19. Confusion
L'aube grise se glissa dans les replis du rêve d'Arthur. Il y faisait chaud et doux, bon vivre, danser et rire. Le roi s'éveilla le sourire aux lèvres, malgré le sol dur sous sa hanche. Une tiédeur lui englobait le dos, à l'endroit où Hector reposait contre lui.
Hector.
La honte le glaça de la nuque aux chevilles, lui pétrifiant l'âme.
Il avait couché avec un homme, un étranger, l'avait laissé s'immiscer en lui de la plus basse manière. Un chevalier courtois, chrétien, marié, perverti par le vice, la luxure, comment avait-il pu se déshonorer de la sorte ?
Il musela son désarroi, le dégoût entre ses paumes, le corps crispé autour de son malaise, puis tenta de s'écarter sans réveiller son compagnon. Même s'il se sentait sale, il ne voulait pas l'insulter. Autres lieux, autres coutumes, il avait succombé à un instinct primitif, s'était livré à des moeurs barbares, influencé par une personnalité plus forte que la sienne.
Il ferait pénitence.
Personne ne devait savoir.
En soulevant le manteau sous lequel il s'était assoupi, il jeta un coup d'oeil en arrière. Un rayon de soleil précoce baignait le visage d'Hector d'une tache étincelante, dorée, comme un halo. Le prince troyen reposait sur le dos, une main repliée sur la poitrine, et ronflait doucement, la bouche entrouverte, tranquille.
Arthur sentit sa résolution fondre.
À l'idée de s'arracher à lui, de se lever, de lui expliquer – à mots maladroits, futiles, mensongers, douloureux – qu'il s'était trompé, que rien n'aurait dû se produire, que c'était mal, incroyablement mal, qu'il avait trahi une promesse, des espoirs... ses tempes l'élancèrent, sa gorge se serra, et les larmes noyèrent son regard.
Non.
Il ne pouvait pas... ne voulait pas... renier ce qui s'était produit.
Une étreinte, cet instant de réconfort dont avait parlé le Troyen, entre deux hommes, au creux de la nuit. Peut-être n'était-ce rien d'autre, juste un instant de plaisir partagé, mais Arthur ne voulait pas se poser la question, pas dans l'immédiat. Il avait frôlé le ciel, dans ce moment béni. Frôlé le ciel, avant de se fracasser en mille milliards d'étincelles de pure félicité.
Cela ne pouvait pas être mal.
En se souvenant de ses paroles, de son abandon complet au désir de son amant, il rougit d'embarras. Il espérait qu'Hector ne reviendrait pas sur son aveu, même s'il ne regrettait rien. Regagnant le couvert du manteau, il se recoucha contre le Troyen et leva les doigts pour lui frôler l'épaule, puis le visage. Ses joues se hérissaient d'un poil noir, dru, et la courbe de nez lui dessinait un bec de rapace. Arthur n'était pas certain d'avoir jamais rien vu d'aussi beau.
Il avait cru qu'aimer Hector répondait au besoin de rompre son isolement, qu'il était en quête d'un peu de contact, d'un peu de tendresse, de fièvre, d'exaltation, mais il semblait loin d'être rassasié.
Tu l'as rencontré hier, Arthur. Tout ça n'a pas de sens.
Il croyait en la prédestination. Toute sa vie était construite autour d'un sang royal, de prophéties, de meilleurs lendemains. Mais ils venaient de mondes différents, distants, jamais ils n'auraient dû se rencontrer. Nina l'avait dit : c'est parce qu'ils s'étaient rencontrés qu'ils s'étaient condamnés.
Hector dormait toujours.
Arthur se redressa sur un coude, se pencha sur ses lèvres, les effleura des siennes, puis de la langue, sans obtenir de réaction. Il admira le sommeil de plomb de son compagnon, puis songea à la situation dont il s'était abstrait. Une guerre, un siège, de multiples nuits – il avait parlé d'années ! – à ne pas dormir, à attendre, à guetter. Ce n'était pas une surprise qu'il ait besoin de repos. Il devait se sentir en sécurité, auprès de lui, à s'abandonner de la sorte.
Le jour avait point. Arthur ne craignait pas vraiment que quelqu'un vienne. L'odeur, la poussière, le silence, tout révélait que l'église ne servait plus.
Il s'adossa au mur de pierre et poussa un soupir de contentement. La lumière dorait les grains en suspension sous les vitraux. Arthur reconnut la silhouette ailée d'un archange dans les carreaux colorés, la vierge Marie, mais pas davantage de figures. Dans son couple, Guenièvre se souciait de religion, il se souciait du royaume, et même s'il se voulait pieux, il n'avait guère de temps pour mémoriser le nom et les attributs d'une kyrielle de saints morts.
Hector, Pâris, Achille, Ménélas, Agammemnon.
Il sourit d'avoir retenu ceux-là, des barbares d'un autre monde, qu'il ne rencontrerait jamais.
Sauf Hector.
Sa main s'abandonna sur la poitrine de son compagnon, sur sa gorge. Hector demeurait profondément endormi, serein.
Le temps s'étira paresseusement.
Arthur essaya de songer à ce qu'ils feraient ensuite, et ce fut le néant. Ils étaient perdus dans une ville étrangère, sans alliés et sans connaissance des lieux. Nina prétendait pouvoir les aider mais c'était elle qui les avait arrachés à leur histoire, pour soi-disant les protéger. Elle était le reflet de Morgane, de Cassandre, la soeur d'Hector, et ni l'une ni l'autre n'étaient dignes de confiance.
Suis-je l'écho d'Hector, si nos soeurs sont semblables ? se demanda Arthur, furtivement.
Il avait du mal à le croire. Le Troyen débordait d'une énergie, d'une force, d'une détermination, qui lui faisaient défaut. Sans doute le résultat d'une enfance dissemblable : tandis qu'Hector avait été élevé en héritier dans une famille aimante, Arthur avait vécu en bâtard puis fils adoptif, ravalé au rang de serviteur, avant d'être propulsé sous une couronne qu'il n'avait jamais anticipée.
Merlin, pourtant, lui avait soufflé, d'année en année, qu'il était davantage que ce qu'il ne se l'imaginait. Mais le vieil enchanteur l'avait voulu humble et respectueux, en dépit du destin qui lui était échu. Comment pouvait-on attendre de lui qu'il se métamorphose ?
Il chercha dans son sac de victuailles, attrapa une carotte et la mordit.
Elle avait un goût légèrement amer, Arthur se leva pour chercher une source d'eau dans l'église et l'y laver. Il localisa une petite salle d'ablutions derrière le choeur, s'y soulagea, frotta son légume cru, repartit vers la nef et déambula, pieds nus, le manteau sur les épaules, entre les colonnes et les sièges. Les branches d'un arbre jouaient avec les rayons du soleil, au fond du choeur, et les craquements de la carotte résonnaient contre la voûte.
Hector ne bougeait pas.
Une fois son festin frugal terminé, le jeune roi revint jusqu'à leur couche et s'y rassit. Il enviait le calme repos de son amant.
Amant ? Vraiment ? Avait-il le droit d'user d'un tel terme ? Était-ce qu'ils étaient ? Hector ne se détournerait-il pas de lui, à présent qu'il avait obtenu ce qu'il convoitait ?
Il ne te convoitait pas, Arthur. Il était sincère. Il cherchait de la chaleur. Tu lui plaisais.
Arthur mit un instant à réaliser que la lumière au dehors s'était atténuée, que des nuages voilaient probablement le ciel. Ses pensées s'étaient assombries en miroir du soleil.
Il aurait voulu dormir, lui aussi, mais l'inquiétude s'était nichée en son sein. Pas à cause d'Hector. Même si le prince troyen le repoussait dans la sphère intime, Arthur ne doutait pas qu'il tienne sa parole pour le reste, et l'aide à trouver une voie pour rentrer. Mais comment ? Et où ?
Il lui apparut que si Morgane avait un reflet en ce monde, peut-être en avait-il un, lui aussi. Un Arthur de ces temps étranges, tapi quelque part dans cette cité dont il ne connaissait même pas le nom. Peut-être le trouveraient-ils par hasard, guidés par les fils de ce destin que Nina prétendait avoir tranchés. Tous les mondes devaient répondre de cette force primordiale.
Il chercha à se rasséréner comme la pluie commençait à tomber sur le toit de l'église, habillant le silence d'un brouhaha apaisant. Certaines choses étaient immuables.
Il se le répéta comme un mantra, une fois, dix.
La pluie. Le vent. Les arbres. Les battements de son coeur. Le souffle qui gonflait sa poitrine. Les carottes.
Il ne voulait pas affronter cet instant seul. Au diable le repos mérité.
Sa main attrapa l'épaule d'Hector et il le secoua doucement. Le prince troyen demeura inerte.
Tiède sous sa paume, immobile, la bouche entrouverte.
— Hector, c'est l'heure de se lever...
Paupières closes, souple sous sa poigne.
— Hector ?
Il le secoua plus vivement, sans effet. Le Troyen dormait.
— Hector !
Il l'agrippa des deux mains et le redressa avec force. La tête du prince dodelina et un filet de bave perla à la commissure de ses lèvres, mais il ne réagit pas davantage. Pas un gémissement, pas un mot, pas un geste.
La panique embrasa Arthur.
Il recoucha le Troyen et glissa les mains sous le manteau, à la recherche de son coeur. Il battait. Régulier, tranquille.
Assis sur ses talons,, Arthur effaça les larmes qui noyaient ses yeux.
Les dieux offrent, Dieu reprend.
Atropos coupe le fil à sa guise.
Il ne savait pas quoi penser.
— HECTOR !
Il le gifla avec fureur.
Hector, prince héritier de Troie, général d'armée, héros de légende, demeura endormi.
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