34. Entraîné
Simon était le prénom de l'homme revêche qui avait rudoyé puis maîtrisé Arthur lors de son arrivée. Lorsqu'on l'informa qu'il devait apprendre à une EBA à tirer – un acte séditieux, totalement illégal –, il conserva sa mine hostile, mais ne discuta pas les ordres. Max et Jeroen demeurèrent en arrière, curieux de voir la manière dont le jeune roi se débrouillerait avec cette nouvelle arme.
Sans mal.
On lui confia un pistolet de petite taille, un jouet qui tenait à peine dans la paume d'une main. Arthur capta un échange de regards entre ses compagnons, une hésitation, quelques paroles échangées à mi-voix, et comprit que le chef de la garde – sans doute avait-il un autre titre, adapté à ce lieu, mais comment le savoir ? – craignait un débordement. Max lui décocha un sourire curieux, Arthur posa la main sur son coeur et lui répondit d'un signe de tête.
Choisir son combat.
L'engin fonctionnait d'une manière simplissime. Il suffisait de viser puis d'appuyer sur un bouton pour qu'un projectile minuscule s'en échappe et troue la cible à grande vitesse. Arthur ne comprenait pas vraiment en quoi cette infime perforation pouvait tuer un homme, mais ses trois acolytes le sommèrent d'y croire et de faire très attention lorsqu'il le manipulait.
— Il suffit d'un petit passage pour que toute vie s'échappe, lui confia Max, et Arthur décida de se fier à sa parole.
Le sorcier blanc connaissait les artefacts de ce monde mieux que lui, et désirait la chute de Miles. En cela, ils étaient accordés.
Au bout d'une demi-heure, Arthur manipulait l'engin en habitué et ne manquait plus sa cible. Au bout d'une demi-heure de plus, il pouvait choisir l'endroit exact qu'il voulait toucher et le percer d'une balle. Max demanda à ce que Simon le place dans un simulateur, ce dernier grommela mais obtempéra. Arthur tira alors sur des cibles mouvantes, un casque vissé au visage, dans des environnements qui paraissaient presque réels. Il en eut rapidement la nausée, comme les parallèles avec sa propre vie venaient se superposer à l'urgence des situations factices. Max le libéra de cette torture et le ramena dans la zone protégée qui lui était dévolue, où on lui porta de quoi se nourrir.
Il demanda à voir Hector.
Le prince troyen reposait toujours, inerte et silencieux, dans son cocon scintillant. Une bulle transparente avait été érigée autour de lui et Arthur fut contraint d'enfiler une curieuse tunique qui le couvrait des pieds à la tête pour y pénétrer. Hector était fragile, avait expliqué Max – traduisant une fois de plus les propos abscons de sa soeur – un rien pouvait compromettre sa survie.
Aucune intimité, impossible de dire quoi que ce soit. Le Roi Arthur était homme de déclarations ronflantes, de serments, de défis ; le vrai Arthur se contenterait d'une pression légère au travers de ses gants, et d'un souhait.
Il s'arracha rapidement à ce spectacle insupportable.
Alex exigea de le soumettre à un examen médical complet, dont Arthur ne vit pas l'intérêt – il se sentait bien, l'ecchymose sur son flanc avait jauni – mais auquel il se plia sans protester. Lorsque la sorcière lui préleva du sang au bout d'une aiguille, il l'interrogea sur la nécessité de cette ponction. Elle lui rétorqua que puisqu'il avait l'intention de s'auto-détruire, elle devait bien préserver quelque chose. Max promit qu'il ne s'agissait pas de recréer une EBA à partir de son sang, mais bien d'étudier l'état actuel de celles qui existaient.
Arthur leur rappela qu'il comptait mettre fin aux agissements de Légendes et, à la mine de ses interlocuteurs, comprit que Leo ne s'était pas trompée : ils ne croyaient absolument pas à la réussite de son entreprise.
Pourquoi le soutenir, dans ce cas ? Pourquoi l'y encourager ?
— Parce que les héros sont capables de choses improbables, répondit Max, apaisant, lorsqu'Arthur lui posa enfin la question.
Ils étaient retournés dans le salon, face à l'écran noir. Des vêtements s'alignaient sur le dossier d'un des canapés, en teintes sobres, tissus lisses, la combinaison d'un guerrier de ce temps. Le sorcier croisa les bras, assis sur un accoudoir.
— Est-ce que mon manque de foi change quoi que ce soit à ta décision ? poursuivit-il. Je t'ai dit que c'était de la folie. Je le pense toujours. J'essaie de mettre le plus de chances de ton côté, mais cela ne veut pas dire que je pense que tu vas réussir, Arthur, je suis désolé. Je pourrais te dire le contraire, mais ne serait-ce pas un mensonge de plus ? Et te rangerais-tu à mes réserves, renoncerais-tu ?
Arthur frissonna et esquissa un sourire. Max avait raison : son manque de foi n'avait aucune importance. Il ferait le nécessaire, envers et contre tout.
— Ce n'est guère la manière adéquate d'encourager un champion.
Max rit.
— Je suis l'intendant, pas le héraut.
Il haussa les épaules, la mine incertaine.
— Tu t'es tracé cette mission seul. Tu peux toujours abandonner. Personne ne t'en tiendrait rigueur.
Le jeune roi secoua la tête. Si sa propre vie n'était qu'un récit, les abominations qui se déroulaient dans les studios de Légendes étaient bien réelles. Rester assis, se promener dans les fleurs... La perspective paraissait tellement scandaleuse qu'il peinait à croire que quiconque puisse réellement l'envisager.
— Je m'en doutais, murmura Max. Si nous avions le temps, si Hector n'était pas endormi, je suis certain que nous parviendrions à t'ôter ce désir de vengeance de la cervelle...
Arthur releva les yeux.
— Ça n'a rien d'un désir de vengeance, murmura-t-il. C'est une question de justice.
Un frisson lui ébranla l'échine. Quelque chose, dans ce que venait de dire Max, le glaçait.
— Vous pouvez retirer des souvenirs comme vous en ajoutez ? osa-t-il demander.
Le sorcier blanc soupira dans un haussement d'épaules.
— Il existe des méthodes, oui. Mais de manière générale, elles fonctionnent très mal et sont déconseillées, sauf dans des cas extrêmes, où la mémoire provoque une souffrance tellement intense que la personne est prête à tout pour qu'on l'efface. Tu vois, les souvenirs ne sont pas stockés comme des livres dans une bibliothèque miniature qu'on aurait dans le crâne. Ce serait plus simple, bien sûr, il suffirait d'aller choisir le bon volume et de le jeter au feu pour s'en débarrasser. Mais, en vérité, notre mémoire est un réseau de noeuds complexes, qui s'activent un peu partout dans notre cerveau, de manière élaborée, dans des ballets synchronisés... Chaque souvenir est une reconstruction qui s'appuie sur d'autres souvenirs et d'autres encore, ainsi que nos attentes, nos espoirs, nos préjugés... On ne peut pas en choisir un et l'effacer... On peut juste bouleverser toute la structure, et espérer que ce qu'il en résulte soit moins douloureux que ce qui existait avant.
Il haussa les épaules, une moue peu convaincue sur les lèvres.
— Implanter des souvenirs chez quelqu'un qui dispose déjà d'un réseau actif est tout aussi complexe. La méthode ne fonctionne aisément que lorsqu'on dispose d'un encéphale tout à fait vierge... et affamé... comme le tien l'était. Jeroen t'en expliquerait mieux les mécanismes, mais disons que ta maturation a pris environ un an, et que privé de stimulations extérieures, tu t'es gavé de toutes les impulsions transmises par leurs électrodes, ce qui a permis de remplir pas mal de trous, ta biographie, tes compétences, même, grâce au fonctionnement des neurones miroirs, je ne vais pas entrer dans les détails. Mais malgré ce bombardement, et malgré ta maturité de ton enveloppe corporelle, ton cerveau sait, à un niveau essentiel, que nous ne comprenons pas vraiment, qu'il n'a qu'un an. Et il en a conservé la plasticité. Et les instincts, les élans. Notamment le besoin d'attachement, d'un contact vrai avec autrui. C'est, nous le pensons, ce qui explique pourquoi Hector et toi avez été entraînés l'un vers l'autre, lorsque vous vous êtes rencontrés. Ce besoin de contact.
Il secoua la tête.
— Mais je m'égare. Arthur, quand je parle de te retirer tes obsessions héroïques de la tête, je ne parle pas d'aller les extraire à la seringue ou au choc électrique. Je parle de te convaincre qu'il s'agit d'une impulsion suicidaire, inspirée par les récits dont on t'a abreuvé et autour desquels on t'a construit.
— Mes semblables sont prisonniers, exploités, exécutés, sans que personne ne bouge, murmura le jeune roi. Rester immobile serait indigne. Lâche. Immoral.
— Exactement.
Max lui adressa un léger sourire puis quitta son perchoir.
— Ça n'a rien à voir avec un récit, ajouta Arthur.
— Bien sûr que non. Rien à voir.
Le sorcier blanc désigna les vêtements étalés.
— Je propose que tu essaies tout ça et que tu voies dans lesquels tu te sens le plus à l'aise. Ensuite, nous irons voir si Khalid a pu mettre la main sur un révolver que leurs contrôles ne détecteront pas. Il faut encore déterminer ce que vous ferez de l'Arthur qui a pris ta place. Je ne pense pas que Nina pourra le faire sortir aussi facilement qu'elle vous a escamotés.
Arthur acquiesça sagement. Il savait ce qu'il ferait, face au second Arthur : il lui parlerait et le rallierait à sa cause, tout simplement. Max n'avait pas besoin de le savoir, car il lèverait les yeux au ciel, le jeune roi l'imaginait sans mal. Mais Arthur connaissait Arthur : ils étaient identiques, à quelques jours près, et il trouverait les mots pour le déciller. Ensemble, ils seraient plus forts, ils ouvriraient d'autres portes, ouvriraient d'autres yeux, terrasseraient le mal.
Il n'existait pas d'autre voie.
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