38. Nina

Comme Nina l'avait espéré, le parking réservé aux acteurs était pratiquement désert. Faveur négociée par les stars du programme, il n'accueillait que leur poignée de véhicules et se trouvait directement à côté de l'entrée des artistes.

D'un regard circulaire, la jeune femme embrassa le reste de l'espace enfoui, comptant une douzaine d'autres voitures, disséminées ça et là. Peu intéressée par la locomotion, elle n'avait cependant aucune idée d'à qui elles appartenaient. Elle se rangea à côté du vélo électrique de Theo Perkis, le jeune premier qu'on avait embauché pour jouer Pâris dans la séquence d'Hector. Lui, Nina savait où il se trouvait : dans le jacuzzi de leurs thermes privés, à mitonner en récitant son texte d'un air pénétré. Un miracle qu'il n'apparaisse pas tout fripé à l'écran, avec le temps qu'il passait sous eau. Aucune chance de le croiser dans les couloirs.

Le moteur se tut, la musique s'estompa, l'habitacle ne résonna plus que de la respiration mesurée de la jeune comédienne, qui enchaîna les exercices pour contrôler son stress. Ce n'était finalement qu'un trac d'une autre sorte, la veille d'un grand spectacle dont elle ne tenait même pas le rôle principal. L'improvisation. Elle avait excellé à cet exercice, autrefois, lorsqu'il fallait inventer un monde, une histoire, des personnages, à partir de quelques indications brèves et trente secondes de brainstorming survolté. Elle s'y sentait bien plus à l'aise que lorsqu'elle devait interpréter Molière ou Shakespeare, s'en tenir à un rôle aux répliques figées, mille fois entendues, mille fois répétées. En cela, Légendes était exactement sa niche, car malgré les scripts minutés, les EBAs réagissaient toujours un peu différemment de ce qui avait été prévu, et il fallait pouvoir rattraper le fil de la trame sans se laisser déstabiliser.

Un peu comme quand on joue face à des animaux, aurait dit Miles.

Un peu comme quand on joue face à des enfants, songea Nina.

Peu importait. Tout cela était révolu. Il ne fallait pas songer à demain, surtout pas. L'horloge du tableau de bord se rappela à son bon souvenir et elle déboucla sa ceinture avant de rejoindre l'air pesant de l'extérieur.

Face au coffre, elle prit une profonde inspiration, la relâcha, puis l'ouvrit.

— Nous y sommes, souffla-t-elle à mi-voix.

Arthur se dégagea de sous l'empilement de costumes que l'équipe de Max avait improvisé pour le dissimuler. Il lui décocha un sourire incertain, qu'elle s'efforça de lui rendre, tandis qu'il s'extirpait sa grande carcasse du coffre étriqué.

Le gabarit des différents héros de Légendes avait été défini sur base de plusieurs études de marché, en cherchant à couvrir un maximum d'inclinations. Hercule avait été le plus musclé, mais il n'était plus exploité en raison d'une faiblesse cardiaque que les équipes médicales avaient estimée trop onéreuse à rectifier. Parmi les combattants restants, on trouvait des grands, des petits, des minces et des plus lourds, des blonds, des bruns, des très jeunes et des plus mûrs. Tous de souche européenne, pour ne froisser personne. Chaque fois que la possibilité d'ajouter un héros d'origine plus lointaine était proposée par une tête pensante, elle était aussitôt écartée.

Boîte de Pandore, répétait Miles. Double tranchant. Appropriation culturelle. Oublions.

Cela expliquait aussi l'absence de femmes, même si les noms de Penthésilée, Brünehilde, Boadicée et Jeanne d'Arc revenaient régulièrement dans la conversation. Nina pensait que, tôt ou tard, si Légendes poursuivait ses activités, si la cellule de développement détectait l'instant propice, Jeanne affronterait Achille, et Penthésilée se heurterait à Rodrigue. Du grand n'importe quoi, pour le plaisir des bas instincts.

Arthur demeura circonspect, Nina l'entraîna vers la porte. D'un coup de carte magnétique, elle leur ouvrit le ventre de Légendes.

— Qu'est-ce que tu comptes faire ? lui demanda-t-elle à mi-voix, tandis qu'ils remontaient le couloir qui menait aux vestiaires.

— Rien qui vous concerne, répondit doucement Arthur.

— Arthur, je peux t'aider...

— Ce n'est pas votre rôle.

— Mon rôle est ce que j'en fais, rétorqua-t-elle.

Ils avaient atteint la salle où chacun abandonnait ses effets personnels dans un casier réservé. La porte de gauche menait à l'escalier des thermes, celle de droite à la salle de repos et, au-delà, aux loges puis aux plateaux.

— Je ne veux pas devoir veiller sur vous en plus du reste. Et si vous êtes avec moi, j'y serai contraint.

Cette condescendance de mâle primitif l'emplit une seconde de fureur, mais Arthur n'y pouvait rien, ces croyances étaient profondément inscrites en lui. Peut-être aurait-il la chance de s'en défaire, plus tard, s'il réussissait à survivre.

— Votre présence nous mettrait en danger tous les deux. Si vous voulez m'aider, Nina... Quittez cet endroit au plus vite et retournez vous mettre en sécurité.

Il l'avait pourtant respectée, autrefois, quand elle était Morgane, sa demi-soeur maléfique. Respectée et crainte. Mais en retirant son masque, elle avait perdu ses atours d'enchanteresse pour devenir une simple – faible – femme. Elle ne méritait pas qu'il s'inquiète de son sort, mais il semblait ne pas pouvoir s'en empêcher.

Elle aurait voulu lui dire de ne pas pardonner si aisément, ces actes monstrueux qu'elle avait posés en pleine conscience. Ils n'en avaient pas le temps. Chaque seconde perdue dans ce dédale augmentait le risque d'une rencontre malvenue, et Arthur ne pourrait jamais passer pour quelqu'un d'autre que celui qu'il était.

Elle lui pressa l'avant-bras puis reprit la tête de leur petite équipée, vigilante. Ils atteignirent la salle de repos, déserte, mais où le percolateur plein trahissait une présence proche. Nina entrouvrit la porte qui menait aux loges et écouta un instant. La voix d'une maquilleuse piaillait avec entrain. Sans doute s'occupait-elle de Serena, reine des ragots, l'actrice qui jouait Ariane dans les séquences de Thésée. Nina n'avait pas vu sa voiture mais les rumeurs disaient qu'elle disposait d'un appartement dans les hauteurs, au plus près du maître des lieux (ou peut-être carrément chez lui).

— Dépêchons-nous, souffla-t-elle à Arthur.

Soigneusement fléché, le sous-sol des chambres – il était interdit de les appeler « cellules » mais « cages » était toléré – était accessible aux acteurs, mais aussi aux équipes médicales, à la maintenance technique et au service d'entretien. Les accès « officiels » se trouvaient un étage plus haut et jouissaient chacun d'un décor irréprochable, de manière à ce que les EBAs restent immergées dans leur univers. Certains se partageaient des couloirs sans jamais s'y croiser.

— Ne contrôlent-ils pas ce qui se passe dans les chambres ? demanda Arthur alors que Nina le guidait.

— Il y a des caméras de surveillance mais pas d'enregistrement, expliqua la jeune femme. Ce genre de séquences... humanise trop les combattants. Et les caméras sont suspendues pendant la nuit. Les héros sont tranquillisés, tu le sais.

— Ce n'est plus la nuit, remarqua Arthur.

— Pas pour nous, mais pour eux, la nuit dure jusqu'à midi, une heure, parfois plus, selon le programme des festivités. Elle dure parfois deux ou trois jours, quand on n'a pas besoin d'un combattant. Les garder oisifs, en chambre, n'est pas évident, quand ils sont éveillés.

Elle ne pouvait s'empêcher de dire « eux, ils, les », arrachant Arthur à ce monde une seconde fois. Ce qu'il en pensait, elle ne parvenait pas à le déterminer. Il semblait perdu dans ses pensées, sans doute à planifier la suite, son coup d'éclat improbable.

Un pli barra son front, sous les boucles dorées.

— Cela veut dire que le nouvel Arthur sera endormi, murmura-t-il.

— Oui. C'était l'idée, n'est-ce pas ? Ce sera plus simple de le maîtriser sans éclats.

Il opina du chef, sans se départir de son expression concentrée. Elle hésita à l'interroger mais elle devinait qu'il ne dirait rien. Elle était, comme il lui avait dit, un danger dont il ne voulait pas se préoccuper.

Enfin, ils atteignirent la volée de marches qui menait à l'entrée dérobée de sa chambre, derrière la bibliothèque. L'ouvrir depuis le sous-sol ne nécessitait qu'une pression, mais il était impossible de faire le trajet inverse sans aide extérieure.

La gorge de Nina se serra et elle lutta contre ses larmes.

Contrôle, se morigéna-t-elle. Tu es une pro. Il n'a pas besoin de ça.

Est-ce que tu es sûr ? voulait-elle lui demander. Certain ? Une fois dans la chambre, la cellule, Arthur, la cage, le cachot obscur dont on ne sort que les pieds devant, tu ne pourras plus changer d'avis, plus repartir, tu seras à nouveau contraint par une histoire sur laquelle tu n'as aucune prise. Sacrifié au plaisir des autres, à leur faim, à la noirceur de leur coeur. Est-ce que c'est vraiment ce que tu veux ?

Elle ne dit rien. Il fit volte-face et la dévisagea avec un léger sourire, beau, fier, lumineux dans la pénombre, un roi déterminé, prêt à pourfendre les ténèbres.

Malgré elle, malgré tout ce qu'elle savait des ressorts de ce spectacle, elle en fut touchée. 

— Merci, souffla le jeune homme.

Il appuya lui-même sur le bouton et s'engagea dans l'escalier d'un pas déterminé.

— Il ne faut pas, murmura Nina.

Me dire merci, gravir ces marches, espérer l'impossible.

Mais Arthur avait disparu, avalé par l'obscurité, et elle entendit le bruissement étouffé de la porte qui se refermait sur ses pas.

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