39. Nina

Sonnée, Nina retraça ses pas comme une aveugle, le sang sifflant aux oreilles, gagna la salle de repos et se servit une tasse de café. Elle maîtrisa les tremblements de ses mains en serrant la porcelaine chaude, tempéra sa respiration. Elle pouvait mimer un malaise, prétendre une urgence, retourner au parking et filer.

— Niiiiin !

Elle sursauta, arrachée à sa rêverie, et manqua renverser son café, alors que Théo Perkis venait lui planter une bise sonore sur la joue. Les cheveux encore humides, il sentait le gel douche au pamplemousse de synthèse, une des trois options offertes dans les douches.

— J'suis content que tu sois là, s'exclama-t-il avec son entrain coutumier. C'est le bordel à Troie. Le script a changé. Faut qu'on aille chauffer notre prince.

La star montante du programme l'entraîna vers la table et lui tira une chaise d'autorité. Il s'affala ensuite en face d'elle, coudes sur la table, l'oeil brillant.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle, en le gratifiant de son meilleur air blasé.

— Le nouveau n'est pas mûr pour Ajax.

— Je pensais qu'il devait de toute façon se faire éliminer ?

— Vu que c'est plus le modèle compromis, c'est moins critique. Mais t'as raison qu'au départ, c'était pas grave, parce qu'on pouvait se permettre deux éliminations, mais comme depuis, Spartacus s'est fait démonter, il faut qu'Hector tienne le coup de ce dernier combat pour se hisser en phase finale.

— Ils sont quand même encore neuf, non ? demanda-t-elle à mi-voix. Ou j'ai loupé quelque chose ?

Spartacus s'était fait tuer veille ; Nina s'était gardée au courant des derniers combats, précaution indispensable. Regarder les affrontements du jour en compagnie de l'équipe de Max s'était révélé une expérience douloureuse, même si personne ne s'était permis de lui faire de remarque. Leo n'était pas venue. Max était resté de marbre, Alex avait pris des notes, leurs associés avaient échangé à mi-voix, mal à l'aise ou peu concernés. Nina, elle, s'était caché les yeux.

— Oui, mais entre Hector et Arthur, les ordres d'en haut sont de soutenir Hector. Le Hector / Achille de la phase finale rapporte toujours beaucoup. Et Arthur ne combat que demain.

— On ne peut pas déforcer Ajax ?

— L'équipe technique s'en occupe, mais nous, on doit motiver Hector.

L'idée de rencontrer une nouvelle occurrence du prince troyen déstabilisait Nina. Elle songea à ce malaise nécessaire. Elle ne pouvait pas rester ici.

— Il est généralement très motivé, reprit-elle néanmoins d'une voix qu'elle espérait ferme. Le devoir, la cité, la famille, tout ça...

— Pas celui-ci. Il est surtout fâché sur Paris. Il estime que c'est lui qui devrait aller combattre, qu'on devrait rendre Hélène, négocier avec les Grecs, des trucs absurdes.

Nina manqua rire. Elle imagina un instant la manière dont Théo se débrouillerait face à une lame réelle et un adversaire désireux de lui ouvrir la panse. Très mal. Il maîtrisait tout juste trois passes de fleuret, qui dataient de l'époque où il jouait Hamlet au Théâtre du Vieux Parc.

— Il y a eu un problème de programmation ?

Hector vouait généralement une loyauté sans borne à son petit frère, malgré la portée tragique de ses errances sentimentales.

— À vrai dire, la rumeur s'inquiète, oui, d'un sabotage en interne, chuchota le jeune premier.

Nina haussa les sourcils. Modifier les souvenirs des EBAs semblait une méthode prometteuse pour faire dérailler les plans de Miles. L'élément perturbateur pouvait-il être un agent de Max ? Il ne l'aurait certainement pas mentionné devant elle mais Nina l'imaginait tout à fait capable d'avoir orchestré ce genre de choses.

— Bon, et on doit faire quoi pour rattraper le coup ?

Théo rejeta ses cheveux mouillés en arrière et y plongea les doigts pour les ébouriffer.

— Emmy a envoyé un script, il faudrait qu'on le répète, toi et moi, puis on aura l'opportunité d'aller le travailler au corps un moment. Un des psys viendra pour observer nos prouesses et déterminer s'il faut impliquer le rang supérieur.

— Le rang supérieur ?

— Priam et Hécube.

Leurs parents légendaires.

— Ils sont castés ? s'étonna Nina.

— Dans sa tête, oui. Je suppose qu'ils vont bidouiller une simulation, je n'en sais rien.

S'esquiver devenait soudain plus compliqué que prévu. Elle pouvait toujours feindre un malaise mais... N'était-ce pas une opportunité à saisir ? Si le nouvel Hector était tué, cela offrirait un répit à Arthur, sans quoi les événements se précipiteraient dès le lendemain.

Comment peux-tu penser de la sorte ? songea-t-elle. Tu n'as décidément rien appris.

D'autant que les chances qu'Arthur tergiverse avant d'agir paraissaient minces, quoi qu'il ait décidé. Mais il était prisonnier de sa chambre. Nina ne savait pas quand on comptait le remettre en mouvement. JF saurait, bien sûr. En tant que Merlin, il avait sûrement déjà rencontré le nouvel Arthur plus d'une fois, pour le préparer à reprendre le flambeau de son prédécesseur dans la continuité de leur maigre scénario.

— Siegfried est aligné, aujourd'hui ? demanda-t-elle.

Théo lâcha un rire bref.

— Merde, Nina, tu consultes jamais le planning ?

— Les séquences qui ne me concernent pas, ne me concernent pas, remarqua-t-elle avec un haussement d'épaules hautain. Mais j'espérais voir JF.

Qui endossait le manteau d'Odin en plus de celui de Merlin. Les vieux barbus pleins de sagesse, un rôle de composition pour cette ordure.

— Siegfried a combattu hier, tête de linotte. Mais JF viendra pour la réunion syndicale, sur l'heure de midi.

Il repoussa sa chaise d'un bond nerveux.

— On y va ? Faut qu'on se prépare un rien avant d'aller voir notre Troyen et bof de faire ça ici, y'a pas l'espace, et l'acoustique est merdique.

Nina acquiesça.

Malaise or not malaise, telle était la question.

Elle repoussa définitivement l'idée de fuite..

Elle ne pouvait pas laisser Arthur seul, quoi qu'il en dise. Elle était une experte de l'improvisation, beaucoup plus que lui, elle connaissait les lieux, les protagonistes, elle n'était pas un risque mais bien un atout. Il aurait besoin d'elle, elle en était persuadée. Pour faire un croc-en-jambe, pousser des cris d'horreur, aiguiller des poursuivants dans la mauvaise direction, ouvrir une porte, tromper l'adversaire. Dans ces murs, elle devenait Morgane, la magicienne retorse, manipulatrice et redoutée. Elle protégerait son petit frère, même s'il ne l'était pas vraiment. Mais il l'avait cru, elle pouvait le croire, elle aussi, le temps d'un spectacle dont l'apothéose serait grandiose.

Elle emboîta le pas de Théo vers les salles de répétition. Chemin faisant, ils croisèrent l'un ou l'autre de leurs collègues, certains déjà en costume, puis furent rattrapés par l'assistant d'Emmy Davenport, la cheffe scénariste, qui leur refila un nouveau script pour remplacer le précédent. Théo alpagua une stagiaire qui traînait devant la machine à café puis ils s'enfermèrent dans une petite pièce, mi-gymnase, mi-salon.

Tandis que Théo s'échauffait à l'aide d'exercices ridicules, sans doute pour impressionner son auditoire, Nina se plongea dans le nouveau texte. En tant que Cassandre, sa marge de manoeuvre était réduite : elle ne pouvait que promettre la ruine, ce qu'Hector ne croyait jamais, par essence.

Sauf si.

Sauf si on avait modifié ses souvenirs pour qu'il se fie à sa parole. Élue d'Apollon, maudite, prophétesse incomprise. Un sourire se dessina sur ses lèvres, à l'idée que cette intervention si minutieusement préparée par les rédacteurs crée encore davantage de problèmes. Hector refuserait peut-être de se battre. À sa connaissance, cela ne s'était jamais produit, pour aucune des EBAs.

La porte s'entrouvrit sur le visage d'un des assistants de production.

— Deux heures ! leur lança-t-il, assortissant ses mots d'un geste explicite des doigts.

Théo acquiesça et mit fin à ses gesticulations pour attaquer les choses sérieuses.


Pendant la petite heure durant laquelle ils travaillèrent, Nina peina à rester concentrée. Elle songeait sans cesse à Arthur, à ce qu'il faisait dans sa chambre obscure, s'il guettait Marco – le gamin qui jouait Girflet –, s'il avait caché l'autre Arthur sous le lit, comme prévu dans leurs plans déments, s'il avait réussi à dissimuler les vêtements prêtés par Miles sous une tunique de lin à l'allure médiévale, s'il les avait enlevés, ce qu'il avait fait du précieux révolver avec lequel il entendait tuer le Diable.

À chaque craquement, chaque passage dans le couloir, chaque éclat de voix distant, elle sursautait, guettant le début d'hostilités incertaines qui promettaient de bouleverser sa vie.

Qui l'était déjà, en réalité, quoi qu'il advienne.

Elle aurait dû partir. Elle devait rester.

— Nin, t'es pas concentrée, c'est terrible, lui lança finalement Théo. Mais bon, vu que Cassie est demi-folle, ça passera inaperçu.

Elle lui adressa une grimace.

— C'est toi qui dois faire le gros du boulot. Te montrer charmant.

— Ma spécialité, railla-t-il.

Vu l'ampleur des modifications dans le texte, cet Hector paraissait sérieusement défectueux. Problématique. Rebelle. Différent.

— Allons bouffer, trancha le bellâtre, avant de jeter le texte en une pluie de feuilles qui s'éparpillèrent sur le plancher.


Le restaurant du personnel se trouvait au premier étage, et jouissait d'une belle vue sur le petit parc installé devant l'entrée du studio, à l'endroit où les spectateurs du live, les journalistes, les VIPs étaient accueillis par les hôtesses. Un brouhaha constant y régnait car vu la masse de travailleurs qui hantaient le complexe, il s'y trouvait toujours quelqu'un en pause. Les acteurs squattaient généralement les meilleures places, que personne n'osait leur disputer, et ils s'installèrent à la fenêtre, un peu en surplomb de la salle. Rapidement, d'autres collègues les rejoignirent, pour l'ultime repas avant le rush de l'après-midi. Les préparatifs commençaient tôt, avec la visite du plateau, puis le très long passage à l'habillage, coiffure et maquillage, et la première retransmission, dans un léger différé, commençait à 18 heures.

Selon le fameux planning, Thésée passerait le premier – une formalité d'après Serena qui jouait son Ariane, puis Lancelot à 20 heures, et Hector à 22. Vu qu'il ne restait qu'une seule élimination avant la phase de tournoi, le résultat de n'importe lequel de ces combats bouleverserait potentiellement le programme de la soirée et des jours à venir et la conversation s'orienta tout de suite sur cette fin de saison imminente.

Les duels opposaient alors des héros d'horizons tout à fait divers, et la gestion des trames narratives devenait carnavalesque. Bien sûr, ce n'était pas directement du ressort des acteurs, même s'il leur revenait de s'approprier des textes absurdes. Les héros conçus dans des univers merveilleux s'adaptaient relativement bien au débarquement de l'incroyable, mais ceux qui avaient jusqu'alors évolué dans une réalité terre-à-terre pouvaient se montrer moins flexibles. C'était le cas de Guillaume le Conquérant, dont le niveau pâtissait toujours de la transition, mais aussi de Rodrigue, et ils étaient encore tous deux de la partie.

À chaque rotation, les scénaristes testaient de nouvelles idées pour empêcher la stupeur de paralyser un guerrier au moment fatidique, en rajoutant des interventions divines, des séquences oniriques et des portails féériques, mais le résultat n'était pas encore au point, et chacun y allait de sa suggestion.

Nina eut rapidement la nausée, à les écouter discuter de manipulations supplémentaires pour assurer le spectacle. Étaient-ils tous insensibles, convaincus, ou certains jouaient-ils, comme elle, une comédie élaborée ? Elle ne pouvait pas blâmer les nouveaux : elle avait été des leurs, étourdie par les projecteurs et la gloire. Une part d'elle avait envie de se lever et de leur hurler dessus. L'autre l'incitait à participer à la curée avant qu'on ne remarque son silence.

— Ça va, Nin ? lui demanda d'ailleurs Yann, le spécialiste des rôles de meilleur ami, qui jouait à la fois Patrocle chez Achille, l'Olivier de Roland, et, ce jour-là, Galehaut pour Lancelot.

Pouvait-on adopter ces rôles, jour après jour, et ne rien éprouver ? Constituait-il un allié potentiel ? Elle ne pouvait en juger. Yann n'était pas le plus futé d'entre eux. Peut-être n'avait-il pas la capacité intellectuelle de prendre du recul sur ce qu'ils faisaient. Peut-être se voyait-il comme l'éleveur qui caresse la tête de l'agneau avant de l'envoyer à l'abattoir. Choyé jusqu'au moment fatidique, il aura eu une belle vie.

Elle reprit pied.

— Oui. Oui, oui. Je suis embêtée par cette histoire avec Hector, c'est tout.

— Vous arriverez à le faire bouger, t'inquiète pas. La testostérone fera son job.

À cet instant, deux nouveaux venus s'incrustèrent à leur table. Même sans sa perruque blonde, Margot avait l'air d'une walkyrie, le regard dur, la poitrine opulente et la voix de basse. Elle paraissait furieuse et se laissa tomber sur sa chaise. JF, toujours plus mesuré, se glissa entre Théo et Yann en distribuant ses sourires hypocrites.

— Ça s'est mal passé, alors ? demanda Serena.

Margot haussa les épaules avec une grimace.

— Miles ne s'est même pas déplacé, il a envoyé un sous-fifre, plus deux avocats, bien sûr. Tous d'un calme olympien. Ils ont entendu nos doléances. Voilà. Entendu. Zéro marge de négociation, sauf si quelqu'un veut prendre le risque d'une fronde.

Elle les dévisagea les uns après les autres de ses yeux bleu glacier.

— C'est bien ce qui me semblait.

Nina n'était pas certaine de comprendre ce dont il retournait. Les réunions syndicales étaient parfois tendues, mais Margot et JF les affrontaient généralement avec flegme.

— Donc on doit éviter de se curer le nez dès qu'on est l'intérieur, résuma Yann.

— J'éviterais aussi dans ma bagnole, si j'étais toi, compléta Margot. Il y a désormais douze caméras dans le parking.

Nina sentit son souffle se bloquer.

— Rassure-moi, il n'y en a pas dans le jacuzzi ? demanda Théo.

— Merde, t'y es encore allé sans slip ? s'exclama Margot. T'exagère, Perkis, c'est dégueulasse ! Il y en a partout, retiens ça. Dans ta loge, dans les chiottes, dans le jacuzzi, les salles de répet, les couloirs, la cafétéria, au-dessus de nos têtes en ce moment-même. Cent-onze, en tout. Et non, on ne peut pas connaître leurs emplacements. Sécurité oblige.

— Tout ça parce qu'un type de la maintenance a gazé deux clones par erreur ? s'offusqua Théo.

— Nin, ça va ? répéta Yann, juste à côté d'elle.

La pièce tournait au rythme des battements de son coeur emballé. Le malaise qu'elle avait pensé feindre se profilait, bien réel. Ils avaient été vus, enregistrés, elle et lui, Morgane et Arthur, une actrice et l'EBA qu'elle aurait dû mépriser, dans le parking, la salle de repos, les couloirs.

À peine consciente des regards qui s'étaient tous tournés vers elle, elle repoussa sa chaise et partit en courant vers les profondeurs. 

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