qui se sont souciés de toi pour le salut d'étrangers ? D'autant que si je ne m'abuse, tu étais en train de sacrifier une cité entière aux élans lubriques de ton frère !

— J'essayais de défendre cette cité.

— Pourquoi ne pas leur avoir donné cet abruti de Pâris et sa belle Hélène, plutôt ? Hein ? Deux individus stupides contre tout un peuple ?

Bonne question. Difficile à analyser. Le devoir ? Mais envers qui ?

— Je ne suis pas Hector de Troie.

Sa réponse laissa la dryade sans voix.

— Mais j'ai des principes, ajouta-t-il.

— Ils sont nuls, tes principes, Hector. Voilà. Nina t'a sauvé la vie. Arthur... Arthur t'aimait, je suppose, à sa manière. Mais bref. J'ai compris. Comment pourrais-je lutter contre cette programmation ? 

Elle écarta toute leur conversation d'un geste et se remit debout.

— Si tu savais qu'ils allaient se faire tuer, pourquoi ne pas les avoir dissuadés, toi ? demanda-t-il alors.

Elle lâcha un rire désabusé.

— Hector, tu m'as déjà bien regardée ? Pourquoi tu crois que j'ai un taser sur moi ? Je suis, par définition, le genre de personnes qu'on n'écoute jamais. Je n'ai ni le bon sexe, ni la taille, ni le visage, ni le teint, j'ai rien. Alors oui, je te jure, je leur ai dit. Je l'ai même HURLÉ DANS LEURS PUTAINS D'OREILLES, mais ils n'ont rien écouté. Qu'est-ce qu'elle saurait, au juste, cette brave Leo ? Elle n'y comprend rien, c'est rien qu'une intello dans son labo, une trouillarde, elle n'a même pas de blouse blanche pour faire docteur.

Il fronça les sourcils, décontenancé à nouveau, par ces propos incompréhensibles.

— Pourtant...

— Je l'ai volée, la blouse. Et le stéthoscope. Et les seringues, et les cachets, le tensiomètre...

Elle vida le contenu de la sacoche sur le lit, éparpilla tout ce qu'elle contenait, en une pluie de rage.

— Ce sont peut-être les cheveux verts, remarqua Hector.

— Les cheveux verts ?

— Ça n'aide pas.

Un instant figée dans sa fureur, elle éclata de rire, un rire qui vira aux larmes, qu'elle essuya d'un geste rageur. Elle brandit ensuite un index sous son nez.

— Retiens qu'ils ne sont pas morts, et qu'ils vont mourir, et que ce sera un peu ta faute. Voilà.

Des voix leur parvinrent depuis l'extérieur.

— Et maintenant je vais avoir des ennuis. Pour rien. Merci, franchement, ça valait pas le coup. Je savais que t'étais qu'une grosse brute sans cervelle. Et maintenant je sais que t'as même pas de coeur !

Elle secoua la tête.

— Arthur y serait allé, lui.

— Tu viens de dire qu'il n'aurait pas dû.

— Aaaaah tu m'énerves !

La porte s'ouvrit à la volée, sur Max, furieux.

— Je m'en allais justement ! s'exclama Leo en s'écartant.

L'expression du maître des lieux n'en tira aucune satisfaction. Il adressa un sourire contraint à Hector, attrapa la jeune femme par l'épaule, et la remorqua hors de la pièce. Le Troyen hésita, puis se leva vivement et les suivit.

Il eut tout juste le temps de voir une paire d'hommes en noir escorter la dryade à l'extérieur, tandis que Max revenait vers lui, courroucé.

— Qu'allez-vous faire d'elle ? demanda Hector de sa voix de général qui n'a pas l'habitude d'être contrarié.

Le ton prit Max au dépourvu et le prince eut la satisfaction de le voir flancher. Une tête pensante, mais pas un meneur d'hommes, qu'on pouvait intimider. La confusion s'étala sur son visage.

— Rien, souffla-t-il. Rien. Juste... la garder à l'écart. Tu ne dois pas te laisser... troubler par son discours. Elle raconte... des... inepties.

Hector songea soudain à Cassandre, sa soeur imaginaire, dont tout le monde écartait les propos, qui jurait que Troie courait à sa ruine, qu'il n'avait jamais écoutée. Qui avait raison, pourtant, mais qu'il avait été incapable de croire. 

Qui n'existait pas.

Il cligna des yeux, fixa le visage de Max, toujours en proie à des émotions difficiles.

— Je veux les voir combattre, annonça-t-il.

Max frémit.

— Est-ce sage ?

— Je veux voir ce contre quoi nous luttons.


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